Chapitre XII : La Bataille d’Erebnar

A partir du moment où les pirates se mirent d’accord pour entrer en guerre contre Isenn, Plaevoo et Minos furent consignés à Drisaelia : il était en effet hors de question de prendre le moindre risque de les perdre.
En même temps, tous deux se mirent à agir avec la grande prudence : ils avaient beau être les plus puissants des pirates, aucun d’eux, ni aucun autre, ne pouvait se permettre de prendre formellement la tête de l’armée pirate. Tous les chefs devaient agir de concert s’ils ne voulaient pas voir leur communauté éclater.
Mais de part leur position, ils étaient amenés à donner des ordres, même si cela leur déplaisait souverainement. Ils tournaient ces ordres en suggestions, et leurs interlocuteurs laissaient croire que ce n’était rien de plus, qu’ils pouvaient réellement dire non s’ils le désiraient. Mais personne n’était dupe de cette comédie : il y avait désormais deux dirigeants à la tête des pirates, qui devaient désormais faire preuve de diplomatie et d’humilité, et des dirigés qui, malgré leur statut officiel de chef, ne devaient pas laisser leur orgueil leur dicter leur conduite.
De tous les peuples de Dilats, il était communément admis que les plus fiers étaient les Aiger, or une bonne moitié des pirates l’était. Le rôle de Carolas fut déterminant pour leur faire accepter cette tutelle : il leur ordonna tout simplement d’obéir, et il fut écouté.
Dès le lendemain de la réunion, il prit Minos à part.
– Wintrop, il faut que je parte.
– Ah…qu’est-ce que tu as en tête ?
– Je rentre chez moi, dans le Brodenas.
– Maintenant, alors que nous sommes à l’aube d’une guerre impitoyable ? Ne me dis pas que tu veux rentrer pour renverser ton frère, parce que sinon laisse-moi te dire que je trouve que ce n’est vraiment pas le moment !
– Non, rassure-toi, j’ai bien conscience que ce n’est pas le moment. Je me dis simplement que les Aiger sont les meilleurs marins du monde, et de grands guerriers, et je veux retourner au pays pour nous recruter des hommes. Beaucoup seront prêts à me suivre aveuglément : je leur promettrai des batailles et des terres dans le Brodenas, et la meilleure raison qu’ils auront de me suivre, c’est que je suis un prince Aiger, tout simplement. Si j’ordonne, beaucoup obéiront.
– Mouais, mais fais gaffe avec ce dernier moyen : il vaut mieux avoir peu d’hommes qui te suivent de leur plein gré que beaucoup d’hommes qui te lâcheront à la première occasion.
– Ne t’en fais pas pour cela, j’ai déjà une bonne idée des clans qu’il me faut contacter : mon frère s’est fait beaucoup d’ennemis au cours de son règne, et sa paranoïa ne peut que jouer en ma faveur.
– Les Aiger ont de grands navires ?
– Aussi grands qu’une frégate, tu veux dire ? Non. Par contre, le navire de guerre « standard » des Aiger est aussi effilé que notre Flèche des Mers, sauf qu’il est deux fois plus grand. C’est un navire fait pour fondre sur sa proie, incomparable en vitesse.
– Très bien. Toute aide supplémentaire est bonne à prendre. Tu comptes partir quand ?
– Sans doute demain. Je vais aller de ce pas réquisitionner un navire Aiger pour m’y faire emmener.
– Réquisitionner ?
– Ma parole fait loi, ici, pour mon peuple.
– Prend garde de ne pas devenir trop arrogant, Carolas. N’impose pas si tu peux demander ou, mieux, attend qu’on te propose les choses.
– Nous n’avons pas le temps d’attendre, Wintrop. Ni toi ni moi ne sommes assez idiots pour croire qu’on peut gagner contre Isenn avec les forces dont nous disposons. Nous devons absolument les renforcer le plus vite possible, et c’est pourquoi je suis résolu à aller droit au but, avec tout le monde.
– Prends la Flèche des Mers.
– Quoi ?
