Chapitre XVII : Premières escarmouches

Leurs missions d’espionnage de l’ennemi leur avaient appris que les Guzruns, comme toute armée laissée tranquille trop longtemps, avaient pris des habitudes, comme par exemple de faire des patrouilles d’une vingtaine d’éléments tous les jours, toujours aux mêmes heures, et surtout en suivant les mêmes itinéraires.
A partir de là, monter une embuscade était un jeu d’enfant, ce à quoi les humains s’attelèrent. Ce fut un carnage. La moitié du groupe était cachée dans les arbres, l’autre derrière des buissons. Au signal de Minos, d’un signe de la main, ils firent pleuvoir une volée de flèches sur l’ennemi. Sept ou huit Guzruns tombèrent pour ne pas se relever. Dans la panique qui s’ensuivit, la deuxième volée de flèches fit autant de ravages que la première, et six Guzruns restèrent cette fois-ci sur le carreau.
Les cinq ou six ennemis qui restaient furent alors chargés par les guerriers du groupe, Minos en tête. Tout fut fini en quelques secondes.
Ils entreprirent ensuite de délester consciencieusement les cadavres de leurs ennemis de tout ce qui pouvait servir d’armes, avant de se replier à leur camp de base.
Au cours de la semaine qui suivit, ils s’attaquèrent à deux autres patrouilles, avec le même succès. Evidemment, les choses devaient ensuite se compliquer : les Guzruns renforcèrent leurs patrouilles, en doublant leurs effectifs, et ils abandonnèrent leurs habitudes, changeant leurs itinéraires et leurs heures de patrouille.
Comme Minos s’y attendait, il ne prit même pas la peine d’être déçu, et s’attela à une nouvelle tâche : libérer des esclaves Seitrans. Pour ce faire, ils reprirent leurs missions d’espionnage de l’ennemi, se fondant dans la forêt, et repérèrent plusieurs fois des groupes d’esclaves encadrés par l’ennemi, et ils observèrent les activités des esclaves.
Certains coupaient du bois, qu’ils ramenaient à la forteresse ; d’autres exploitaient des mines, de métal ou de pierre, et d’autres encore s’occupaient des champs céréaliers adjacents à la forteresse. Il fut vite convenu que les cibles du groupe seraient un groupe de mineurs et, sitôt leur embuscade pensée, elle fut mise à exécution.



Ce matin-là, aux aurores, une longue colonne d’une cinquantaine d’esclaves entra dans la forêt d’un pas rapide, escortée par une trentaine de Guzruns, tous aux aguets et l’arme au poing. Les gardes passaient moins de temps à surveiller leurs prisonniers que la forêt, dans laquelle ils savaient que rôdait un ennemi, qui avait tué soixante-quatre des leurs dans la semaine.
Les Guzruns n’avait pas encore réussi ne serait ce qu’à voir leur ennemi, même si beaucoup pensaient que le groupe qui avait été capturé dans les grottes et qui s’était enfui en faisant des ravages dans leurs rangs était sans doute à l’origine de ces embuscades.
Une seule chose était sûre : l’état d’alerte était décrété dans les rangs des Guzruns. Entre les embuscades de la semaine écoulée et l’évasion du groupe d’humains des grottes, ce n’était pas moins d’une centaine de guerriers Guzruns qui avaient été tués, soit dix pour cent des effectifs de l’armée locale. Le danger n’était pas encore mortel, mais à coup sûr préoccupant.
Les Guzruns de l’escorte prirent certaines précautions afin de ne pas tomber dans une embuscade : deux furent envoyés en avant reconnaître le terrain, tandis que deux autres restaient en retrait à veiller sur leurs arrières.
Minos et son groupe n’étaient pas loin. Ils étaient venus estimer les forces ennemies avant de les attaquer. La carrière de pierre vers laquelle la colonne semblait se diriger n’était accessible qu’en longeant le lit de la rivière qui menait à la ravine de Desper, plusieurs kilomètres en contrebas.
D’un côté de la rivière, la forêt. De l’autre, le début d’un escarpement rocheux qui allait s’accroissant, s’élevant progressivement du sol jusqu’à deux cent mètres, où prenait naissance la ravine de Desper.
Etotté, le plus à l’aise dans une forêt, vint bientôt au rapport, ayant été voir l’ennemi de près, sans que celui-ci n’ait été capable de le percevoir.
– Ils sont exactement trente et un, avec deux éclaireurs sur l’avant et deux autres en arrière, Minos.
– Es-tu capable d’éliminer discrètement les deux éclaireurs partis à l’avant ? s’enquit Minos.
– Sans problème.
– Bien, alors vas-y et fais disparaître les corps. Après tout, la forêt est censée être hantée ! LozaTing, viens par ici.
– Oui, Minos ?
– On ne te surnomme pas « le serpent » pour rien, tu es toi aussi capable de te déplacer discrètement. Peux-tu te charger des deux crétins qui restent en arrière ?
– Avec joie, répondit le petit Drotite en dévoilant ses dents dans un rictus censé être un sourire et en montrant ses mains, chacune armée d’une dague uzaï.
– Même punition : personne ne te voit et les cadavres disparaissent. Dès que c’est fait, vous nous rejoignez au point d’embuscade, et n’oubliez pas : on ne les attaquera que quand ils auront dépassé notre position. Ainsi, ils ne pourront pas se mettre à couvert dans la forêt. Le signal de l’attaque sera donné par Parnos, en imitant le cri de la chouette.
– De la chouette ? fit Kraeg d’un ton incrédule. En plein jour ?
– Désolé, il ne sait pas imiter le cri du chardonneret ! Et puis au moins, on sera sûr que c’est vraiment le signal !
– Hum, commenta Kraeg, sceptique.
– Dis donc, Kraeg, intervint Parnos, faussement irrité, sois un peu moins dubitatif, je te prie : je pourrais gagner des concours avec mon imitation, tellement elle est parfaite !
– La ferme, Parnos ! Allez, tout le monde en position ! Prenez bien le temps de viser : hors de question de tuer un humain par erreur. Abstenez-vous de tirer si vous n’êtes pas sûrs de votre coup.

Chacun rejoignit sa position, ainsi que Etotté et LozaTing une dizaine de minutes plus tard, qui indiquèrent d’un geste que leurs cibles avaient rencontrées leur destin.
Dix minutes de plus et la colonne des prisonniers arriva à portée de vue. Les gardes Guzruns ne cessaient de scruter les alentours : ils avaient du se rendre compte de la perte de leurs hommes et se tenaient sur leurs gardes.
Dès qu’ils eurent dépassé la position des humains, Minos fit un signe à Parnos, qui lança un ululement plus vrai que nature. Une volée de flèches s’abattit dans la foulée sur les Guzruns, dont quelques-uns s’écroulèrent en hurlant.
