Chapitre I : Prise de contact

Les dés sont jetés, pensa Kerdan Majoline.
Il inspira profondément en fermant les yeux, la tête levée vers le ciel. L’air était loin d’être pur, ce qui n’avait rien d’étonnant. Si près du niveau du sol, il ne pouvait en être autrement. Comme les beaux quartiers lui semblèrent loin à cet instant…
Il ouvrit les yeux. Les griffe-ciels montaient si haut que le sommet des plus grands se perdaient dans les nuages. Les multiples couloirs de circulation saturés d’airspeeders jouaient leur ballet endiablé habituel, une frénésie quotidienne. Étrangement, cette suractivité intense avait toujours eu le don de l’apaiser.
C’était un monde dans lequel il était habitué à évoluer. En acceptant d’aider Énanchor Phileas, il lui tournait désormais le dos.
Il reporta son attention vers l’avenue. Rien à voir avec les beaux quartiers. Des ordures s’amoncelaient çà et là à même les trottoirs, dans l’attente d’un hypothétique ramassage par les éboueurs du secteur. Depuis combien de temps étaient-ils maintenant en grève ? Sept ? Huit semaines ? Kerdan dut s’avouer qu’il ne s’en souvenait plus, et se promit d’être plus attentif à l’avenir. Il était très important que son esprit soit déployé au maximum de ses capacités. Toute information pouvait s’avérer utile voire primordiale.
Peu de speeders passaient dans l’avenue, ce qui était étonnant au premier abord : on était à l’heure de pointe. Mais prendre en compte l’insécurité régnant dans le secteur remettait les choses en perspective. Qui a envie de prendre le risque de recevoir un morceau de permabéton sur son pare-brise, jeté d’un griffe-ciel squatté par des marginaux ? Ou de se faire voler son véhicule après qu’un passant ait été jeté sur son speeder par des voleurs aux aguets, prompts à dérober le véhicule une fois le conducteur sorti pour s’enquérir de la santé du malheureux percuté ?
Les piétons arpentant les larges trottoirs étaient plus nombreux. Les dégradations et destructions de speeders étaient monnaie courante, assez pour inciter les autochtones à se servir de leurs jambes. Plus ils avaient l’air pauvre, moins ils avaient de chances d’être importunés. Mais Kerdan Majoline savait que leur apparence cachait une sombre réalité : ils ne faisaient pas semblant. Ils étaient au bord du gouffre. Espérant s’en sortir en multipliant de petits boulots. Priant pour ne pas être pris à partie par des membres de gangs.
L’équilibre était précaire. Kerdan laissa la compassion l’envahir. Oui, il voulait aider ces gens. Oui, il les aimait. Tous méritaient mieux. Tous méritaient d’être sauvés.

Il se fraya un chemin parmi les sacs de détritus jonchant le sol, direction le commissariat central du secteur. Il refusa poliment toutes les offres de service qui lui furent proposées tour à tour par le chapelet d’êtres vivant de la prostitution, alignés le long de l’avenue, qu’ils soient femmes ou hommes humains, ou appartenant à des espèces plus exotiques.
De même, il déclina les nombreuses sollicitations des vendeurs ambulants. Non merci, des vêtements de grande marque vendus quatre fois moins cher que le prix du marché ne l’intéressait pas. Il fut surpris du nombre de vendeurs qui voulut faire affaire avec lui pour des blasters et des armes blanches, vibro-lames ou non. Tous essuyèrent un refus poli de sa part. Vous avez tort, monsieur ! Votre sécurité, que dis-je votre vie en dépend peut-être ! Il ne s’arrêta que lorsqu’on lui proposa un sabrelaser… presque en état de marche, lui assura le petit vendeur Ryn avec aplomb. Un rapide examen et Kerdan décela la supercherie : l’assortiment de pièces métalliques soudées entre elles n’avait jamais été l’arme de prédilection des utilisateurs de la Force. Juste une habile contrefaçon, du moins au premier abord. Il lui fut également proposé des drogues, dans des proportions très variées. Tellement variées qu’il ignorait l’existence de certaines. L’imagination des êtres pensants s’avérait parfois sans limites. Mais pourquoi diable était-elle mise si souvent au service de sujets si mesquins, si triviaux ?
Le reste des gens croisés dans la rue avaient une propension marquée à fixer le sol, désireux de ne pas attirer l’attention sur eux. Leurs regards nerveux et furtifs trahissaient le malaise, la peur de voir leur vie basculer en un instant. L’insécurité était presque palpable. Depuis les quelques minutes qu’il marchait dans la rue, Kerdan Majoline avait eu le temps de s’imprégner de l’atmosphère des lieux. Tout était calme, mais il sentait ce calme trompeur. Tout semblait pouvoir dégénérer à la moindre étincelle. Un sentiment fort désagréable pour Kerdan.

