Chapitre VIII : les navires marchands du Cavarnas

Quand Minos et ses hommes rallièrent Drisaelia, le récit de leur périple leur valut vite le statut de héros : ils n’étaient pas loin de rentrer dans la légende. Les inévitables sceptiques furent rapidement réduits au silence à la vue des trésors dont était emplie la Flèche des Mers.
L’inventaire des richesses ramenées du pays drotite en surprit plus d’un, y compris les membres de l’équipage eux-mêmes. JyaSang Pow leur avait laissé quelques surprises sans leur parler. Trois coffres du navires avaient été remplies de pierres précieuses, cinq d’armes uzaïs, une de cartes maritimes et terrestres du pays drotite, ainsi que de parchemins historiques et légendaires (que seul LozaTing Etral aurait été capable de traduire, mais ses progrès en langue seitranne avaient été assez lents, sous l’égide de Vilinder, si bien qu’à leur retour sur l’île des pirates, il n’en était qu’à maîtriser à peu près les verbes), et le dernier coffre était empli de petites jarres en céramique, chacune contenant des graines.
L’étoile montante des pirates, Wintrop, fut assailli par des dizaines de confrères, qui voulaient soit s’en faire un ami, soit rejoindre ses rangs. Son arbitrage fut même demandé pour résoudre des querelles qui ne le concernaient pas. Il était salué et loué partout où il mettait les pieds. C’était un héros, leur héros.
Son ego grandit démesurément pendant les trois premières heures suivant son retour. Mais il réalisa vite à quel point cette situation était futile : il finit par trouver incongru d’être encensé pour avoir fait uniquement ce qu’il estimait devoir faire. Il tenta d’être diplomate, en jouant le jeu le plus longtemps qu’il lui fut possible de tenir, et finit par craquer au bout de deux jours. A partir de là, il s’enferma dans son village pour éviter d’envoyer sur les roses tous les solliciteurs.
Parnos le suivit comme son ombre tout ce temps, perplexe et intérieurement très fier : selon lui, l’ancien Minos aurait accepté ce sentiment de supériorité sans problème et ce serait même vautré dedans allègrement. Son jeune protégé mûrissait à grand pas et semblait avoir intégré un sens certain des responsabilités.
Carolas et Telmas étaient partis rejoindre leur famille respective, mais les autres membres de l’équipage, Kraeg, Vilinder, Saug et même LozaTing Etral, ne quittèrent eux non plus pas Wintrop, formant une garde rapprochée autour de leur chef afin qu’il ne soit pas importuné. A vrai dire, c’est surtout la carrure de Kraeg qui remplit cet office.

Pendant les deux mois qu’avait duré leur absence, le monde des pirates avait continué son évolution : c’était désormais une véritable guerre qui faisait rage sur les mers. Les navires marchands étaient de plus en plus gros et lourdement armés, et les pirates suivaient le même mouvement afin de rester efficaces. Des atrocités commises d’un bord comme de l’autre arrivèrent aux oreilles de Minos, et cette nouvelle donne fut loin de lui plaire.

Le jeune chef pirate eut à peine le temps de digérer toutes ces informations qu’il fit enfin la connaissance de Jagtroll, dit le Fort, considéré comme le plus puissant des pirates avec Plaevoo. Il se présenta au village de Minos trois jours après le retour de la Flèche des Mers, désireux de rencontrer ce Wintrop dont on n’arrêtait pas de lui rabattre les oreilles depuis quelque temps.
Ils se serrèrent la main sans un mot et Minos les fit entrer, lui et ses deux gardes du corps, dans l’une des maisons du village, composée d’une seule pièce. Cette bâtisse servait d’endroit de stockage pour les denrées et produits à usage collectif, mais également de lieu de rassemblement. A ce titre, elle était également pourvue d’une longue table rectangulaire en chêne. Jagtroll prit place, ses gardes du corps restant en retrait, et Minos s’assit en face de lui, Parnos et Kraeg également en retrait derrière. Jagtroll prit la parole, d’une voix rauque et profonde.
– On m’a beaucoup parlé de toi, Wintrop. Ta réputation est impressionnante, bien que tu ne sois pas pirate depuis bien longtemps.
– Elle n’a rien à envier à la tienne, Jagtroll.
– Ça reste à voir. As-tu eu le temps de savoir comment évolue la guerre ?
– Celle des pirates contre les marchands, ou celle des royaumes contre Isenn ?
– La nôtre, bien sûr. Je me moque éperdument de celle des royaumes.
– Je n’en ai entendu que des bribes et des idées générales.
– Très bien, alors je vais rentrer dans les détails sans plus attendre. Il y a eu plusieurs batailles sanglantes, de véritables boucheries. Nous sommes désormais en guerre totale et ouverte, car les flottes royales ne veulent plus qu’une chose : nous exterminer.
– Comment est-ce arrivé ? Où est passé le temps où de petits groupes de pirates abordaient les navires marchands en montrant les dents, ce qui suffisait à dégonfler toute velléité de résistance chez eux ? Les pirates ne tuaient jamais, à moins d’y être vraiment obligé, ce qui, si j’ai bien compris, était extrêmement rare ?
– En effet, mais tout a changé depuis. Selon les Luliens et surtout les Cavarnasiens, il y a eu des massacres perpétrés par des pirates sur des équipages de navires marchands.
– Et c’est vrai ?
Jagtroll haussa les épaules.