Minos sauta prestement par-dessus le rocher qui l’abritait et se rua à l’assaut en hurlant, Tremnu à la main, bien décidé à faire un carnage. Pendant qu’il courait, il se reprocha d’avoir eu si peur des Guzruns durant si longtemps : ils étaient loin d’être les pires adversaires qu’il ait jamais eu. Et surtout, il ne craignait pas grand-chose avec la hache de sa Maison. Son tranchant était tel qu’il ridiculisait celui des épées tyrlis, qui étaient pourtant ce qui se faisait de mieux en matière d’armes. Maniées avec suffisamment de forces, les épées tyrlis pouvaient couper des épées normales. Tremnu, elle, pouvait couper les épées tyrlis.
Au départ, les Guzruns furent ravis de le voir : enfin un ennemi à affronter au corps à corps ! Un humain, qui plus est ! Mais les Guzruns étaient trop confiants : la seule expérience des humains qu’avaient la plupart d’entre eux concernait les esclaves, soumis depuis des années hormis quelques fortes têtes qui ne faisaient jamais long feu. Peu d’entre eux avaient affronté un humain libre, un guerrier.
Des cinq Guzruns qui se portèrent à la rencontre de Minos, trois périrent de son premier revers de Tremnu. Les deux autres, surpris, n’eurent pas le temps de réagir avant d’être abattus à leur tour.
Ceux qui restaient, une quinzaine, en voyant cela et les autres humains qui couraient à leur tour vers eux en brandissant leurs armes et en hurlant des cris de guerre, furent pris de panique. Trois seulement se jetèrent à l’assaut, tandis que les autres cherchèrent à fuir.
– Tous à terre, cria Parnos aux esclaves, tandis qu’il voyait Etotté, Noïtté et Saug reprendre leurs arcs pour s’occuper des fuyards.
Les trois Guzruns qui avaient choisi de faire face furent promptement expédiés par Kraeg, Corfilanné et Eliniloccé. De leur côté, les archers abattirent neuf Guzruns.
Minos jura : les trois derniers allaient atteindre la forêt et s’enfuir, ce qui permettrait de donner l’alerte auprès du gros de leurs troupes, campant aux alentours de la forteresse d’Ertos. Mais une petite silhouette sortit de la forêt, leur barrant le passage. LozaTing. Il avait rapidement estimé que leurs forces allaient l’emporter, et avait préféré aller se positionner de manière à couper la retraite à d’éventuels fuyards, au cas où.
Ses sempiternelles dagues uzaïs à la main, il décocha aux Guzruns une grimace se voulant être un sourire, et il se lança à l’assaut. Les Guzruns et lui avaient à peu près le même gabarit petit et malingre, et lui comme eux étaient des combattants : il avait donc affaire à forte partie.
Il se déplaça légèrement pour n’avoir qu’un seul adversaire à affronter, au moins pendant quelques secondes, en espérant pouvoir s’en débarrasser avant que les autres ne soient sur lui. Le Guzrun lui asséna un grand coup d’épée, qu’il eut beaucoup de mal à parer avec l’une de ses dagues : son bras résonna sous l’impact et une douleur fulgurante le traversa, mais il parvint à contenir la lame adverse, pendant que son autre main, armée elle aussi, cherchait la gorge de son agresseur.
Les Guzruns portaient des armures presque intégrales et la lame de LozaTing glissa sur le col protégé mais, emporté par son élan, il parvint à planter sa dague jusqu’à la garde dans le cou du Guzrun, à la jointure entre le cou et le casque. Il repoussa le corps vers le deuxième ennemi, qui arrivait sur lui, et se mit aussitôt en position pour affronter le troisième.
Celui-ci, plus malin que son prédécesseur, attaqua une épée à la main et attrapa sa dague de l’autre : ainsi, la mésaventure de son congénère ne pourrait pas lui arriver. Cela ne changeait rien pour LozaTing : il pouvait aisément vaincre un adversaire armé d’une seule lame, et si son adversaire en avait deux, comme lui, il n’avait sûrement pas son expérience en ce domaine, car lui utilisait cette technique des deux lames depuis des années.
Mais sa position était tout de même précaire, car il ne disposait là encore que de quelques secondes avant que le dernier Guzrun n’entre à son tour dans la ronde. Il passa donc aussitôt à l’attaque, obligeant son adversaire à reculer vers son camarade.
Il leva ensuite légèrement son bras droit, donnant ainsi une ouverture au Guzrun, qui s’y précipita. Au prix d’une vive torsion, digne de son surnom de « serpent », il réussit presque à esquiver la lame adverse, qu’il sentit tout de même mordre sa peau après avoir traversé sa maigre protection de cuir. Ignorant la douleur, il avait déjà retourné sa dague et l’enfonça jusqu’à la garde dans l’avant-bras du Guzrun, tout en appuyant sur le mécanisme qui libérait les petites lames intégrées qui s’ouvrirent en parapluie à partir de la garde et fouaillèrent à leur tour dans les chairs adverses.
Hurlant de douleur et totalement surpris par la manœuvre, le Guzrun n’eut pas le temps de voir arriver le coup suivant, qui lui transperça la gorge.
Mais LozaTing avait perdu de vue le dernier Guzrun pendant ce temps, et il bouscula le corps de son ennemi dans une direction choisie au hasard, espérant que l’autre serait sur la trajectoire.
Las ! Le Guzrun en avait profité pour contourner LozaTing et, plutôt que de fuir alors que la forêt lui tendait les bras, il choisit d’attaquer perfidement le petit Drotite dans le dos, en lui transperçant le corps de part en part. Ce fut au tour de LozaTing de hurler de douleur, un cri déchirant qui fit dresser ses cheveux sur la tête de Minos, qui accourait avec les autres.
– Il est à moi ! Occupez-vous de LozaTing ! rugit Minos en se lançant à la poursuite du Guzrun, qui cette fois-ci s’enfuit sans demander son reste.

Tandis que Minos disparaissait dans les sous-bois, Parnos prit les choses en main. Il chargea Etotté, assisté de Saug, de s’occuper de LozaTing, dont le visage avait pris un teint livide qui ne laissait rien présager de bon, et organisa la libération des esclaves.
Noïtté et Corfilanné furent envoyés fouiller les cadavres des Guzruns pour trouver les clés des chaînes qui entravaient les pieds des esclaves. Kraeg et Etilinoccé les suivirent, mais eux s’occupèrent de récupérer les armes ennemies, dont ils firent un tas imposant.