– Prends la Flèche des Mers, plutôt que d’aller priver un de tes compatriotes de ses deux biens les plus chers : son navire et son indépendance. Et emmène Telmas avec toi, s’il le désire : avec lui pour te guider, tu ne devrais pas risquer grand chose.
– Wintrop, ce navire est le symbole de notre bande, il ne devrait pas avoir à naviguer sans toi, notre chef…
– Si tu veux me faire pleurer, c’est raté. C’est juste un truc en bois qui reste à la surface de l’eau, rien de plus. Ceci dit, il est assez bien pour t’amener rapidement chez toi et t’en faire revenir.
– Je te remercie beaucoup, Wintrop. Pour ce qui est de Telmas, je ne pensais pas l’emmener. Il a beau être le meilleur sur la mer, je m’en voudrais de te priver de deux de tes hommes à ce moment crucial.
– La mission dont tu as décidé de t’acquitter peut elle aussi s’avérer cruciale pour nous, il est donc normal que tu mettes le plus d’atouts possible de ton côté pour réussir.
– Merci encore, Wintrop. Je t’assure que je ferai le plus vite possible, conclut-il en serrant vigoureusement la main de son ami.

Après bien des pourparlers entre les différents chefs, il fut convenu que la majorité des petites bandes pirates irait espionner toutes les côtes et tous les ports du sud, de l’Uvnas à l’Isennas. Ils avaient besoin d’en savoir plus sur les forces navales de l’ennemi : de combien de navires disposait-il, et d’où allait-il les lancer ? Avait-il des mages dans chaque navire, qui plus est équipés d’artefacts ?
Entrer en guerre était bien beau, mais il fallait absolument que les pirates sachent le plus rapidement possible à quoi ils seraient confrontés. Le nombre de soldats d’Isenn semblait illimité sur terre, et il fallait qu’ils sachent ce qu’il en était sur mer, et de combien de navires l’ennemi pouvait disposer.
Minos n’était guère optimiste : les pirates ne possédaient que deux frégates, et même s’ils s’alliaient à des Etats, ce qu’ils ne pouvaient faire, trop de sang ayant coulé, les flottes conjuguées de l’Uvnas, de Lul et du Vilizel ne devaient pas en compter plus de vingt-cinq ou trente. Les pays Aiger, Brodenas, Cavarnas, Barneas, et Raternas pouvaient sûrement mobiliser des dizaines de navires, peut-être même des centaines, mais ils n’avaient pas un gabarit suffisant pour lutter contre une flotte de frégates.
Le plus grave était que Minos n’avait pas la moindre idée de comment mener cette guerre : allaient-ils se diriger vers une sorte de guérilla navale, en tendant des embuscades à des ennemis isolés ? A moins qu’il ne faille mener de grandes batailles navales, ce que Minos se savait pertinemment incapable de faire ?

Pour chasser ses doutes, comme ceux de ses hommes, il se lança à corps perdu dans l’entraînement militaire des pirates. Il provoqua une belle pagaille quand il décréta que dans les rangs de sa bande, même les femmes qui le désiraient pourraient apprendre à manier des armes. Il avait toujours trouvé étrange que seuls les hommes se battent, et avait gardé un souvenir très fort de sa mère en tenue de combat, qui l’avait serré dans ses bras avant de partir protéger leur fuite, à Parnos et à lui, en allant se sacrifier l’arme à la main aux côtés de son mari Kardanos.
Il tint bon et s’opposa fermement à tous les discours misogynes qu’il entendit à cette occasion : les femmes n’étaient pas faites pour se battre mais pour faire des enfants et les élever, elles n’avaient pas la force des hommes, etc.
Quand une délégation de petits chefs se présenta devant lui pour lui faire changer d’avis, il leur répondit hargneusement :
– Quand Drisaelia sera envahie et que nous autres les hommes seront tous tués, qu’est-ce qui restera à vos femmes pour défendre leurs vies ? Elles ne pourront que supplier l’ennemi, qui se fera un plaisir de les tuer en ricanant, s’il ne les viole pas avant ! Alors que si elles se battent, elles auront le contrôle direct de leur destin, et le nombre de nos défenseurs sera doublé !