– Je l’ignore. Aucun pirate de ma connaissance n’a reconnu avoir perpétré de tels actes, et ils ne sont pas nombreux à posséder l’infrastructure nécessaire pour les accomplir.
– Qui en a les moyens ?
– Plaevoo…et moi. Nous sommes à la tête des organisations les plus puissantes. Mais lui nie…et moi aussi bien sûr. Ma théorie est qu’il existe d’autres groupes de pirates, qui cachent leur existence encore plus que nous. Nous nous faisons passer d’être des pêcheurs, ce qui nous permet d’avoir accès aux royaumes et de sembler justifier notre mode de vie. Je pense que ces autres pirates ne vivent que de la piraterie, que ce sont des sauvages sans foi ni loi attirés uniquement par le profit, quel qu’en soit le prix. Et j’ajouterai qu’ils ne doivent pas avoir fait leur apparition depuis longtemps, car sinon nous serions au courant de leur existence.
– Ce n’est pas une raison pour agir comme ces nouveaux pirates, si tant est qu’ils existent, fit Minos, dubitatif.
– Nous n’avons pas le choix, Wintrop, s’irrita Jagtroll. C’est désormais une question de survie. C’est l’escalade de la violence, nous ne pouvons plus revenir en arrière. Les crimes qui ont été commis ne seront pardonnés ni d’un côté ni de l’autre.
– Et ça donne quoi, ces crimes, concrètement ?
– Ça donne des navires marchands vidés de toutes leurs marchandises et leurs équipages retrouvés décapités.
– A part mettre de l’huile sur le feu, je ne vois pas à quoi une telle attitude rime.
– Personne ne voit. De leur côté, les Cavarnasiens haïssent désormais assez les pirates pour vouloir les exterminer jusqu’au dernier. Ils s’en sont même pris à d’innocents pêcheurs. Dans une plaine près de Castinae Varil, leur principal port, ils pendent tous les pirates qu’ils capturent, vivants ou morts, et les laissent pourrir là en exemple.
– C’est du délire !
– En effet, mais je te le répète, nous n’avons pas le choix : nous devons nous défendre ou mourir. Nous autres pirates attachons une importance primordiale à notre indépendance, et nous nous battrons jusqu’à la mort pour la préserver.
– Je vois, fit pensivement Minos, qui essayait d’intégrer toutes ces informations.
– Désormais, les choses sont très claires : tout pirate doit prendre part à la guerre. Il n’est plus question de partir faire de grandes et longues expéditions de découverte comme toi et les tiens le faites. Ça me fait rire, mais rire jaune, quand je vois que tu es considéré comme un héros, une légende, alors que tu n’as rien fait dans cette guerre pour l’instant. A vrai dire, je ne suis même pas certain que tu sois un véritable pirate.
Minos s’empourpra et répondit sèchement.
– Je ne reconnais à personne le droit de juger mes actes, qu’il s’appelle Tartempion ou Jagtroll le Fort, célèbre pirate. Ceci dit, tu as la mémoire bien courte : c’est grâce à moi et Parn que tu as une armée.
– Certes, mais je te parle d’actions maritimes, d’abordages et de batailles. A ce niveau-là, tu n’as pas prouvé grand-chose. Tu as beau te poser en chef d’une organisation de pirates, j’attends encore de voir ce que tu vaux à ce poste.
– Ça, ça peut s’arranger. Puisque tu émets des doutes sur moi, je vais te montrer comment on gagne des guerres ! Ce sont les Cavarnasiens les plus virulents et les plus agressifs, dis-tu ? Parfait ! Quand j’en aurai fini avec eux, leur flotte de guerre ne sera plus qu’un souvenir ! Et maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai une guerre à préparer.
Ces fortes paroles prononcées, Minos se leva et rentra chez lui, furieux, Parnos sur les talons. Une fois à l’intérieur, Parnos l’interpella :
– Jeune maître, vous avez perdu la tête ?
– La ferme, Parnos !
– Non, je ne me tairais pas ! Détruire la flotte cavarnasienne ! C’est l’idée la plus folle que vous ayez eu de toute votre existence, et Lommé m’est témoin que vous en avez proféré de belles !
Minos se laissa tomber dans un fauteuil plutôt que de répondre. Il soupira bruyamment et tomba dans un long mutisme, finalement rompu par Parnos qui lui demanda d’une voix tremblant légèrement :
– Vous…vous allez vraiment le faire, hein ? Détruire la flotte cavarnasienne ?
– Oui. Grâce à tes leçons, je suis théoriquement un expert en stratégie militaire terrestre…
– Oui, théoriquement, comme vous dites. Je n’ai jamais vraiment eu l’impression que vous m’écoutiez quand j’essayais de vous inculquer ces notions.
– J’en ai retenu beaucoup plus que tu ne le crois, vieux débris. Mais ici, il s’agit d’une chose tout à fait différente. Tu sais, toi, comment on mène des batailles maritimes avec de grands navires ?
– Aucune idée. Lul n’a jamais eu de flotte de guerre, et notre comté natal n’est pas au bord de la mer.
– Va me chercher Telmas. Lui peut sûrement nous aider. Et je veux voir Tertté aussi, conclut-il avant de replonger dans ses pensées.
Mais quel crétin, se morigéna-t-il. Comment est-il possible d’être aussi orgueilleux ? Tout ça pour rabattre son caquet à Jagtroll ! C’est exactement comme avec JyaSang Pow : il a émis des doutes sur moi et je lui ai dit que j’allais résoudre un problème insurmontable à ses yeux. Et voilà que je retombe aussi sec dans le panneau, avec ma folie des grandeurs et cette manie de toujours vouloir me démarquer des autres en leur faisant croire qu’aucun défi, assez fou puisse-t-il paraître, n’est hors de ma portée ! Sauf que cette fois-ci, je n’ai pas le moindre commencement d’idée quand à la manière de procéder…si tant est qu’il y en ait une !