Il avait espéré passer inaperçu dans son costume désuet. Il se rendait désormais compte qu’il s’était trompé du tout au tout. Les habitants de ce quartier populaire faisaient profil bas, y compris au niveau vestimentaire, simple, terne et passe-partout pour les mieux lotis. Les autres portaient des guenilles, des haillons. Kerdan avait entendu parler de la misère qui sévissait dans certains quartiers de Coruscant, mais être à son contact direct lui fit un choc. Le contraste entre l’élite de la République, qui vivait à quelques kilomètres de là, et les Coruscanti qu’il croisait dans cette rue, était saisissant.
À cause de son costume, Kerdan Majoline attirait l’attention. Quand il avait décidé de le mettre, il avait pensé passer pour un habitant relativement aisé du quartier, sans trop en faire tout de même. Malheureusement pour lui, il avait négligé un détail essentiel : il n’existait aucune classe sociale aisée dans les environs. Juste lui. Centre des regards furtifs.
Imbécile que je suis. J’aurais pu tout aussi bien me peindre une cible dans le dos ! se morigéna le cinquantenaire. Il en eut la confirmation quand il vit trois êtres converger vers lui. Le genre louche. Avec des gilets de cuir sans manches, certains ornementés de clous. Ou d’épaulettes d’armures. Et avec de superbes tatouages stylisés sur le front, représentant des Ng’Ok, ces fameux fauves de garde aux griffes tranchantes, aux mâchoires puissantes et au caractère exécrable.
Un humain, un Nikto et un Zabrak. Montagnes de muscles qui devaient sûrement beaucoup aux anabolisants. Holsters garnis de blasters de taille plus que respectable. La démarche assurée des conquérants, de ceux qui n’ont de comptes à rendre à personne. Dans leur sillage, une promesse de souffrances, peut-être même de mort. Tout le monde le percevait clairement aux alentours : la rue se vidait à vitesse grand V. Les marchands fermaient précipitamment leurs échoppes, les mères pressaient leurs enfants contre leur cœur et les faisaient accélérer. Un tir perdu était si vite arrivé…
Une seule personne ne bougeait pas. Kerdan, attendant calmement de se faire accoster. Il se demandait d’où venait cette attirance des criminels pour les tatouages, et sourit en songeant que cela faisait presque partie de la panoplie. C’était assez caricatural, de son point de vue. Mais bon… lui-même ne faisait pas exception.
Les trois armoires à glace qui s’arrêtèrent devant Kerdan lui rendaient facilement deux têtes. Quand il leva les yeux pour soutenir leur regard cruel et goguenard, il sentit quelque chose craquer au niveau de sa nuque. Où était donc passée la santé de fer de sa jeunesse ?
– Alors, mon poussin, on s’est perdu ? fit le Nikto avec un sourire torve.
– Poussin ? demanda Kerdan. Qu’est-ce que c’est ?
– C’est un… non, on s’en fiche, en fait. Tu m’as l’air d’avoir de l’oseille, mon pouss… mon gars. Aboule le fric et t’auras une toute petite chance qu’on ne te dégomme pas la gueule. Sauf si on a envie de te transformer en viande hochée, bien sûr !
Imperméable aux ricanements des trois êtres, Kerdan ne résista pas au plaisir de lancer une pique :
– On dit viande hachée, pas hochée, espèce d’analphabète mal dégrossi.
– De quoi ? Il me cherche, le gnome ? rugit le Nikto avant de s’emparer d’une barre de fer attachée dans son dos. Je vais t’exploser !
– Je ne crois pas, non, murmura Kerdan.
Les deux séides du Nikto reculèrent pour lui laisser de la place, et bien leur en prit : leur compagnon fit de grands moulinets avec son arme, avant de l’abattre violemment en direction du crâne de l’importun.
Kerdan se contenta de lever l’avant-bras pour se protéger, et ne céda pas un pouce de terrain quand le choc eut lieu. Son bras, pourtant de chair et de sang, résista, même si une vive douleur se propagea instantanément dans le corps de Kerdan. Il l’ignora et resta impassible.
La violence du choc se répercuta également jusqu’aux épaules du Nikto éberlué. Profitant de l’avantage psychologique, Kerdan Majoline retroussa légèrement sa manche et montra son poignet à ses assaillants, tout en déclarant sèchement :
– Vous êtes sûrs de vouloir vous battre, les gars ?
Le tatouage au bras de Kerdan ne laissait aucune place au doute. Le Nikto déglutit nerveusement, avant de se confondre en excuses, comme ses comparses.
– Ça ira pour cette fois, lança Kerdan, magnanime. J’ai à faire dans ce quartier. Une opération qui va durer quelques jours. En attendant, je veux que vous et votre bande fassiez profil bas. Aucune activité criminelle jusqu’à nouvel ordre. Est-ce clair ?
– Pour moi, oui, bredouilla le Nikto. Mais pour ce qui est du chef, c’est moins sûr… sauf si vous allez le lui dire vous-même.
– Alors allez le voir et ramenez-le. Je lui parlerai.
– Oui, monsieur, répondit le Nikto en s’inclinant.
Kerdan Majoline congédia les trois criminels d’un geste négligent, et ils firent prestement demi-tour sans demander leur reste.
– Bon sang, on l’a échappé belle, dit le Nikto.
– Clair, j’ai cru qu’on allait mourir ! renchérit le Zabrak.
– Je ne sais pas ce que va décider le chef, mais une chose est sûre : s’il veut tenir tête à ce type, moi je quitte le gang. Je tiens à ma peau ! conclut l’humain. Ses compagnons ne purent qu’approuver.