Certaines des femmes qui assistèrent à cet échange plutôt vif approuvèrent bruyamment ses paroles, d’autant que la plupart étaient Aiger et de ce fait déjà familiarisées avec les violences de la guerre.
Les chefs durent s’incliner. Beaucoup interdirent à leurs femmes de prendre les armes, et bien des hommes regardèrent avec mépris les femmes s’entraîner au combat. Mais ce mépris diminua au fur et à mesure des progrès qu’elles accomplirent, et ils furent nombreux.
Un arc à la main, elles se révélèrent aussi précises que les hommes. Comme elles avaient moins de puissance, il fut vite décidé que lors d’envois de volées de flèches sur l’ennemi, les hommes tireraient les premiers, à longue portée, et les femmes à une distance suffisamment courte pour être certaines de provoquer autant de dégâts. Un concours de tir à l’arc fut même organisé, qui vit trois femmes se classer parmi les dix meilleurs, ce qui remplit plus d’un homme de honte, eux qui s’entraînaient depuis bien plus longtemps ! Minos eut la satisfaction de voir qu’Ototté remporta ce tournoi, tandis que lui-même fut éliminé au premier stade et Parnos au deuxième.
Les combats à l’épée donnèrent également lieu à des surprises : certaines femmes avaient une carrure impressionnante et, l’entraînement aidant, ne se privèrent pas de ridiculiser des hommes rachitiques qui se prenaient tous pour de grands guerriers pour la simple et bonne raison qu’ils portaient une arme. Ils déchantèrent vite, et les bleus et les diverses blessures qu’elles leur infligèrent eut rapidement raison de leur autosuffisance et de leur supériorité préconçue.
Enfin, les femmes prouvèrent que la force brute ne suffisait pas : elles eurent tendance à se spécialiser dans les épées droites et légères, faites pour transpercer, et apprirent vite à trouver les failles des armures de leurs adversaires.
A leurs yeux, Minos devint un héros. Mais aux yeux de certains pirates, ce jeune imbécile trop sûr de lui ne méritait que leur mépris : les femmes n’avaient rien à faire sur un champ de bataille, quelle que soient les raisons invoquées pour qu’elles s’y trouvent ! C’était comme ça et il n’y avait même pas à en discuter !

Brégan le Pouilleux était à mille lieues du débat qui agitait Drisaelia quand au statut des femmes. A vrai dire, si on lui avait posé la question, il aurait sans nul doute répondu que ça aurait été une drôle d’idée que d’armer une femme : elles ne savaient pas se battre. De toute façon, il ne se posa pas la question, car quand Minos lança le débat, lui et sa bande étaient déjà partis en mer, filant droit vers l’Isennas pour reconnaître et estimer la force de l’ennemi.
C’était une mission très périlleuse, mais il n’avait pas hésité une seconde, pour la principale raison qu’il n’était pas assez intelligent pour se rendre compte du danger. C’était un inconscient par nature, et son équipage lui ressemblait : ils étaient des parias parmi les parias, de leur propre fait. Ils ne vivaient qu’entre eux, avaient une hygiène déplorable et passaient leur temps libre à boire et à jouer aux osselets.
Ils n’auraient sans doute même pas su dire pourquoi ils étaient pirates : ils avaient emprunté cette voie un beau jour, et avaient continué à la suivre par habitude. Dépourvus d’imagination, ils n’étaient désormais plus capables de faire autre chose mais à force, ils le faisaient bien et prenaient les choses à cœur. Cette mission, par exemple.
Brégan ignorait ce que Plaevoo et Wintrop allaient bien pouvoir faire du rapport des forces isenniennes qu’il ne manquerait pas de leur adresser à son retour, et ne chercha même pas à le savoir : cela le dépassait totalement et ne l’intéressait même pas. Tout ce qu’il avait à faire était de voir des choses intéressantes.
Trois chefs pirates croisaient au large du Xulgus, le pays des Guzruns, tandis que sept autres, dont lui, surveillaient l’Isennas. Il s’était réservé l’extrême sud de leurs côtes, avec une drôle d’idée derrière la tête, car il lui arrivait d’en avoir, raison pour laquelle il était le chef de sa pitoyable bande.