– T’es vraiment un malade, Wintrop, fit Tertté en secouant la tête, après que son chef lui ait expliqué la situation. Et le pire, c’est que tu serais capable de réussir !
– Pour ma part, je ne sais pas quoi dire, si ce n’est que c’est à l’évidence de la folie furieuse, enchaîna Telmas, les bras croisés et son air calme habituel affiché sur son visage grave.
– Aucune problème, assura Minos avec un aplomb qu’il était loin de ressentir. J’ai juste besoin de connaître quelques détails sur notre futur navire et ses caractéristiques, ainsi que sur les mécanismes des vents. C’est pourquoi vous êtes là tous les deux.
– Le navire ne sera pas opérationnel avant trois mois au moins, répliqua Tertté. Es-tu prêt à attendre jusque-là avant d’agir contre les Cavarnasiens ?
– Non, c’est hors de question. Nous mettrons mon plan en place d’ici une quinzaine de jours, affirma Minos. Reste à le trouver, lui souffla une petite voix pernicieuse à l’intérieur de son crâne.
– Dans ce cas, nous n’aurons que la Flèche des Mers à notre disposition, ainsi qu’une flottille d’une dizaine de petits navires, plus si on décide d’accepter quelques pirates supplémentaires dans nos rangs. Et je sais qu’ils sont nombreux à vouloir se rapprocher de nous, après vos derniers exploits, ajouta Tertté.
– Mouais, fit Minos, pensif. De nouveaux pirates dans nos rangs…c’est une idée à creuser, mais je ne veux pas de barbares sans foi ni loi, ni d’abrutis à l’intelligence équivalente à celle d’une huître. Quoi qu’il en soit, nous ne mènerons pas une guerre traditionnelle : c’est trop dangereux et trop coûteux en vies. Non, ce qu’il faudrait, c’est…
Minos se tut et s’enferma dans ses pensées. Au bout d’un long silence, il commença à s’agiter dans son siège et un signal d’alarme retentit dans l’esprit de Parnos, à la vue de la lueur qu’il vit apparaître dans les yeux de son jeune maître.
Ce dernier frappa du poing l’accoudoir de son siège en s’écriant :
– Ça y est, j’ai trouvé ! Je sais comment nous allons vaincre les Cavarnasiens ! Leur flotte ne sera vraiment plus qu’un souvenir, comme je l’ai affirmé à Jagtroll ! Convoquez l’équipage, j’ai besoin de tous les avis !
– Quand tu dis l’équipage, tu veux dire tout le monde, familles incluses ? s’enquit Tertté.
– Non, seulement les vrais membres de la bande, nous quatre, Carolas, Garolddé, Vilinder, Kraeg et Saug. Et LozaTing Etral également, même s’il ne devrait pas comprendre grand-chose compte tenu de ses faibles progrès en langue seitranne. J’ai l’idée générale du plan, et ce sera à vous tous de le rendre applicable sur le terrain.

Une vingtaine de minutes plus tard, devant son équipage au complet, Minos exposa son « plan », qui tenait en une phrase :
– C’est très simple : nous allons nous infiltrer dans le port où mouille la flotte de guerre cavarnasienne, et nous allons couler ou brûler tous leurs navires sauf deux ou trois que nous allons voler. Des questions ?
– Ça ne marchera pas, Wintrop, fit Telmas en secouant la tête. Jamais nous ne pourrons voler leurs navires.
– Pourquoi pas ? rétorqua Parnos. C’est assez simple et direct pour…
– Simple d’esprit, tu veux dire, coupa Tertté en triturant nerveusement sa moustache tombante. Techniquement, ça ne marchera pas. Les navires cavarnasiens ne sont pas de simples versions agrandies de la Flèche des Mers : ils possèdent deux voire trois mâts, sans parler de toutes les petites voiles supplémentaires ajoutées récemment. Il faut des dizaines de marins pour les manœuvrer, sous les ordres d’un chef qui connaît sur le bout des doigts leur fonctionnement.
– Tu veux dire que nous n’avons personne qui sache comment faire avancer ces mastodontes ? demanda Minos.
– Exactement, Wintrop, répondit Telmas. Cela fait des années que j’entends parler de ces nouveaux navires : ils ont été développé par les Aiger, qui ont procédé à des centaines d’essais, jour après jour. Ceci dit, je ne pensais pas que ce nouveau type de navires était d’ores et déjà prêt. Notre Flèche des Mers est maintenant beaucoup trop petite pour aborder nos ennemis, et leurs voiles multiples leur donnent au moins la même vitesse que nous. Quand à leurs équipages, ils ont été formés spécifiquement : chacun a son rôle, leurs équipes sont obligées d’être rodées pour être efficaces. Le savoir qu’ils possèdent ne s’acquiert pas par la théorie mais par la pratique : pour nous mettre à leur niveau, il nous faudrait un de leurs navires et procéder à tâtons pour découvrir l’interaction des voiles. On en aurait pour des semaines !
– A vrai dire, reprit Tertté, cela fait des semaines que je me demande si je dois continuer la construction du nouveau navire : il aura beau être à moitié plus grand que la Flèche, il sera encore beaucoup trop petit pour rivaliser avec les navires cavarnasiens. Mais bon, je n’ai pas pu t’en parler avant vu que vous étiez en mer, aussi ai-je continué.