Parnos alla rassurer les esclaves et leur annonça qu’ils seraient bientôt libres et armés. Il leur expliqua brièvement qu’ils allaient tous se réfugier dans la ravine de Desper, et qu’ils lanceraient à terme leur reconquête de là. Il fut ravi de voir certains esclaves l’appeler par son nom, et reconnut quelques visages qu’il n’avait pas vu depuis plus de dix ans. Ces hommes qu’il avait connu et qui lui faisaient confiance alors semblaient ravis de mettre leur sort entre ses mains.
Pendant ses explications, et peu avant que Noïtté parvienne enfin à trouver les clés, tous dressèrent la tête en entendant un hurlement aussi terrifiant qu’inhumain.
– On dirait que Minos a rattrapé le fuyard, commenta laconiquement Parnos.
Et tandis que Noïtté libérait un à un les esclaves, qui allaient alors s’armer, il s’ensuivit un assez long silence gêné. Le hurlement avait été rapidement suivi d’un autre, puis d’autres se firent entendre. Il flottait comme un parfum de torture dans l’air. Une seule personne se permit un commentaire, un solide paysan qui avait côtoyé Parnos dans le temps.
– Dis donc, Parnos, t’as de drôles de compagnons. C’était qui, le jeune gars qui est parti poursuivre le Guzrun ? Et c’était pas Tremnu qu’il avait à la main ?
– C’est le comte Ertos, Corassé. Le petit Minos, qui a bien grandi et vient libérer ses terres ainsi que les Marches.
– Ah ouais ? Et ça lui prend souvent de faire dans la torture ? On a réussi à faire bannir son monstre de frère à l’époque, c’est pas pour récupérer maintenant un autre malade dans le même genre !
– Rassure-toi, mon vieux. Minos n’a rien à voir avec Karlmos. Là, c’est…euh…l’exception qui confirme la règle. Un de nos compagnons a été grièvement blessé, c’est simplement de la vengeance.
– Mouais, fit Corassé en triturant son épaisse moustache, si tu le dis. Ceci dit, je crois que je vais réserver mon opinion sur le nouveau comte, si ça ne te fais rien. Il a beau nous avoir libéré, hors de question de le suivre aveuglément.
– T’en fais pas, tu seras surpris : il ne demande que ce que les gens sont capables de donner, et est toujours le premier à montrer l’exemple. Je suis fier du petit : il n’a pas du tout le style de son père mais il a la même noblesse d’âme, même s’il s’en défend, et c’est un excellent chef. Mais assez bavardé, nous serons rapidement en danger si nous nous éternisons dans le coin. Corfilanné, prends dix de nos invités avec toi et mène les à notre campement en passant par la rivière : avec tous les rochers qui l’entourent, nos traces seront inexistantes.
– A tes ordres, répondit Corfilanné de l’air maussade qui ne le quittait plus guère depuis qu’il avait fait preuve de lâcheté.
– Noïtté, prépare un autre groupe. Dès que Corfilanné est hors de vue, tu prends la route à ton tour. Etilinoccé, même chose derrière Noïtté. Kraeg, tu seras le suivant. Corassé, prend quelques gars et allez chercher de quoi fabriquer un brancard. Ne vous éloignez surtout pas !
Parnos vint aux nouvelles de LozaTing : elles n’étaient pas bonnes. Les compétences médicinales d’Etotté se bornant aux premiers soins, il déclara vite son impuissance face à la grave blessure du Drotite. Il n’avait même pas osé enlever l’épée du corps, de peur de provoquer de nouveaux dégâts, et se contentait donc de compresser les bords de la blessure afin que LozaTing ne perde pas trop de sang.
– Y a-t-il un archiatre ou un guérisseur parmi vous ? cria Parnos vers les anciens esclaves, après avoir vu l’état préoccupant du blessé.
Deux hommes vinrent les rejoindre, et leurs commentaires rassurèrent Etotté, qui abandonna LozaTing : ces deux hommes étaient mieux armés pour lui pour sauver le Drotite.
Minos revint sur ces entrefaites, couvert d’un sang noirâtre qui n’était pas le sien. Il vint à son tour prendre des nouvelles de LozaTing puis fut mis au courant des dispositions prises par Parnos. Il approuva tout cela d’un hochement de tête.
Dès que LozaTing eut été installé dans le brancard, Minos donna le signal du départ, et ferma la marche en compagnie de Saug.

Une fois le campement rallié, de nouveaux problèmes firent leur apparition. Bilonné, l’un des cinq anciens esclaves libérés sur la mer, vint avouer à Minos que les ressources de la ravine ne suffiraient pas à les nourrir tous bien longtemps. Pratiquer l’agriculture ne se ferait pas en un jour, et il estimait qu’ils avaient de quoi nourrir tout le monde pour moins d’une semaine. Il leur faudrait donc quitter la ravine avant peu.
Minos s’en doutait avant même leur opération de libération, mais il avait espéré…il ne savait quoi, et son imprévision le rendait maintenant furieux envers lui même. Bien sûr qu’ils auraient d’abord du se trouver un coin dans la forêt, aisément défendable et à l’écart ! C’était précisément pour cette raison que Kentos s’y était enfoncé. Sauf qu’il n’en était jamais revenu.
Ces réflexions menaçaient d’envoyer Minos directement en déprime, mais il savait qu’il ne pouvait même pas se payer ce luxe, car leur situation était trop précaire ! Tout ce qu’il avait entrepris depuis qu’ils avaient posé le pied dans les Marches avait été par trop improvisé, il était grand temps pour lui de cesser de faire n’importe quoi et de commencer à penser à moyen et à long terme !
Et après Kentos, c’était désormais LozaTing Etral qui risquait de les quitter. Dès leur arrivée, les deux « guérisseurs » s’étaient isolés avec le Drotite et, secondés par Saug, maladroit mais déterminé, ils tentaient désespérément d’arracher le blessé à la mort, qui rôdait tout près.
Minos alla rejoindre Parnos, quelque peu jaloux de voir qu’il discutait avec de vieilles connaissances. C’était lui le comte, or c’était Parnos qui semblait être le véritable meneur : lui connaissait les gens du pays et le pays lui-même bien mieux que Minos.
Il chassa ces pensées maussades et prit Parnos à part :
– Nous quitterons la ravine bientôt pour la forêt. Vois qui connaît le mieux les alentours, il nous faut un endroit qu’on peut rendre inexpugnable, et qui soit discret et où la nourriture abonde.
– Rien que ça, jeune maître ? sourit avec ironie Parnos, avant de changer de ton dès qu’il eut croisé le regard de Minos : Akeydana que le petit avait l’air sérieux !
– Aucun problème, Minos, je m’occupe de ça, reprit-il d’un ton déterminé. Je prends quelques gars avec moi et je pars tout de suite. L’après-midi est sur le déclin, nous serons revenus pour demain midi au maximum, et je vous assure que nous aurons trouvé notre petit coin de paradis d’ici là.