Certains prétendaient que Dilats était ronde, ce que lui trouvait particulièrement stupide. Néanmoins, si cette folle idée s’avérait exacte, en mettant le cap plein est à partir des côtes de l’Isennas, il tomberait à un moment ou à un autre sur Drisaelia. Mais son navigateur n’en était pas sûr car il avait déjà beaucoup de mal à diriger le navire dans les multiples récifs qui entouraient Drisaelia : ils y avaient déjà laissé quatre navires.
Sous le coup d’une impulsion soudaine, Brégan était bien capable d’abandonner sa mission pour se lancer dans cette aventure, mais pour l’heure, il l’avait remisé dans un coin de sa tête. Ils n’avaient pas trouvé la moindre trace de port parmi les anses qu’ils avaient exploré et les bras de mer qu’ils avaient remonté.
Ils étaient pourtant là pour trouver quelque chose, et Brégan, têtu, donna l’ordre de remonter la côte est de l’Isennas. Ils n’eurent pas à aller bien loin : débouchant de derrière une avancée de falaise qui allait mourir dans la mer, ils manquèrent de se retrouver au beau milieu de la flotte d’Isenn. Ils immobilisèrent leur navire et tentèrent de compter le nombre impressionnant de frégates qui stationnaient non loin de leur position.
Brégan était fier de savoir compter jusqu’à vingt, mais il maudit Isenn quand il se rendit compte que son érudition ne suffisait pas pour dénombrer le nombre de ses navires. Mais l’un des hommes était un malin, et intelligent de surcroît : lui savait compter jusqu’à trente-cinq, et il trouva un moyen de contourner leurs limites en mathématiques. Il dénombra trois fois trente-cinq frégates, plus quatre.
Si aucun à bord n’était capable de savoir quel chiffre exact cela représentait, ce qu’ils avaient eu sous les yeux avait largement suffit à les convaincre que c’était beaucoup, voire même énorme.
Au bout de trois jours, quand ils furent à peu près certains du nombre de frégates qu’ils avaient compté, ils envisageaient de faire demi-tour quand une agitation certaine s’empara des frégates. Des centaines de tonneaux furent montées à bord, ainsi que d’innombrables Guzruns. Cela sentait le branle-bas de combat, et tous les navires semblaient devoir être ravitaillés et équipés. L’intégralité de cette flotte allait-elle prendre la mer ?
Brégan n’avait aucune intention de rester s’en assurer : mieux valait qu’il s’en aille maintenant, tranquillement, que poursuivi par une flotte entière. Plaevoo et Wintrop devaient être mis au courant le plus vite possible de ce qui se tramait ici. Il donna ses ordres, et fit mettre le cap directement sur Drisaelia.

Plus de cent frégates ! Quand Brégan le Pouilleux avait fait son rapport aux deux chefs pirates de Drisaelia, ceux-ci étaient soudainement devenus blêmes. Ce n’était pas possible ! Pas autant que cela ! Brégan n’était pas à leurs yeux l’homme le plus fiable du monde, mais il devait tout de même y avoir un fond de vérité dans ce qu’il avait vu.
Mieux valait attendre d’autres rapports avant d’entreprendre quoi que ce soit. Et de toute manière, que faire ? Ils auraient éventuellement, de l’avis de Minos, put l’emporter face à une vingtaine de frégates, en mobilisant toutes leurs ressources et en n’hésitant pas à sacrifier leurs vies, mais une centaine ! A part raser les murs en priant Akeydana et Lommé que l’ennemi ne les remarque pas, il ne voyait pas du tout quelle attitude adopter.