– Hum…nous pourrions commencer la construction d’un navire aussi grand que les leurs, dit Minos.
– Nous en serions peut-être capables, Wintrop, mais il nous faudra une quantité faramineuse de bois, ainsi que des mois de travail avec une main d’œuvre abondante ! Nous ne maîtrisons pas assez leurs techniques de construction navale pour être efficaces rapidement.
– Je vois. Laissons de côté ce problème, et continue la construction de la nouvelle Flèche : elle nous sera quand même utile pour nous faire passer pour des pêcheurs. J’ai une autre idée : puisqu’on ne pourra pas manœuvrer leurs navires si on les vole, est-ce qu’on ne pourrait pas les remorquer avec deux ou trois navires du gabarit de la Flèche ?
– C’est aussi saugrenu qu’irréalisable, Wintrop, répondit Telmas. Les abords du port de Castinae Varil sont difficiles d’accès, pas autant que ceux de Drisaelia, mais assez pour être quasiment certains de voir leurs navires s’échouer sur des écueils en cas de remorquage.
– C’est pas vrai ! fulmina Minos. Il doit bien y avoir une solution, bon sang ! Je veux un de leurs navires ! Il faut que…
– Je sais ! s’écria Vilinder en se levant brusquement. Puisqu’on ne pourra pas voler un navire dans leur port, volons-en un en pleine mer !
Les ricanements et grommellements de ses camarades le réduisirent au silence, avant que Minos ne s’exclame d’une voix forte :
– Excellente idée, Vilinder ! C’est exactement comme cela que nous allons procéder ! En pleine mer, nous n’aurons aucun mal à en remorquer un !
– Ça ne s’arrange pas dans ta tête, Wintrop, estima Tertté. Tu crois peut-être qu’on va pouvoir aborder et s’emparer d’un navire comptant une centaine de personnes à bord, dont la moitié sont des soldats ?
– Tout est toujours possible, Tertté ! Et ce sont souvent les plans les plus inattendus qui ont le plus de succès.
– Ça, pour être inattendu, c’est inattendu, grommela Tertté en triturant derechef sa moustache.
– Moi, ça me plaît, fit Garolddé.
– Je préfère me taire, geignit Parnos.
– Ta capacité d’improvisation étant ce qu’elle est, j’ai hâte de voir cela, dit Telmas d’un ton moins froid qu’à l’accoutumée.
– Je marche aussi, ajouta Carolas. Elargissons notre horizon !
– Kraeg ? demanda Wintrop.
– Tant qu’on ne me demande pas d’attirer un serpent géant dans un piège, je suis prêt à endurer tous les paquets de mer de Dilats, répondit le géant avec un sourire serein.
– LozaTing Etral ?
– Ishi teb arch hebet’…
– Merci, fit Minos en levant la main pour le faire taire. Vilinder, je pense que tu as encore quelques progrès à lui faire faire avant qu’il ne comprenne le seitran. Saug, des commentaires ?
Surpris qu’on lui demande son avis malgré son jeune âge, Saug se contenta de secouer la tête en signe de dénégation, tout en rougissant violemment.
– Parfait, conclut Minos. Réunion demain matin à la première heure pour mettre notre plan d’action en place : j’ai déjà un tas d’idées et j’aurai décidé de la bonne d’ici là. En attendant, quartier libre pour tout le monde.

A la fin de la réunion du lendemain, tous les avis furent unanimes : le plan de Wintrop était brillant. Ce dernier n’en rajouta néanmoins pas : il commençait à savoir par expérience que dresser des plans théoriques était une chose, mais que passer à la pratique pouvait réserver son lot de surprises.
Parnos et Minos se chargèrent « d’emprunter » une centaine d’archers à l’armée de Drisaelia. Celle-ci en comptait plus d’une centaine et quasiment tout le monde s’était porté volontaire, fier de servir leur premier général, Parn, et pour voir le célèbre Wintrop en action. Cet emprunt fit grimacer Plaevoo et Jagtroll, mais l’engouement suscité par la promesse de Minos de débarrasser les mers des Cavarnasiens fit qu’ils ne purent s’y opposer.
Afin de ne retenir que les meilleurs, Parnos se chargea d’organiser un tournoi. Dans un premier temps, cette nouvelle ravit les meilleurs archers, jusqu’à ce qu’ils apprennent la formule du tournoi : ils devraient certes atteindre des cibles à distance, mais les cibles seraient sur la plage et eux dans des navires. Minos aurait même préféré que ce tournoi ait lieu avec des conditions météorologiques déplorables, mais l’été battant son plein, il dut se contenter d’embarquer en plus des hommes chargés d’accentuer le roulis et le tangage des navires desquels les archers tentaient de toucher leurs cibles.
Telmas, Carolas et Saug, de leur côté, partirent espionner les mouvements et les habitudes des navires cavarnasiens à la sortie de Castinae Varil.
Kraeg et Vilinder partirent pour Balkna, où ils devaient utiliser une partie des émeraudes glanées en pays drotite pour acheter une énorme quantité de tissus. Enfin, Tertté, Garolddé et LozaTing Etral s’embarquèrent pour le Xulgus, où ils devaient négocier des arbres. Minos avait en effet permis à Tertté de terminer la nouvelle version de la Flèche des Mers, mais était décidé à faire fabriquer un grand navire à trois mâts. Tertté s’arrachait les cheveux : lui qui était si fier de la nouvelle Flèche avait désormais l’impression d’avoir perdu son temps ces derniers mois. De plus, avant même de penser à construire un grand navire, il devait se préoccuper de l’édification d’une cale suffisamment grande pour l’accueillir, en bord de mer, avec tous les problèmes techniques que cela impliquait.