Il tourna les talons pour aller se préparer, quand Minos l’agrippa par l’épaule avant de le serrer dans ses bras.
– Fais gaffe, Parnos. Cette maudite forêt a eu la peau de Kentos, et ta mission est trop importante pour que tu échoues. Si tu disparais…je n’y arriverais pas sans toi, Parnos !
– Balivernes, jeune maître. Vous ne connaîtrez peut-être plus jamais la paix, maintenant que vous avez réellement ouvert les yeux sur vos responsabilités, mais désormais je n’ai plus rien à vous apprendre. Vous savez ce que vous avez à faire et je sais que rien ne vous en empêchera, à part la mort.
– Je ne mourrai pas, Parnos, c’est hors de question. L’avenir de tout un peuple en dépend. Fais de même de ton côté, je t’en conjure, conclut-il en relâchant son étreinte.
Ils échangèrent un sourire triste qui se passait de mots et se séparèrent. A peine dix minutes plus tard, Parnos quittait le campement avec quatre Luliens qu’il avait au préalable armés.
De son côté, Minos, afin d’éviter de trop penser, aida Bilonné et les autres à couper des branches pour fabriquer de vagues cabanes pour les nouveaux arrivants, après avoir posté des sentinelles des deux côtés de la ravine.
Il se coucha épuisé, bien après le coucher du soleil, mais fut réveillé de trop courtes heures de sommeil plus tard par Kraeg, qui vint lui annoncer que les guérisseurs en avaient fini avec LozaTing. Il n’était pas tiré d’affaire mais son état était stabilisé : les prochaines heures ou jours seraient déterminants pour lui. Les guérisseurs lui donnaient une chance sur deux de s’en sortir.

Le lendemain, Minos continua à aider à organiser le campement, et envoya Etotté avec deux autochtones chercher de la nourriture dans la forêt.
La matinée passa à la vitesse de l’éclair, et le soleil avait dépassé le zénith depuis quelque temps déjà quand Minos s’en avisa. Ses cheveux se dressèrent alors sur sa tête. Parnos n’était pas revenu. Retard…provisoire ou définitif.
Sous des dehors impassibles, il pria tous les dieux qu’il connaissait, et quelques autres qu’il inventa pour la circonstance, pour qu’il ne soit rien arrivé à Parnos. Il avait un jour avoué à son serviteur que sans lui, il n’était rien, et il était persuadé du bien-fondé de cette remarque. Il n’était pas loin d’être terrifié à l’idée de se retrouver seul. Il avait beau avoir des amis autour de lui, cela n’avait rien à voir avec les liens si particuliers qui l’unissaient à Parnos.
Etrangement, les Luliens que Minos et ses hommes avaient libéré n’exultaient pas de joie. Ils éprouvaient du ressentiment pour les autorités du royaume, car ils avaient tous le sentiment d’avoir été abandonné à leur sort depuis l’invasion. Ils connaissaient, au moins de nom, les familles des jeunes comtes qui venaient de mener à bien leur libération, mais leurs sentiments furent partagés sur cette nouvelle génération.
Les pères de Noïtté et Etilinoccé étant morts en défendant leurs sujets l’arme à la main, les deux furent bien accueillis. Corfilanné et Minos, en revanche, furent accepté plus fraîchement. Le père de Corfilanné avait fui avec toute sa cour dès les premières escarmouches, laissant ses lieutenants et ses vassaux se débrouiller.
Le cas de Minos était encore plus compliqué. Minos fut surpris de constater que certains adulaient véritablement le gros Kardanos, son père, que plus d’un qualifiait de « Lion du Nord », comme Parnos l’avait si souvent fait ces dernières années. Minos avait longtemps pensé que son serviteur exagérait, surtout quand il affirmait que son père avait été à la tête d’une coalition des nobles des Marches, et que sans lui Lul serait tombée plus d’une fois, vu la multiplicité des agressions auxquelles la région avait du faire face pendant une bonne dizaine d’années avant l’invasion isennienne.
S’il n’y avait eu que cela, les Luliens libérés auraient accueilli Minos les bras ouverts. Mais il avait commis un impair de taille en « s’occupant » du Guzrun qui avait embroché LozaTing comme il l’avait fait. Minos se rendit alors compte que beaucoup des hommes avaient peur qu’il ne tienne plus de Karlmos, son frère aîné, que de son père. Ce frère aîné avait été banni du royaume deux ans avant l’invasion, après s’être livré à des exactions sans nom, desquelles il s’était toujours sorti faute de preuves. Il avait enfin été pris en flagrant délit dans une affaire dont personne ne voulut s’ouvrir au jeune Minos, et même Parnos ne voulut jamais en dire plus à son jeune par la suite. Certains affirmaient que Karlmos était tout simplement la personnification du Mal, rien de moins. En tout cas, après son exil, Minos avait vite compris que nul ne devait parler de Karlmos, et que même son souvenir devait disparaître.
De ce fait, Minos se retrouva à marcher sur des œufs avec ses compatriotes. Il donnait l’impression d’être sûr de lui, sans avoir l’air arrogant. Il donnait des ordres d’un ton clair, sans être sec. Il ne plaisantait plus et tâchait de conserver tout le temps une attitude digne. Cette comédie l’horripilait et il avait l’impression qu’il allait devenir fou avant longtemps si cela durait, mais il savait qu’il n’avait pas le choix. Tant qu’il n’aurait pas prouvé ce qu’il valait, tant qu’il n’aurait pas montré comment il dirigeait ses hommes, ceux-ci se méfieraient de lui.
Encore une fois, ses pensées dérivèrent vers Parnos. Le peu de temps qu’il avait pu passer avec les Luliens libérés avaient clairement montré à Minos qu’il faisait parti de leur monde, et qu’il était au demeurant fort apprécié de tous ceux qui le connaissaient. Né pour des raisons géopolitiques, avait-il dit…il avait fait un enfant à une dame noble…apprécié par tout le monde…il avait mis sur pied l’armée de Drisaelia…décidément, plus Minos y pensait, plus il se rendait compte que Parnos était en fait très secret et qu’il avait fait des foules de choses dont Minos n’était pas au courant. Jusqu’à ce qu’ils quittent Balkna, Minos n’avait eu l’occasion de voir Parnos que comme son serviteur indéfectible.
Désormais, il ne savait même plus comment il le voyait. Ou plutôt si, mais jamais il ne le lui aurait avoué. Il avait été un père pour lui, fort différent de Kardanos, mais tout aussi attachant, guidant beaucoup plus qu’il n’imposait. D’ailleurs, imposer quelque chose lui aurait été impossible, car les rapports de maître et serviteur entre eux existait depuis la naissance de Minos.