Malheureusement, les autres pirates vinrent à leur tour au rapport, les uns après les autres, au fur et à mesure de l’avancée de la flotte ennemie. Elle s’était d’abord arrêtée au Xulgus pour faire le plein d’hommes, puis une partie d’entre elle s’était engagée dans le chenal d’Opaldi pour attaquer les ports du Vilizel. Le reste de la flotte avait continué vers l’ouest, longeant les côtes du Delnas déjà occupé depuis des années : des frégates s’arrêtèrent dans ses ports, et les autres, environ soixante, reprirent leur route. Leur destination suivante ne pouvait être que Lul : la moitié sud du royaume résistait encore à l’envahisseur, mais cette moitié était tournée vers les mers. Les défenseurs du royaume risquaient donc de se retrouver pris entre deux feux : des attaques terrestres venues du nord, et des attaques maritimes venues du sud. Lul allait tomber, Minos en acquit vite la conviction.
Dès que les premiers rapports étaient arrivés, Plaevoo et Minos avaient dû, la mort dans l’âme, se résoudre à prévenir les royaumes de Lul et de l’Uvnas, par l’intermédiaire de leurs nombreux contacts dans ces pays. La chute de Lul serait la première étape de la fin des royaumes et, bien qu’il ne l’aurait jamais avoué, même sous la torture, Minos éprouvait une oppression dans la poitrine à l’idée que son pays natal tombe.
Il envoya Parnos à Balkna pour contacter Kentos, afin d’être sûr que le roi Darssé soit mis au courant et prenne des mesures pour défendre ce qui restait de son royaume, et Plaevoo envoya un équipage Aiger au Brodenas, afin de presser Carolas de revenir le plus vite possible avec le plus d’hommes mobilisables.
Minos décida qu’il enverrait ses troupes combattre la flotte d’Isenn dans la baie d’Erebnar, face à la capitale de Lul. Plaevoo ne put le décider à changer d’avis, et fut extrêmement irrité de voir Wintrop être si intraitable sur la question. Si Wintrop y allait avec ses seules troupes, il serait balayé et en avait bien conscience. Et Plaevoo ne tiendrait pas longtemps, par la suite, sans lui et son organisation. Contraint et forcé, il se résigna donc lui aussi à affréter ses navires : ils auraient – peut-être – une petite chance de l’emporter s’ils présentaient un front uni, mais Plaevoo était très inquiet. Leurs préparatifs se faisaient dans l’urgence et ils partaient sans même avoir un plan bien défini en tête.

Un des derniers matins de mai, la flottille disparate de pirates quitta Drisaelia. Beaucoup ne reviendraient pas. Deux frégates, vingt-deux navires de même gabarit que la Flèche des Mers, et sept navires intermédiaires, versions plus grandes de la Flèche, ce fut tout ce qu’ils purent rassembler. Tous les navires étaient bourrés à craquer : tous les hommes valides, et même certains invalides, étaient là, ainsi qu’un bon tiers des femmes de Drisaelia.
Seuls les plus vieux, le reste des femmes et les enfants restaient en arrière. Pour eux, l’interminable attente commençait. Reverraient-ils ne serait ce qu’un seul des pirates qui s’en allaient combattre ? Ils n’en étaient pas certains du tout.
Minos ressassait toutes les données du problème, inlassablement. Il échafaudait des plans compliqués, qu’il abandonnait aussitôt. Il fut en proie à des doutes tellement importants qu’il faillit même renoncer à aller affronter la flotte d’Isenn.
Finalement, à force de cogitations forcées, il échafauda un embryon de plan. Il décida que la bataille n’en serait pas une, mais une opération de harcèlement et de guérilla : frapper vite et fort, et disparaître. Plaevoo fut d’abord sceptique, puis accepta du bout des lèvres quand Minos lui ait expliqué la procédure qu’il comptait mettre en place : ils n’attaqueraient que de nuit (nuit sans lune, bien sûr), ce qui leur permettrait de fondre sur leurs ennemis sans qu’ils puissent les détecter. Dans la confusion qui s’ensuivrait, et en lançant toutes leurs forces, ils pouvaient espérer s’occuper d’une bonne dizaine de frégates isenniennes, ce qui serait déjà un bout début.
Si la flotte ennemie se constituait d’une soixantaine de navires, il n’en resterait alors qu’une cinquantaine : c’était encore beaucoup trop, et Minos doutait fortement que l’ennemi soit assez stupide pour se faire prendre deux fois à ce type d’attaque éclair.