Pendant ce temps, Minos tourna en rond une matinée, puis ressentit un puissant besoin d’action. Il se fit nommer général de l’armée de Drisaelia et entreprit de former les dernières recrues. Celles-ci furent d’abord fières d’avoir Wintrop comme instructeur, mais déchantèrent vite face à la dureté de son entraînement : des marches et des courses pendant des heures, de la nage en pleine nuit, l’apprentissage du combat à l’épée, droite ou courbe, et au bâton, sans parler du jet de lances et de dagues, du tir à l’arc et du combat à mains nues, surtout la lutte seitranne.
Les anciens de l’armée commencèrent par ricaner en voyant les nouveaux trimer, puis les prirent en pitié face à la cadence infernale imposée par Minos. Ils finirent par les envier et les jalouser quand ils se révélèrent meilleurs qu’eux au cours de joutes improvisées ou organisées. Ce fut grâce à ces joutes que les nouveaux prirent conscience que leur général n’était pas un sadique voulant les briser mais un formateur exigeant qui leur inculquait à la dure des moyens de survivre à la guerre. Leur moral remonta alors en flèche et ils furent fiers de se proclamer du « bataillon de Wintrop ».
Ils éprouvaient une grande admiration pour leur général, qui feignait de ne pas s’en rendre compte : il les haranguait sans arrêt, était toujours froid et exigeant. Il ne laissait tomber son masque que devant Parnos, une fois rentré au village. Pendant des heures, il s’envoyait alors des fleurs, proclamait son génie de général, étalait sa fierté et son orgueil, le tout largement arrosé de torfen.
Parnos était heureux de voir son jeune maître s’investir autant dans le monde des armes, mais l’entendre se vanter tous les soirs le désespérait parfois. La question qu’il s’était posé un million de fois dans sa vie n’avait toujours pas réponse : qu’est-ce qu’allait devenir le petit et qu’allait-il faire de sa vie ? Il se refusait en effet à croire qu’ils resteraient pirates toute leur vie, même si Minos semblait y prendre beaucoup de goût.

Il fallut un mois pour que les derniers membres de l’équipage rejoignent l’île. Toutes les missions avaient été couronnées de succès. Pendant ce temps, sur les mers, les massacres continuaient et la haine entre Cavarnasiens et pirates grandissait encore. Il était grand temps de passer à l’action et Minos piaffait d’impatience. Quand Tertté, Garolddé et LozaTing Etral rallièrent enfin Drisaelia, dans la soirée d’un des derniers jours d’août, Minos annonça que l’équipage embarquerait trois jours plus tard pour entrer en guerre.

Une semaine après, la flottille de Wintrop le Rusé, comme de plus en plus de pirates l’appelaient, était en place. Telmas, entre autres informations de sa mission d’espionnage, avait établi que les navires cavarnasiens suivaient toujours la même route en quittant Castinae Varil, et que cette route passait près d’une petite île, à trois jours du port. Il fut donc décidé que l’embuscade aurait lieu à cet endroit.
La flottille de Minos était composée de dix navires de même gabarit et tonnage que la Flèche des Mers, chacune comptant dix archers. Chacun avait revêtu une armure et coiffé un casque. Minos, Parnos, Garolddé, Tertté, Telmas, Carolas, Kraeg, Vilinder et LozaTing Etral, qui commençait enfin à intégrer la langue seitranne, était chacun à la tête d’un navire. Chaque navire, à l’image de la Flèche des Mers, arborait désormais un éperon à sa proue, ustensile indispensable au plan mis sur pied par Minos.
Le jeune chef pirate avait trouvé sans mal un chef pour le dernier navire, un virtuose de l’arc qu’il avait remarqué dans le bataillon de Wintrop et qui avait pour nom Ototté. Ce Delnasien ressemblait plus à un Aiger qu’à un Seitran, avec sa grande taille, ses larges épaules, sa mâchoire carrée et ses cheveux blonds mi-longs qui, partagés par une raie, lui tombaient sur les épaules. Son caractère était en revanche à l’opposé de son apparence : il parlait d’une voix douce, avait un caractère égal et passait son temps libre à écrire de médiocres poésies et à élever des pigeons.
Quant à Saug, il avait été déposé sur l’île derrière laquelle la flottille se cachait. Un tambour aiger lui avait été confié pour annoncer l’arrivée de la frégate cavarnasienne. Cela constituerait également le signal de l’attaque pour les pirates.
Quand le tambour retentit, tout le monde était prêt et Minos donna le signal de l’attaque. La flottille se divisa en deux pour attaquer de deux côtés à la fois. Chaque chef de bord s’occupait du gouvernail et de la voile, et les archers embarqués étaient déjà prêts à tirer.
Chaque navire avait embarqué un chaudron rempli d’un mystérieux liquide noir qui, aussi étrange que cela puisse paraître, brûlait. C’était Jagtroll qui avait ramené ce liquide d’une expédition du Delnas, ce qui en fin de compte n’avait pas étonné grand monde : le Delnas n’était-il pas le pays des mages ? Minos avait embarqué la quasi totalité du stock de Jagtroll, qui avait accepté à contrecœur de la lui échanger contre les dernières émeraudes drotites.