Mais Minos savait que Parnos avait contourné ces rapports quand ils ne convenaient pas à ses desseins. En mémoire de Kardanos, il avait tenu à ce que Minos soit un combattant hors pair une arme à la main, et un fin stratège. Sur ce dernier point, Minos savait qu’il lui restait beaucoup de progrès à accomplir. Il avait un don pour l’improvisation, qui lui avait beaucoup servi lors de sa carrière de pirate, mais il pouvait alors se fondre et se reposer sur des structures existantes : Drisaelia et son organisation, les bandes de pirates et leurs manière de vivre. Ici, revenu sur ses terres natales, il ne pouvait compter sur rien du tout : il lui fallait créer lui-même les structures sur lesquelles se reposer.
Son idée de s’installer dans la ravine, il s’en rendait compte aujourd’hui, était impossible à court terme. Il n’avait pas assez pensé les choses, estimant qu’il lui suffirait d’improviser, comme il savait si bien le faire. Mais cela ne suffisait plus. L’urgence était de se créer une base arrière, sûre et exploitable immédiatement, le tout à cinq ou dix kilomètres maximum d’un ennemi dont les rangs comptaient des centaines de guerriers.
Bref, il ne s’était jamais autant senti sur le fil de rasoir, et avait plus que jamais le sentiment que tout pouvait s’arrêter d’un coup.

Il fut tiré de ses réflexions par une agitation en lisière du campement, et s’y dirigea d’un pas ferme. Son cœur manqua exploser de joie quand il vit que l’agitation en question était provoquée par Parnos, qui revenait avec ses hommes.
– T’es en retard, vieux débris, lui dit-il affectueusement quand il l’eut rejoint.
– Toutes mes excuses, jeune maître, répondit Parnos avec un sourire penaud. Ça nous a pris un peu plus de temps que je ne pensais, mais on a trouvé ce que vous vouliez. Le coin parfait !
– Bien joué, Parnos !
Rassemblant tout le monde, Minos annonça leur départ pour le lendemain matin à l’aurore, par groupes de dix. Il eut envie de boire du torfen avec ses vieux compagnons jusqu’à s’écrouler ivre mort, mais se rendit compte qu’il n’y aurait que Parnos, Kraeg et lui. Comme ils étaient de fait les chefs du groupe, Corfilanné, Noïtté et Etilinoccé étant plus des lieutenants qu’autre chose, il vit qu’il ne pourrait pas se permettre de mettre son projet à exécution. Si les trois chefs qu’ils étaient se retrouvaient hors d’état de réagir en cas d’urgence, et avec déjà une partie des Luliens qui l’avaient mis sur la sellette en attendant de le voir à l’œuvre, ce n’était tout simplement pas le moment. Il se demanda si ce moment reviendrait un jour puis, soupirant, alla rejoindre l’un des groupes qui s’était formé, afin de se familiariser avec tous ces gens.

Le déménagement se passa bien ; LozaTing Etral, toujours plongé dans un profond coma, y fut également transporté : les guérisseurs avaient vu ce déménagement comme une mauvaise chose pour leur patient, mais le risque devait être pris. Le nouveau camp de base découvert par Parnos était enfoncé dans la forêt, et peu de chemins y menaient ; une rivière le traversait.
La semaine suivante vit Minos poser les bases de leur organisation dans cette nouvelle vie. Il avait plus d’une soixantaine de personnes sur les bras et devait faire en sorte que chacun trouve sa place. Les anciens esclaves le pressaient de libérer la région le plus rapidement possible, car beaucoup avaient des femme et enfants qu’ils avaient laissé derrière eux. Ils craignaient pour leur sécurité, connaissant les conditions de vie précaires qui régnaient dans les camps dans lesquels les Guzruns cantonnaient leurs prisonniers.
Dans le fond, Minos était aussi impatient qu’eux de passer à l’action, mais réfrénait son impatience comme celle de ses hommes. Il divisa ses hommes en deux catégories : les combattants et les autres.
Parmi les combattants, il distingua les archers et les soldats : les premiers furent pris en charge par Etotté, qui non seulement devait leur apprendre les rudiments du tir à l’arc, mais également le déplacement silencieux à travers la forêt. Il forma aussi des sentinelles qu’il dissémina tout autour du camp, dans un large périmètre : ceux-ci apprirent des cris d’oiseaux, et un code fut rapidement mis au point puis en pratique, afin d’avertir le camp en cas de danger.
Minos s’occupa lui-même des soldats, avec Parnos, Kraeg, Corfilanné et Etilinoccé.
Noïtté était beaucoup trop tendre une arme à la main, et Minos s’y était résigné : jamais on ne ferait de lui un véritable guerrier. Minos décida donc de le reconvertir en chef des non combattants, et il reçut la charge d’organiser la vie du camp : collecte de nourriture, supervision de la construction de baraquements sommaires, artisanat. Il s’avéra vite qu’il était l’homme de la situation, y prenant beaucoup de goût et très motivé à l’idée de participer lui aussi à leur effort de guerre. Il résolut rapidement le problème de la nourriture : bientôt, il eut à sa disposition des cueilleurs de fruits et de racines, des pêcheurs pour la rivière qui s’avéra poissonneuse, et des chasseurs qui ramenèrent bientôt des lapins et autres menus gibiers.
A la fin de cette semaine de prise de leurs marques dans cette nouvelle vie, LozaTing ouvrit enfin les yeux : il était extrêmement fatigué, mais les guérisseurs eurent le plaisir d’annoncer à Minos qu’il était sauvé. Cette fois-ci, le soulagement de Minos fut tel qu’il n’hésita pas à fêter cela avec Parnos et Kraeg, et leurs quelques réserves de torfen y passèrent.
Minos avait en outre une autre raison de se réjouir : assumant ses responsabilités de chef avec beaucoup de sérieux, il était partout, réglant des litiges et des problèmes, n’hésitant pas une seconde à mettre la main à la pâte quand certaines choses traînaient de trop, et lui et Parnos étaient excellents d’instructeurs militaires. En conséquence, l’opinion que ses hommes avaient de lui évolua vite, et la question de savoir s’il tenait plus de son père que de son frère fut vite tranchée : il était visiblement bien le digne fils de son père.
Mais Minos, qui se rendait parfaitement compte de cet opinion favorable en sa faveur, savait pertinemment qu’il y manquait encore une chose essentielle : une victoire militaire déterminante, sans ou avec peu de pertes d’hommes. Il y réfléchissait furieusement, car ils ne pourraient pas rester tout le temps sur la défensive. Et, au bout d’un mois de cette vie d’organisation et d’entraînement intensif, il décida qu’il était grand temps de passer à l’action.