La suite était trop aléatoire pour vraiment y réfléchir : si les royaumes faisaient converger leurs flottes respectives…ou si Carolas parvenait à ramener beaucoup de monde…sauf si bien sûr sa tête se promenait déjà au bout d’une pique d’un guerrier de son frère Arzas.
Une seule chose était certaine à ses yeux : il faudrait au moins un miracle pour qu’ils l’emportent…et Minos ne croyait pas aux miracles. Pour autant, il était hors de question à ses yeux de se sacrifier bêtement : il ne risquerait sa vie et celle de ses hommes que contre un espoir de victoire. Mourir pour une cause était trop facile, surtout si celle-ci était désespérée. Il lui faudrait sûrement prendre des décisions déchirantes, comme battre en retraite face à une supériorité numérique ou stratégique, voire les deux, mais le bon sens (ô Lommé que ce mot le faisait grimacer !) devait prédominer. Mieux valait un guerrier blessé dans son orgueil mais prêt à repartir au combat, qu’un guerrier mort vainement à cause d’une stupide fierté qui l’empêcherait de reculer face à la mort : autant poser tout de suite sa tête sur un billot et attendre que la hache du bourreau ne s’abatte !

Un point satisfaisait néanmoins Minos, c’était la communication au sein de leur flottille : Ototté, en plus de ses talents d’archer émérite, était un amoureux des pigeons et, avec quelques Aiger partageant cette passion, il en avaient embarqué des dizaines, qui portaient des messages d’un navire à l’autre. Ce système, très simple, se heurta pourtant à quelques difficultés « techniques » qu’ils découvrirent au fur et à mesure de leurs essais : sur certains navires, nul ne savait lire, sur d’autres, les pirates ne lisaient pas la langue du message. Ils dressèrent la liste des navires, des lettrés qui s’y trouvaient, et quelle langue ils lisaient. Le Requin de Plaevoo et le Valieri de Minos servaient de plaques tournantes à ce système de communication : leurs frégates comptant chacune deux cent hommes, ils avaient à leur bord toutes les ethnies des pirates, et étaient ainsi à même de déchiffrer tous les messages, et même à servir de relais si Machin voulait envoyer un message à Truc alors qu’il ne connaissait pas sa langue. A bord d’un des navires amiraux, le message était traduit et renvoyé au destinataire.
Ce système s’avéra surtout utile pour les navires envoyés en reconnaissance pour épier l’avancée de la flotte ennemie : grâce aux informations ainsi récoltées, les pirates se rendirent compte qu’ils avançaient plus vite que l’ennemi, et risquaient de se retrouver à croiser dans les eaux luliennes avant lui. Ils ralentirent donc l’allure, de manière à se positionner en poursuivants, peut-être même pour attaquer un navire ennemi isolé. Minos était tenté par une telle attaque, mais une certaine prudence réfrénait ses ardeurs belliqueuses. Il avait l’impression de marcher sur des œufs, et détestait ça.
Ah ! Qu’il aurait voulu n’avoir rien à penser, juste se retrouver face à un ennemi et lui exploser le crâne à grands coups d’épée ! Sa vie s’était décidément bien compliquée depuis que, un an auparavant, il était devenu le pirate Wintrop. Mais il se rendait compte avec une certaine allégresse qu’il ne regrettait rien du tout, et il n’avait pas l’intention de commencer aujourd’hui !

La flottille des pirates jeta l’ancre à deux heures de Balkna et une longue attente commença. Les rapports continuaient d’affluer : une partie de la flotte ennemie s’était engagée dans le détroit séparant le Delnas de Lul, visiblement pour débarquer des troupes dans le nord de Lul. Le reste, encore composé d’une cinquantaine de frégates, se dirigeait droit vers le sud, droit vers Balkna.