Au signal de Minos, les archers enflammèrent le bout de leurs flèches et lancèrent une bordée sur les voiles ennemies, dans le but de les brûler : les frégates cavarnasiennes n’embarquant pas de rames, les priver de leurs voiles allait les immobiliser à coup sûr. Ce qui ne manqua d’arriver.
Dès qu’il se rendit compte que rien ne pourrait sauver les voiles ennemies, Minos lança un nouveau signal : ses hommes prirent alors pour cible les membres d’équipage ennemis. Au bout de cinq minutes de tirs nourris, seuls avaient survécu ceux qui avaient pu se mettre à l’abri, dans les entrailles du navire. Un nouveau signal et sept des dix navires se lancèrent à l’abordage, couverts par les trois derniers qui continuaient à lâcher des bordées de flèches pour empêcher une riposte.
Arrivés à quelques mètres de la frégate, les tirs de soutien cessèrent afin de ne pas blesser accidentellement des pirates, et les assaillants lancèrent des grappins vers le pont ennemi, avant d’y monter rapidement. C’était la partie la plus sale de leur besogne : les pirates devaient tuer tout le monde au corps à corps.
Le combat fut un massacre en règle : les Cavarnasiens, privés de voiles, savaient quel sort les attendait. Bien qu’ils défendirent chèrement leur peau, ils furent balayés par les pirates, menés par les impitoyables Minos, Parnos, Kraeg et Carolas, ces deux derniers ayant accompli récemment beaucoup de progrès à l’épée. Cinq pirates laissèrent leur vie dans l’assaut, et un sixième mourut un peu plus tard de sérieuses blessures, malgré les soins prodigués par Vilinder et LozaTing Etral. Les autres blessures, bien que nombreuses, furent sans gravité.
Les corps ennemis furent jetés à la mer et la frégate remorquée par trois bateaux pirates. Elle fut cachée derrière l’île, ancre jetée. Les pirates s’installèrent sur l’île pour y passer une bonne nuit de repos, sauf Telmas, Saug et une dizaine d’hommes qui reprirent la mer, déguisés en pêcheurs. Ils devaient retourner à Castinae Varil jusqu’à ce qu’une nouvelle frégate s’apprête à prendre la mer. A ce moment, ils reviendraient auprès de leurs camarades, qui se prépareraient à la bataille suivante.
Celle-ci eut lieu trois jours plus tard et eut le même résultat que la première. Quatre pirates moururent. Minos ayant décrété qu’il voulait capturer trois frégates, ils attendirent la suivante, qui se présenta dix jours après la première.
Cette fois-ci, les pirates payèrent un plus lourd tribut à la mort : pas moins de dix-sept pirates y restèrent. Minos et Kraeg récoltèrent chacun une blessure, le premier au bras et l’autre au dos, mais aucune ne s’avéra mortelle ni porteuse de séquelles. A chaque fois, le mot d’ordre des pirates restait le même : pas de quartier. Cette guerre était pour eux celle de la survie.

La deuxième partie du plan pouvait désormais être mise en place : couler le reste de la flotte cavarnasienne, basée à Castinae Varil.
Les investigations de Telmas avaient fait état de vingt frégates côté cavarnasien. Trois étaient désormais entre leurs mains et cinq étaient en mer, d’après les informations qu’ils avaient collectées. Ils avaient donc douze navires à envoyer par le fond.
La trentaine de pirates blessés lors des affrontements fut chargée de veiller sur les trois frégates, et il fut en outre laissé à leur disposition deux navires pirates, au cas où ils devraient fuir leur position. Les frégates furent donc cachées derrière l’île et les cinquante pirates restants reprirent la mer, direction le principal port de Cavarnas, Castinae Varil.
L’été touchant à sa fin, il n’était pas rare de voir de violentes tempêtes sévir sur les côtes des royaumes du sud, et Minos attendait avec impatience la première de ces tempêtes pour passer à l’action : les conditions seraient en effet extrêmes pour les défenseurs de la flotte, surtout si, comme Minos l’avait décidé, l’attaque avait de surcroît lieu de nuit.
Dès qu’ils ne furent plus qu’à deux heures de leur destination, ils firent halte sur une île minuscule préalablement repérée par Telmas, et la longue attente commença.
Telmas, qui possédait la navigation dans le sang, assurait être capable de prédire l’arrivée d’une tempête, et Minos se trouvait obligé de lui faire confiance. Par bonheur, ce ne fut qu’au bout de cinq jours que Telmas annonça l’arrivée du mauvais temps. Les heures passant, il affirma que c’était bien une tempête qui arrivait, sans pouvoir préciser pour autant son importance.
Aussitôt, Minos donna l’ordre à chacun de se préparer : les rames furent mises en place et une répétition eut lieu, qui servit aussi d’échauffement.
Quand le crépuscule arriva, les vents s’étaient levés et les nuages, menaçants, voilaient déjà une bonne partie du ciel. Des creux importants se formaient à la surface de l’eau quand Minos donna le signal du départ. Les vents tourbillonnants n’incitaient pas à la navigation à la voile, aussi chacun prit place devant une rame et se mit à souquer. Au fur et à mesure de leur avancée dans la nuit tombante, les conditions climatiques se détériorèrent, avec l’arrivée d’une pluie discontinue et glaciale.