Dès cette décision prise, il prit Etotté à part et partirent tous deux s’isoler non loin du camp, en prenant bien garde à ne pas tomber dans l’un des multiples pièges qui avaient été cachés partout autour du camp : trous recouverts de fins branchages, et dont le fond était tapissé de pics en bois acérés, fines lianes disposées horizontalement à dix centimètres du sol, et reliées à des troncs d’arbres élagués et montés dans les arbres, qui devaient écraser la personne qui dérangerait la liane. Le tout sur une cinquantaine de mètres, sauf un endroit laissé libre et plus surveillé que les autres.
Ils discutèrent des progrès de leurs hommes un arc à la main, et Etotté s’avoua très content d’eux : en à peine un mois, et en partant d’un niveau zéro, ses hommes étaient aujourd’hui de bons archers. Pas encore une élite, car cela ne pouvait venir qu’avec le temps et beaucoup d’entraînement ou de batailles, mais suffisamment bons pour toucher les cibles d’entraînement deux fois sur trois en moyenne.
En plein milieu de leur conversation, Minos fit brusquement volte-face, tout en posant la main sur Tremnu, attachée dans son dos.
– Que se passe-t-il, Minos ?
– Je jurerais que nous ne sommes pas seuls.
– J’ai éprouvé plusieurs fois ce sentiment depuis que nous nous sommes installés, reconnut Etotté en prenant son arc et une flèche, au cas où. J’ai trouvé des traces de passage un peu partout autour du camp, mais je ne saurais dire s’il s’agit des nôtres, d’animaux…ou de quelqu’un ou quelque chose d’autre. Peut-être qu’en fin de compte, cette forêt est réellement hantée.
– Et puis quoi encore ? Qu’est-ce que vous avez tous avec ce ramassis d’âneries ? S’il y avait vraiment des monstres cachés dans la forêt, je pense qu’on les aurait déjà rencontré, tu ne crois pas ? dit-il d’un ton ironique.
Un hurlement inhumain s’éleva alors au-dessus de leurs têtes, venant des arbres.
– C’était quoi, ça ? demanda anxieusement Etotté, déjà prêt à décocher une flèche et cherchant à percer du regard l’épaisseur feuillue des arbres autour d’eux.
– Oh, sans doute un monstre de la forêt, marmonna nonchalamment Minos en calant Tremnu dans ses mains.
Minos sentit Etotté se tendre soudainement, et il murmura :
– Trop tard, nous sommes encerclés.
Et de ce fait, des hommes vêtus de vert et de couleurs qui les faisaient se fondre dans la forêt surgirent partout autour d’eux, arc à la main, prêts à tirer. Etotté en mit un en joue, tout en sachant que s’il tirait, Minos et lui seraient aussitôt criblés de flèches.
L’air calme, Minos regarda les hommes (une bonne vingtaine à première vue) s’approcher d’eux et lâcha, dégoûté :
– Je commence à en avoir sérieusement assez de ce maudit pays.

L’un des nouveaux venus s’approcha d’eux. Il se distinguait des autres par sa taille : Minos avait beau mesurer un mètre quatre-vingts, l’homme lui rendait une demi-tête facilement. Son habit de forestier laissait deviner ses muscles saillants, mais c’était surtout ses yeux qui retenaient l’attention : ils étaient d’un bleu magnifique, et son regard était perçant.
Son visage aux traits fins, pourvu de pommettes saillantes, était encadré par une longue crinière de cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules, et tout son être paraissait irradier de puissance et de confiance en soi.
Il avait un arc passé en bandoulière, une dague dans son ceinturon et un long bâton de chêne à la main. Il prit la parole, d’un ton tranquille et d’une voix douce qui contrastait avec son apparence :
– Bien le bonjour, messieurs. Puis-je savoir à qui j’ai affaire ?
Etotté se tint coi, laissant soin à son chef de répondre, et celui-ci prit tout son temps pour le faire, tandis que son esprit fonctionnait furieusement, et que des souvenirs quasiment oubliés remontaient à la surface. Il finit par afficher un sourire goguenard et lâcha :
– Et vous, vous êtes qui, pour oser nous mettre en joue comme vous le faites ?
– Je suis le seigneur de la Vieille Forêt, et vous empiétez sur mon territoire !
– Seigneur de la forêt ? A ma connaissance, cette forêt n’a jamais eu de seigneur.
– Disons que moi et les miens nous sommes constitués un territoire, et que dans la mesure où nous sommes capables de le garder et de le défendre, nous en revendiquons la suzeraineté.
– Vraiment ? Et bien disons que moi et mes gars, de notre côté, nous faisons pareil. Je suis le seigneur de cette partie de la Vieille Forêt.
– C’est bien beau de se proclamer seigneur d’une terre, mais pour cela, il faut être capable de la défendre et de les tenir face à ses ennemis. Et je ne crois pas que vous et votre petite bande d’une cinquantaine d’éléments puissiez le faire, malgré tous vos préparatifs, que ce soit votre entraînement intensif au métier des armes ou les pièges que vous avez disséminé tout autour de votre camp.
Minos se vexa en entendant ces mots : ainsi donc, ils étaient épiés par ces types depuis leur arrivée, sans avoir jamais réussi à déceler leur présence ! Il se tourna vers Etotté et lui dit, d’un air de reproche :
– Etotté, tu es nul ! Ces gars-là nous ont épié et connaissent nos forces et toi, notre meilleur forestier, tu n’as rien vu ! Tu me déçois !
Le visage d’ordinaire pâle d’Etotté s’empourpra de honte et il baissa la tête, contrit.
– Nous sommes des Luliens, reprit Minos en s’adressant à nouveau au chef des forestiers, et nous nous installés ici pour nous préparer à reprendre ces terres aux Guzruns !
– Avec si peu d’hommes ? ricana son interlocuteur. Vous êtes complètement fous ! Les Guzruns sont des centaines et des centaines, et ils peuvent obtenir des renforts comme ils le veulent ! A moins bien sûr que vous précédiez l’armée de Lul.
– Non, non, nous sommes tous là.
– Dans ce cas, soupira le chef, je crains qu’un affrontement entre nos deux partis ne soit inévitable.
– Pardon ?
– Si vous attaquez les Guzruns à partir de cette forêt, il y aura des représailles, et ils envahiront la forêt. Ce ne sera alors qu’une question de temps pour qu’ils nous trouvent, au vu de leurs ressources, et nous serons anéantis. Je ne permettrais pas que cela arrive !