Parnos les rejoignit à ce moment : il avait pu joindre Kentos et avait pu constater que beaucoup de préparatifs étaient en cours pour défendre la capitale. Celle-ci n’était défendue que par quatre malheureuses frégates, mais des émissaires avaient été envoyés de toute urgence en Uvnas et en Cavarnas pour requérir de l’aide. Bien que Lul fut un carrefour maritime important, ses rois n’avaient jamais été attiré par la mer, à cause du vieux préjugé qui associait les Aiger et les marins. Certains Seitrans se méfiaient encore aujourd’hui des guerriers du nord de Dilats, et cette tendance était encore accentuée chez les Luliens, héritiers et compatriotes de Lommé, leur libérateur : ils ne voulaient en rien ressembler à leurs ex-envahisseurs, et avaient donc négligé le monde de la mer. Ils risquaient de le payer au prix fort aujourd’hui.
Mais comme les Luliens profitaient du commerce maritime mené par les royaumes voisins, ceux-ci avaient trouvé logique de demander à Lul de financer une partie de leurs flottes. Les rois luliens avaient accédé à cette requête, et Darssé, aujourd’hui que le reste de son royaume était en grand danger, n’était pas loin d’exiger de ses alliés qu’ils volent à son aide, sous le prétexte que leurs flottes n’existeraient pas sans les efforts consentis par ses prédécesseurs et lui-même.
Malheureusement, Parnos n’avait pas eu vent de la moindre nouvelle des deux autres royaumes. En revanche, il avait entendu des rumeurs venues du Brodenas : apparemment, le retour de Carolas avait tout bonnement plongé le pays dans une guerre civile aussi violente qu’impitoyable, et il semblait donc qu’ils pouvaient oublier une aide éventuelle de ce pays. Peut-être pouvaient-ils même faire une croix sur Carolas lui-même, mais cela, seul l’avenir le leur dirait.
Minos n’en finissait plus de broyer du noir. Il aurait adoré faire les cent pas sur le pont du Valieri, mais il fallait qu’il donne l’exemple à ses troupes. Et comme il n’avait pas la place dans sa cabine pour aller et venir, il eut le sentiment qu’il devenait fou à force d’attendre. Devant ses hommes, il n’avait jamais autant fait le bravache, mais dès qu’il était seul ou en compagnie de Parnos ou de Plaevoo, cette façade s’envolait et il extériorisait ses doutes et sa contrariété.
Pour ne rien arranger, même son plan d’attaquer une nuit sans lune s’avérait impraticable : selon les dernières estimations, la flotte d’Isenn serait en vue de Balkna trois jours plus tard, soit deux jours avant la pleine lune suivante. Si les pirates suivaient leur plan et attaquaient, ce serait après la bataille entre les forces d’Isenn et la pitoyable ligne de défense lulienne or, en fait de bataille, il y avait de grandes chances pour que ce soit plutôt un massacre.
La veille de l’arrivée de la flotte d’Isenn au large de Balkna, des nouvelles arrivèrent du Cavarnas et de l’Uvnas : ces deux pays comptaient respectivement quatre et sept frégates, et elles se préparaient à prendre la mer pour défendre leur allié lulien. Non seulement ils réagissaient trop tard, mais eux aussi seraient balayés vu la disproportion entre les forces en présence, estima Minos. De plus, il se voyait plutôt mal combattre aux côtés des Cavarnasiens, qui vouaient une haine féroce aux pirates, qui de leur côté le leur rendaient bien.
Tout allait décidément de mal en pis.

La flotte d’Isenn pénétra dans la baie d’Erebnar à l’aube : seules dix frégates y entrèrent, les autres restant en arrière. Les frégates de Lul menèrent un assaut désespéré, accompagné d’une flottille disparate de dizaines de petits navires. La débâcle lulienne, qui fut rapportée à Minos par ses espions, fut bien pire que tout ce qu’il avait imaginé.
Les agresseurs avaient à leur bord des catapultes, grâce auxquelles ils bombardèrent les Luliens de deux sortes de projectiles : des grosses pierres, qui fracassaient tout sur leur passage, et des jarres gigantesques, qui s’explosaient sur les navires en répondant leur contenu, le liquide noir magique qui avait la capacité de brûler. L’ennemi enflammait le liquide avec la troisième surprise qu’il avait emmené avec lui : d’immenses flèches enflammées tirées de non moins grands arcs activés mécaniquement. Selon Ototté, ces arcs tenaient plus de l’arbalète, mais Minos était si déprimé et dégoûté des nouvelles qu’il ne songea même pas à lui demander des explications sur ces « arbres à lettres », dont il n’avait jamais entendu parler.