Ils eurent du mal à distinguer le port : la lumière du phare qui en signalait l’entrée était à peine visible. Ils perdirent beaucoup de temps à virer entre les esquifs défendant l’anse de Castinae Varil, sous les ordres de Telmas, avant de se remettre à ramer furieusement, droit sur les frégates qu’ils ne distinguaient pas encore.
Au départ, Minos avait compté sur ce mystérieux liquide brûlant pour trouver un moyen de venir à bout des frégates, mais la quantité qu’ils en avaient obtenu et leur connaissance précise de ses propriétés avaient fait en sorte qu’ils avaient du changer d’option.
Il avait donc décidé d’aller au plus simple : équiper sa flottille d’éperons et la faire percuter les navires ennemis. L’efficacité de cette technique ne lui laissait aucun doute, le seul danger étant que les navires pirates, une fois leurs proies éperonnées, n’arrivent pas à faire machine arrière, encastrés dans l’ennemi par le fait d’une vitesse excessive. Malheureusement, cette vitesse élevée était indispensable pour espérer percer les coques des navires cavarnasiens.
Bien que relativement aléatoire, ce plan avait selon Minos de bonnes chances de fonctionner, surtout exécuté sous le couvert d’une tempête : les réactions ennemies n’en seraient que plus perturbées. Une fois dans le port, les pirates formèrent trois groupes, filant très vite sur la mer démontée : deux groupes de trois navires et un de deux, formé des deux plus grands navires d’attaque, dont la Flèche des Mers. Chaque groupe s’était vu désigner une cible avant de partir.
La Flèche des Mers et l’Etoile Filante, dirigées respectivement par Minos et Parnos, s’élancèrent vers leur cible : les pirates ramaient désormais frénétiquement, malgré les vents tourbillonnants et les paquets de mer qui semblaient n’être là que pour les empêcher de progresser. Cela n’entama pas leur volonté et ils percutèrent violemment la première frégate. Sous le choc, tous se retrouvèrent sens dessous dessus, avec l’impression que c’était leur propre navire qui s’était brisé sous le choc.
Deux des hommes de Minos ne se relevèrent pas, tandis que lui constatait déjà avec satisfaction qu’ils avaient atteint leur objectif : un trou béant apparaissait désormais dans la coque du navire ennemi. Il se mit aussitôt à beugler après ses hommes afin qu’ils dégagent le navire de là avant de quitter avec l’ennemi. Montrant l’exemple, il s’échina à pousser sur la coque ennemie à l’aide d’une rame.
Ils vécurent un avant-goût de ce qui les attendait après leur mort dans les Dix-Huit Enfers, tandis qu’ils s’acharnaient à arracher leur navire de l’étreinte de la frégate : leurs rames ne cessaient pas de glisser sur la coque ennemie, les empêchant de trouver une position équilibrée pour faire levier, d’autant que les vagues et les vents se déchaînaient plus que jamais.
Ils parvinrent à se dégager au bout d’un temps qui parut interminable à Minos. Il était extrêmement tendu, d’autant plus qu’il ne pouvait pas voir où en étaient les autres assaillants : son attaque, si elle aveuglait l’ennemi, avait également l’inconvénient d’aveugler les assaillants.
Dès qu’ils furent dégagés, ils remirent laborieusement les rames en place et s’échinèrent dessus aussitôt : il leur fallait maintenant accomplir une large boucle pour reprendre de la vitesse afin de fondre sur la cible suivante.
Si tout se passait bien, trois frégates devaient être hors d’état de nuire à l’heure actuelle, ce qui en laissait tout de même encore neuf à envoyer par le fond. Et Minos n’avait aucun moyen de savoir si tout se passait bien du côté des autres. A vrai dire, il n’était même pas certain que les douze navires comptés par Telmas étaient réellement là : malgré ses observations, il était possible que l’un d’entre eux au moins soit reparti en mer, et peut-être même un certain nombre d’entre eux avait été déplacé pour s’abriter de la tempête.
Avant de partir, Telmas leur avait néanmoins dressé un plan du port, avec les positions observées des frégates : ils avaient alors dressé leur plan d’attaque, décidant lesquels de leurs navires attaqueraient tel navire puis tel autre. Minos se rendait compte désormais à quel point cela avait été ridicule : dans les Enfers qui se déchaînaient autour d’eux, ils étaient dans l’incapacité totale de savoir si leur prochaine cible était bien celle qui leur avait été assignée. Pour tout dire, ils eurent même du mal à repérer cette cible suivante. Ils se contentèrent de fuser sur une grosse masse quasi indistincte que l’un des pirates à la vue perçante désigna. Minos ne voyait rien mais donna l’ordre de fondre dessus.
Il parut à Minos encore plus difficile et plus long que la première fois de se retirer de cette frégate-là, mais ils finirent par y parvenir. Malgré leurs muscles épuisés et leurs corps transis de froid, Minos ordonna une nouvelle attaque : les trois groupes de pirates devaient en effet venir à bout de quatre frégates chacun s’ils voulaient couler l’intégralité de la flotte cavarnasienne présente.
Les hommes présents à bord de la Flèche des Mers étaient sur les rotules quand Minos donna l’ordre de faire demi-tour, après avoir éperonné l’ennemi à cinq reprises, par précaution. A vrai dire, il n’était même pas sûr d’avoir éperonné cinq navires différents. Sa plus grande crainte était de s’être acharné sur le même adversaire pendant tout ce temps, même s’il était quasiment certain d’avoir attaqué au moins deux ennemis. Quand comment en être réellement sûr dans de telles conditions apocalyptiques ?
