La dernière chance des Hungar

Le clan des Hungar dépérissait. Certains de ses membres allaient jusqu’à affirmer qu’il se mourrait, et ils n’avaient pas tort.

Jusque-là, ce peuple était le plus important des plaines du sud, en terme de nombre de personnes. Leur tempérament naturellement belliqueux n’était pas non plus étranger à cet état de fait. Fiers cultivateurs menés par une aristocratie guerrière, ils avaient repoussé le clan des Vertguer vers les collines afin de s’approprier les meilleures terres, sans hésiter à faire usage de la force pour affirmer leurs suprématie territoriale. Procédé rendu facile par l’attitude profondément pacifiste des Vertguer.

Ces derniers s’étaient déplacés sans protester, et n’avaient pas cédé pas à la haine ou à la rancœur, états d’esprit qui se situaient au-delà de leur compréhension. Les seuls sentiments qui avaient germés en eux suite à ces événements avaient été l’incompréhension face à tant de violence, la tristesse de voir leurs installations détruites ou saccagées, et la compassion envers les Hungar, qui leur avaient semblé si…limités en terme d’évolution.

Mais les temps changeaient, à moins que ce ne fussent les dieux qui étaient en colère et le faisaient savoir.
Trois ans auparavant, la fierté des Hungar, à savoir leurs vastes plaines recouvertes de blé, avaient subi une catastrophe. Tout avait commencé par quelques taches sur les tiges du blé. Rapidement, elles s’étaient généralisées. Cette rouille brune avait fait chuter les rendements, dans une proportion qui aurait pu être dramatique si les Hungar n’avaient eu des réserves d’avance.
Le sort s’était acharné sur eux : l’année suivante, le phénomène s’était reproduit et avait entraîné une disette sans précédent. De nombreux sacrifices aux dieux avaient été accomplis, sans conséquence sur la situation. Ils avaient dû se rabattre sur les maigres produits que pouvaient leur apporter les forêts voisines, afin de pouvoir bénéficier de la base de leur alimentation, c’est-à-dire le pain.
Ils avaient pour une fois fait preuve d’imagination, tentant malgré tout d’obtenir de la farine grâce à des fougères ou à des glands. Ces expédients leur avaient fait beaucoup plus de mal et que bien, et ils avaient payé un nouveau lourd tribut à la mort.


***

Et voilà que pour la troisième année consécutive, la maudite rouille brune fit son apparition. Beaucoup de Hungar sentirent le spectre de la mort au-dessus de leur tête. C’était la fin. Rien ne semblait pouvoir les sauver.

Ce peuple têtu décida de mettre un voile sur sa fierté ancestrale, et se résigna à aller quémander des secours. Lors de cet ultime effort pour survivre, des éclaireurs furent envoyés auprès d’autres peuples. Afin d’accomplir cette mission de sauvetage presque désespérée, on leur confia les derniers chevaux et ânes faméliques.

Ceux qui étaient restés sur place se débrouillaient comme ils le pouvaient, ce qui n’allait pas bien loin. Deux Hungar, du nom de Rog et Barg, eurent la force de se traîner du côté des collines censées être occupées par les Vertguer. Mais ils déchantèrent vite : ils ne trouvèrent ni graminées ni fruits.
Alors qu’ils s’apprêtaient à rejoindre les leurs, la mort dans l’âme et l’estomac criant famine, ils entendirent des bruits insolites non loin d’eux. Une personne, cachée par la végétation, marchait vers eux en sifflotant. Ils se rendirent alors compte qu’il se tenaient sur un petit sentier qui serpentait à travers les collines, et s’empressèrent de se cacher dans les fourrés le bordant.
Ils restèrent tétanisés par la vision qui s’offrit à eux.

Il y avait en fait deux promeneurs, dont les visages tatoués indiquaient clairement leurs origines Vertguer. Mais ce qui frappa avant tout les Hungar fut de voir à quel point ils avaient l’air en bonne santé, et débordants de vitalité.
Alors que les Hungar n’avaient plus que la peau sur les os, les Vertguer arboraient la panse rebondie des gens bien nourris. Alors que les visages des Hungar étaient haves et cadavériques, ceux des Vertguer respiraient la santé.
Comment un tel miracle était-il possible ? Comment le clan des Hungar, si puissant, pouvait-il être au bord de l’extinction alors que celui des Vertguer, composé d’être mous et dépourvus de fierté, n’avait jamais paru aussi vivant ?
Rog et Barg, profondément vexés par cette constatation amère, qui leur parut être une injustice cruelle, se retirèrent en silence pour décider de l’attitude à adopter.
- On les attrape et on les torture pour leur arracher le secret de leur bonne santé, proposa Rog, sa main caressant machinalement le manche de la hache de guerre passée à sa ceinture.
– Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, répondit Barg, même si la disparition de deux d’entre eux mettrait la puce à l’oreille des autres. Je propose plutôt de rentrer chez nous, de lever une armée et de revenir.
– Hum… Suivons-les tout de même discrètement. Dès que nous en apprendrons peut-être plus sur le secret des Vertguer, nous irons mobiliser nos troupes.
Dès que Barg eut acquiescé, ils se lancèrent à la poursuite des deux Vertguer, en prenant bien soin de rester cachés. Ils ne tardèrent pas à les rattraper et s’évertuèrent à ne pas les perdre de vue.
Les deux Vertguer disparurent à leur vue quand le sentier forma un coude derrière un bouquet d’arbres. Quand Rog et Barg les virent à nouveau, ils s’arrêtèrent de saisissement.