– C’est déjà arrivé, sale lâche ! s’emporta Minos sans prêter attention au froncement de sourcil furieux déclenché par ses paroles sur le visage du forestier. D’où crois-tu que viennent mes hommes ? Nous sommes arrivés à quinze, et nous avons déjà libéré une cinquantaine d’esclaves, ce qui a permis de créer la base de l’armée qui libérera les Marches ! Toi, qui est aussi Seitran que nous, et surtout originaire des Marches, tu prétends te dresser face à tes frères humains ? Tu prétends laisser cette saleté de Guzruns proliférer et te terrer dans un trou dans la forêt en priant Akeydana qu’ils ne te trouvent pas ? Je vois que tu as choisi ton camp !
– Prends garde, répliqua le chef des forestiers, le front rouge de colère, il me suffit d’un mot pour que toi et ton ami soyez taillés en pièces, ainsi que tous tes hommes. Je compte également des guerriers parmi mes hommes, dont le nombre est bien plus important que les tiens, mais nous avons aussi nos familles avec nous, et c’est avant tout pour elles que nous avons pris les armes. Nous faisons en sorte que les Guzruns restent à l’écart, car on ne peut pas espérer plus. Toute action directe contre les Guzruns déclencherait une guerre, à l’issue de laquelle nous serions fatalement balayés !
– Je ne crois pas à la fatalité, maître forestier, fit Minos en souriant aimablement. Une chose est certaine, c’est que tu as bien changé, Galatté ! Où est passé le bon vieux temps, quand tu ne cessais de grimper aux arbres comme un petit singe, et que tu étais un gamin rachitique ? Bébé a bien grandi, à ce que je vois : tu as fini par me dépasser en taille, et tu sembles deux fois plus épais que moi !
Tous furent perplexes en entendant ces paroles, surtout le solide gaillard qui menait les forestiers. Il réfléchit un certain temps, ne cessant de dévisager Minos qui continuait à lui sourire, puis le déclic se fit.
– Minos ? Ô Lommé, c’est bien toi ! Incroyable, depuis tout ce temps ! Je te croyais mort et enterré depuis longtemps !
Il se précipita vers Minos pour le prendre dans ses bras et manqua de l’étouffer dans ses bras puissants.
Le dénommé Galatté fit signe à ses hommes de laisser tomber leur attitude menaçante et, Minos l’ayant invité à son campement, ils s’y dirigèrent bras dessus bras dessous en devisant gaiement comme de vieux amis.
Ce qu’ils avaient été au demeurant. Galatté et Minos avaient le même âge, et le père de Galatté étant le meunier de la forteresse, ils avaient grandi ensemble et avaient été les meilleurs amis du monde avant l’invasion.

Cette rencontre entre les deux groupes de Luliens s’avéra être des retrouvailles, la vingtaine d’hommes de Galatté connaissant certains de ceux de Minos, ou ayant connu leurs parents. Ils festoyèrent comme ils purent, et Minos put se faire une idée plus précise de ce à quoi il entendait s’attaquer.
Des cinq forteresses nobles existant avant l’invasion, seules deux avaient été préservées : celle d’Ertos et celle du comte Tarlas, qui avaient prises par surprise. Les trois autres avaient pu prendre des mesures pour se défendre, ce qu’elles avaient payé très cher : les Guzruns y avaient passé tout le monde par le fil de l’épée, et mis une application toute particulière à n’en laisser que des ruines informes une fois qu’ils en eurent fini avec.
C’était la forteresse de Tarlas, distante de celle d’Ertos, qui servait de quartier général aux Guzruns, car elle était permettait de surveiller toutes les routes importantes de la région. D’après les estimations de Galatté, huit cent ennemis y étaient stationnés, contre deux cent environ dans la forteresse d’Ertos.
Ceci dit, il ajouta que dans la dernière quinzaine, il y avait eu des mouvements de troupes, et qu’une centaine de Guzruns avaient quitté la forteresse de Tarlas pour celle du père de Minos, ce qu’il s’expliqua mieux quand il apprit l’expédition de libération que le jeune comte avait mené. Il fut émerveillé de l’audace qui avait été déployée par Minos et son groupe lors de cette attaque.
Lui et ses hommes n’auraient jamais tenté une telle action : ils étaient certes armés et jouaient assez bien du bâton et de l’arc, mais ne le faisaient que pour protéger leurs familles, cachées dans la forêt. Il n’avait jamais été question pour eux de prendre l’initiative d’une guerre, alors qu’ils pouvaient vivre en paix de leur côté. C’était mieux que rien, et cela leur permettait de rester en vie.
Ne voulant pas vexer son ancien ami, Minos évita de faire une grimace en entendant ces explications, mais il n’en pensait pas moins. Il fut sidéré à son tour d’entendre Galatté lui confier qu’il était à la tête de plus de cinq cent personnes, la plupart ayant fui les premiers affrontements, dix ans plus tôt. Par la suite, les rares qui les rejoignirent furent ceux qui avaient eu assez de courage pour tenter de s’évader des camps et prisons guzruns.
Minos n’écouta le reste que d’une oreille. Avec plus de cinq cent hommes à sa disposition, ses rêves de reconquête du pays passaient du stade de fantasme à celui de projet, et son esprit se mit fébrilement et machinalement à échafauder des plans, sans même qu’il s’en rende compte.
Mais il revint vite sur Dilats. Galatté l’avait dit : ses hommes avaient des familles, et c’était pour elles qu’ils étaient prêt à se battre. Les convaincre de s’engager contre un ennemi supérieur en nombre, pour libérer des gens qu’ils ne connaissaient pas et à qui ils ne devaient en somme rien, serait une toute autre question. Mais Minos était galvanisé par la nouvelle de l’existence de cette armée potentielle, qu’il savait pouvoir faire un instrument redoutable entre ses mains !
Les forestiers passèrent la nuit dans le camp de Minos, à l’exception de deux d’entre eux, dépêchés par Galatté auprès des leurs pour leur donner les dernières nouvelles. Il fut convenu que dès le lendemain, Minos et Parnos, accompagnés d’une dizaine d’hommes, rendraient à leur tour visite au camp de Galatté.

Ce ne fut qu’au bout de deux jours de marche qu’ils parvinrent enfin au camp de Galatté, et les mâchoires de Minos et Parnos menacèrent de tomber par terre de surprise quand ils virent le lieu de vie de leurs hôtes. Ce qu’ils avaient sous les yeux n’avaient rien d’un camp précaire et monté à la va-vite, comme le leur, mais c’était un véritable village : il y avait des cabanes en bois avec toits de chaume, certaines suffisamment grandes pour accueillir plusieurs familles, et d’autres encore bâties dans les arbres et reliées entre elles et au sol par tout un système de passerelles et de lianes.