Le moral en berne, il se résigna donc à rallier le point de rendez-vous préalablement défini par Telmas, à savoir l’entrée du chenal du port, et se surprit à prier pour qu’au moins Telmas ait survécu à l’assaut : il était le seul capable de les sortir de là !
Quand ils arrivèrent au point de ralliement, Minos fut soulagé de voir que six autres navires attendaient déjà. Il n’en manquait plus qu’un. Pour cette mission, les huit chefs de navires étaient lui, Minos, accompagné de Saug, Parnos, Telmas et Carolas ensemble, Vilinder, Kraeg, LozaTing Etral avec Ototté, Garolddé et Tertté. Mais Minos était incapable de dire qui manquait à l’appel. Il parvint juste à distinguer Telmas, dont le navire s’était positionné de manière à ouvrir la voie.
Telmas attendit ce qui parut être une éternité à tous les pirates, de plus en plus persuadés qu’ils ne survivraient pas à cette nuit, avant de se décider à ressortir du port, sans le huitième navire.
Contrairement au plan originel, il ne tenta pas de rallier l’île située à deux heures de Castinae Varil par des conditions climatiques normales, mais se mit en quête d’une anse le long de la côte. Comme il n’était pas du genre à laisser le hasard et la chance décider pour lui, il avait auparavant effectué une reconnaissance aux alentours du port cavarnasien, et put ainsi mener le reste de la flottille à l’abri de la tempête, dans une petite crique abritée.
Les navires furent tirés sur la grève et disposés en un cercle grossier. En son sein, ils purent tenir un semblant de réunion afin de tirer les premières conclusions de leur action, et savoir qui manquait à l’appel. Garolddé.
Les comptes-rendus des uns et des autres concernant l’attaque ne furent pas d’un grand secours à Minos : personne ne savait s’il avait touché la cible qui lui était assignée, mais il s’avéra que chaque navire avait attaqué quatre fois, cinq en ce qui concernait la Flèche des Mers et même six pour le navire de Telmas et Carolas. Restait en revenir à Castinae Varil dès que le temps le permettrait, afin de s’assurer des dégâts occasionnés et du sort du huitième équipage.
Minos et Parnos, incapables de dormir sous l’effet de l’adrénaline, et en repensant au lourd tribut humain qui avait été payé par les pirates, se chargèrent de veiller sur le sommeil de leurs troupes, avec six autres volontaires.
La tempête fit rage tout le reste de la nuit et la journée suivante, avant de se calmer au crépuscule. Une nouvelle nuit de sommeil acheva de requinquer les pirates, sauf Minos et Kraeg dont les blessures, pourtant en voie de guérison, les faisaient souffrir énormément et les empêchaient de jouir d’un sommeil réparateur.
Le matin suivant, le vent qui mugissait encore parfois violemment n’impressionna guère les pirates après ce qu’ils avaient vécu. Minos fit enlever l’éperon ornant l’avant de la Flèche des Mers afin de la faire passer pour un innocent navire de pêcheur, puis il y embarqua pour retourner à Castinae Varil, avec son équipage au grand complet.
Son cœur s’emplit de fierté dès qu’ils eurent franchi le chenal d’entrée du port : une seule frégate tenait l’eau, et deux autres ne se distinguaient que par leurs mâts qui émergeaient lamentablement des flots. Ils étaient parvenus à en couler onze sur douze ! La guerre avec les Cavarnasiens était terminée ! Les routes maritimes seraient désormais plus sûres pour les pirates. Au moins pour quelques mois, le temps que Cavarnas se remette de ce désastre.
Par contre, le cœur suffocant d’angoisse, il ne vit aucune trace du navire de Garolddé. Ils débarquèrent et se réfugièrent à l’auberge la plus proche : les indicateurs qu’ils y connaissaient leur apporteraient peut-être des nouvelles rassurantes. Las ! Rien n’y fit, ils durent se rendre à l’évidence : Garolddé et son équipage avaient bel et bien laissés leur vie dans le port ; nul n’avait vu la moindre trace de leur navire.
Minos eut une longue conversation avec ces indicateurs, des pêcheurs que les pirates dépannaient de temps à autre contre du poisson tout frais pêché, à propos d’un tout autre problème, qui le tarabustait depuis sa conversation avec Jagtroll : comment la guerre entre Cavarnas et les pirates avait-elle débutée ? Jagtroll ou Plaevoo avaient-ils vraiment ouverts les hostilités, où étaient-elles le fait des seuls Cavarnasiens ? Minos était perplexe, chaque camp rejetant la responsabilité de l’escalade de la violence sur l’autre. Mais bien qu’il fut décidé à en avoir le cœur net, il ne put découvrir comment on en était arrivé là.
Finalement, la mort dans l’âme, il donna le signal du retour, au grand soulagement de ses hommes. Ils rejoignirent les sept autres navires restés dans leur petite anse, puis rallièrent l’île où se cachaient leurs blessés et les trois frégates capturées.
Ces dernières furent remorquées par trois navires pirates chacune, et il leur fallut ainsi trois semaines pour rallier Drisaelia à un rythme tranquille.
Les archers adulaient désormais leur Wintrop, qui s’en fichait éperdument. Il ne voyait pas comment sa réputation aurait encore pu grandir. Evidemment, il se trompait. Sans s’en rendre compte, son dernier coup d’éclat avait fait de lui au moins l’égal des deux autres principaux chefs pirates. Désormais, aux côtés de Plaevoo le Requin et de Jagtroll le Fort, régnait sur le monde des mers Wintrop le Rusé.