La colline avait laissé place à un champ, occupé par une dizaine de Vertguer. Point de blé cultivé dessus, mais une plante inconnue des Hungar, haute d’une trentaine de centimètres, et nantie de feuilles d’un vert éclatant. Etait-ce donc là le secret des faibles Vertguer ?
Au terme d’un bref conciliabule, ils se postèrent en embuscade et attendirent qu’un imprudent passe devant eux. Un Vertguer à l’air ingénu, panier en osier sous le bras, ne tarda pas à se montrer. Rog et Barg se jetèrent sur lui et le traînèrent dans les fourrés. Barg était prêt à l’assommer s’il émettait le moindre cri, mais à son grand dam, l’homme tatoué resta muet.
À vrai dire, le Vertguer n’avait pas l’air paniqué, juste curieux, voire un peu inquiet, tandis qu’il regardait tour à tour ses kidnappeurs, penchés sur lui, l’air mauvais, couteaux de chasse de bonne taille pointés vers lui.
– On lui arrache les yeux ? Demanda Rog. Ou on lui coupe les oreilles ?
– Ne t’emballe pas, on devrait d’abord commencer par lui poser des questions, tempéra Barg.
– J’espère qu’il refusera d’y répondre, répondit Rog avec un rictus de mauvais augure.
– Ecoute bien, sale Vertguer, fit Barg au prisonnier. Nous voulons savoir comment il se fait que toi et les tiens avez l’air en si bonne santé, alors que nous autres les Hungar subissons une terrible famine.
D’une voix légèrement tremblante, le Vertguer répondit par une question :
– Je pense que comme beaucoup de peuples voisins, vous cultivez toujours du blé ?
– Bien entendu, dit Rog. C’est ce qu’il y a de meilleur !
– Peut-être, répondit le Vertguer, mais de la rouille brune s’y attaque depuis quelques années, d’après les échos que nous avons eu. C’est pourquoi nous sommes passés à la culture de la pomme de terre.
– Tu nous prends pour des demeurés ? Demanda Barg. Bien sûr que les pommiers doivent être plantés dans la terre !
– Alors, c’est ça, votre ridicule secret ? Ajouta Rog. Vous mangez des fruits ?
– Non, non, messieurs, vous vous trompez. Je ne parle pas de pommes qui poussent sur un pommier, mais de pommes de terre, qui ne sont pas des arbres mais des plantes.
– Tu parles de votre champ rempli de petits arbustes à feuilles ?
– En effet. Néanmoins, il faut savoir que…
– C’est cette plante qui vous nourrit, et qui n’est pas infecté par la rouille brune ?
– Oui. En fait, ce ne sont ni les feuilles ni les tiges qui sont comes…
– Silence ! Rog, maintenant qu’on connaît leur grand secret, tuons-le et allons lever une armée Hungar.
– J’ai une meilleure idée, ricana Barg.
Celui-ci assomma le Vertguer d’un coup de poing puissant, avant d’entraîner son camarade sur le chemin du retour.
– Si on l’avait tué, expliqua Barg, il n’aurait pas pu prévenir ses camarades que nous allons revenir. Alors que là, ils le sauront, et qui sait ? Avec un peu de chance, ils monteront eux aussi une armée pour s’opposer à nous.
– Une grande bataille décisive, qui verra notre triomphe et notre survie, ou notre éradication ? J’adore cette idée, elle est pleine d’honneur et sera l’occasion pour nous de rajouter une belle page à notre longue histoire glorieuse !
Et ils s’en retournèrent auprès des leurs, excités, mais lentement, car la malnutrition avait considérablement amoindri leurs forces.

Le lendemain, après avoir retrouvé les autres Hungar, ils les exhortèrent à prendre les armes afin d’attaquer les faibles Vertguer, et s’emparer de ces mystérieuses pommes de terre.
Moins de vingt-quatre heures plus tard, tous les membres du clan des Hungar encore capables de tenir une arme se tenaient devant les champs de pommes de terre. D’un côté, ils étaient très déçus de ne pas avoir rencontré âme qui vive. Les Vertguer semblaient s’être cachés pour éviter d’affronter le courroux des Hungar. D’un autre côté, ils allaient pouvoir s’emparer des plants sans être dérangés, assurant ainsi leur survie.
Ils se servirent donc, arrachant les plants, les attachant à leurs ceintures ou en remplissant des besaces entières. Lors de l’arrachage, si certains furent intrigués car des grosses boules irrégulières attachées aux racines, ils les rejetèrent avec dédain.

Enfin, les Hungar s’en furent avec le butin, chantant et louant leurs dieux guerriers, qui une fois de plus les avaient conduit à la victoire.
Certains mangèrent les plants tels quel, d’autres les réduisirent en bouillie, et d’autres encore les firent bouillir dans de l’eau avant de les ingurgiter. Moins d’une semaine plus tard, les derniers Hungar mouraient.

Et les pacifiques Vertguer purent s’installer sur les terres de leurs belliqueux voisins.