Ils virent à l’œuvre des forgerons, des maréchaux-ferrants, des tisserands, des menuisiers, des potiers ! Il y avait même une école : une jeune femme faisait la classe à une vingtaine de bambins sous un chêne séculaire. Ils auraient bien voulu s’arrêter dans un endroit qu’ils n’avaient pas fréquenté depuis trop longtemps à leur goût, mais Galatté les prit par les bras pour les empêcher d’entrer dans la taverne qu’ils n’avaient pas manqué de repérer. A la place, il les conduisit vers la bâtisse la plus imposante du village, construite au milieu d’une place dégagée.
Il leur expliqua brièvement que cette maison servait de grenier, d’armurerie et de lieu de rassemblement pour les « notables » du village. Il ajouta qu’une élection avait lieu tous les ans pour désigner un dirigeant à la communauté, que tout le monde pouvait voter ou même se présenter à partir de quatorze ans, et que le dirigeant pouvait se représenter tous les ans s’il le voulait. Les anciens dirigeants intégraient une sorte de conseil des sages à l’issue de leur mandat.
Depuis dix ans que ce système avait été en place, Galatté était le quatrième dirigeant de la communauté, élu pour la première fois l’année précédente et réélu quelques semaines plus tôt. Ce dirigeant portait le titre honorifique de maître.

Dès que Minos eut décliné son identité et ses intentions au conseil, il ne manqua de voir les expressions mécontentes qu’arborèrent les « sages ». Minos se rendit compte qu’ils étaient parfaitement heureux de leur nouvelle vie, dans laquelle ils pouvaient vivre en paix et où ils avaient acquis une certaine respectabilité. Voir un noble leur rappeler l’existence d’une autorité royale au-dessus de leurs têtes, même si elle n’était que théorique, n’était pas pour les remplir d’aise. Pour eux, cette époque de féodalité avait disparue, et ils n’avaient pas la moindre intention de contribuer à la remettre en place.
Ils avaient trop gagné au change pour se laisser convaincre facilement d’entrer en guerre, et Minos en eut vite conscience. Les trois « sages » qui entouraient Galatté étaient tous d’un certain âge, ils avaient bien connu la vie sous l’égide de la noblesse. Galatté, lui, était trop jeune lors de l’invasion pour en avoir vraiment compris et subis les désagréments, aussi écouta-t-il Minos plus attentivement que ses aînés.
Il y entendit surtout l’espoir de voir tout le pays libéré des Guzruns, et estimait que c’était une noble cause. Surtout que Minos avait d’y croire dur comme fer, même si ce fou était parti de Balkna avec seulement neuf compagnons ! C’était peut-être même pour cette raison que Galatté commençait à penser que les choses pouvaient changer.
Décidant de soutenir Minos, il parvint à convaincre les sages, sceptiques, que ces nouvelles étaient trop graves pour qu’ils se permettent, eux quatre simplement, d’engager ou non leur communauté dans une guerre éventuelle. Il fut donc décidé qu’un débat serait organisé sur la place publique, et que tous les électeurs seraient conviés à voter une conduite à tenir.

Bientôt, une grande majorité des forestiers, une fois mis au courant des intentions de Minos, se lança dans un vaste débat. De multiples groupes se formèrent, autour des sages ou sans eux, et il ne fut pas rare que de violentes altercations retentirent. Certains en vinrent même aux mains.
Minos et Parnos se tenaient à l’écart, sous la protection de quelques forestiers armés, aux mains de qui Galatté les avait confié avant de se lancer à son tour dans les discussions. Tous deux étaient assez mal à l’aise dans cette situation : ils n’avaient jamais eu l’occasion de vivre une telle expérience, où tout un chacun pouvait donner son opinion sur un sujet, et le faire sans en craindre les conséquences. Au contraire, tous les avis étaient les bienvenus.
Les débats s’éternisant, ils furent reconduits à la Maison du Village, où ils purent se restaurer et dans laquelle on leur alloua une chambre. Il leur fut promis que des forestiers iraient jusqu’à leur camp pour informer leurs hommes de la situation.
Les débats durèrent quatre jours. Les multiples petits groupes épars avaient laissé place à des groupes plus importants, regroupant ceux dont les opinions étaient les plus proches. En fin de compte, il ne resta plus que deux groupes : celui des tenants de l’entrée en guerre, et celui de ceux qui entendaient bien continuer à vivre dans leur bout de forêt sans se préoccuper de ce qui se passait dans le reste du monde.
De temps en temps, Galatté venait voir Minos et Parnos, afin de leur rendre compte de l’évolution de la situation. En gros, il s’avéra que les plus anciens étaient les plus réticents à se joindre Minos : la majeure partie de leur vie était derrière eux, et ils n’aspiraient qu’à finir leurs jours tranquillement dans la Vieille Forêt. La génération de leurs enfants, elle, voulait entrer en guerre afin de retrouver tous ceux qu’ils avaient laissé derrière eux lors de l’invasion. Le sentiment d’avoir abandonné les leurs, pour impropre qu’il soit, ne les avait jamais vraiment quitté, et l’arrivée de Minos et les perspectives qu’il proposait avait ravivé cette blessure que plus d’un croyait avoir enfoui au plus profondément de lui. La génération suivante, celle de Galatté, estima plus globalement qu’il était tout bonnement de leur devoir de libérer leurs terres de la présence guzrun.
Le vote à mains levées qui s’ensuivit vit une majorité se prononcer pour l’entrée en guerre, malgré une forte minorité. Les cris de joie le disputèrent aux cris de dépit.
Il fut décidé qu’il y aurait deux chefs à « l’armée » des forestiers : Minos et Galatté. Le premier parce que son expérience de la guerre en faisait le candidat tout désigné pour mener les troupes au combat et élaborer des stratégies militaires ; le second car les forestiers du Village formant désormais la majorité de l’armée, il aurait été impensable de ne pas avoir quelqu’un du Village à leur tête.
En accord avec les sages, Minos retourna à son campement afin de préparer le déménagement de ses hommes, qui allaient rallier le Village, et il envoya Galatté et quelques hommes choisis par ses soins faire des reconnaissances du côté de la forteresse d’Ertos, qui serait leur première cible car moins bien défendue que celle de Tarlas. Ils avaient pour mission de dresser un plan des défenses ennemies.
Minos, même s’il n’en laissait rien paraître, était extrêmement tendu : les prochains jours allaient être déterminants. Il allait jouer sa vie, ainsi que celle de centaines de ses compatriotes. La libération des Marches était en route…à moins que les événements à venir ne voient l’annihilation de tous les espoirs des Luliens. La pression qui pesait sur ses épaules était énorme. Il pouvait oublier tout ce qu’il avait accompli jusque-là : son destin allait se jouer sur ses terres.