Les quatre frégates luliennes furent rapidement envoyées par le fond, ainsi que la moitié de la flottille. Le reste des navires s’enfuit à qui mieux mieux. La flotte isennienne n’avait de son côté pas perdu un seul navire, ni même un seul homme, et elle put tranquillement entrer dans la baie nettoyée.
Avant que le soleil n’ait atteint son zénith, les frégates se mirent en position de lancer leurs projectiles sur Balkna, et les Dix-Huit Enfers se déchaînèrent le reste de la journée : des pans entiers des murailles séculaires de la ville s’écroulèrent, et les Bas Quartiers comme les Quartiers Maritimes ne furent bientôt plus que ruines.
Minos crut devenir fou en entendant cela : allait-il donc rester caché là alors que ses compatriotes mouraient ? Allait-il devoir assister à la chute de Balkna sans rien pouvoir faire, totalement impuissant ?
Au crépuscule, l’attaque cessa, mais des incendies durèrent une bonne partie de la nuit. La journée suivante fut calme, les agresseurs ayant visiblement décidé de mettre un terme à leurs attaques, au moins temporairement. L’explication fut apportée à Minos par un équipage seitran qui était rester croiser près des côtes ouest du Delnas : les ports occupés regorgeaient d’activités, et des convois entiers de chariots venus des terres y amenaient des arbres élagués et des grosses pierres. L’ennemi avait-il donc épuisé ses munitions ?
Cette nouvelle galvanisa Minos et une idée germa aussitôt dans son esprit. Il prit une chaloupe et alla rejoindre Plaevoo à bord du Requin, afin de lui expliquer son plan.
– Brillant, Wintrop, très brillant, fut le commentaire du peu expansif Plaevoo, dont les traits d’ordinaire placides laissèrent place à un sourire cruel qui n’augurait rien de bon pour leurs ennemis.
Ils le mirent aussitôt en route : le Valieri et le Requin quittèrent la flotte, accompagné de deux navires plus petits qui allaient leur servir d’éclaireurs, et mirent le cap sur le Delnas. Trois jours plus tard, leur première bataille navale contre les forces isenniennes eut lieu.
Le calcul de Minos était simple : la flotte dans la baie d’Erebnar n’attaquant plus, elle était décidément à court de munitions, et donc dépendante de son ravitaillement en armes. Les pirates allaient donc s’attaquer aux ravitailleurs, si ceux-ci commettaient l’imprudence de se déplacer sans escorte ; et c’est ce qui arriva.
Même à deux contre dix, Minos n’était pas inquiet : les ravitailleurs étaient bondés de pierres et d’arbres, ce qui ne laissait pas de place pour leurs catapultes ni pour leurs arbalètes géantes, et encore moins pour beaucoup de soldats. De plus, leurs cales remplies les alourdissaient fortement, limitant par-là même leur manœuvrabilité. Normalement, ils seraient impuissants.
Ils fondirent sur la dernière frégate de ravitaillement, toutes les voiles au vent, en espérant avoir le temps de s’en occuper avant que les autres ne réagissent. La technique des pirates était bien rodée : leurs archers firent des ravages dès qu’ils furent à portée de tir, désorganisant la frégate isennienne, et les grappins du Requin furent lancés avec précision. Les deux navires furent vite bord à bord et les guerriers de Plaevoo investirent la place en hurlant des imprécations et cris de guerre.
Le Valieri se contentait de les couvrir, prêt à s’en prendre à un autre ennemi qui aurait dans l’idée de voler au secours de l’agressé. Minos constata avec la plus grande satisfaction que les navires lourdement chargés avaient décidément énormément de mal à manœuvrer, et ses dernières inquiétudes s’envolaient : la victoire ne pouvait pas leur échapper !
Un quart d’heure à peine après l’abordage, les hommes de Plaevoo rembarquaient déjà sur le Requin, abandonnant la frégate ennemie débarrassée de ses occupants, et ce fut au tour du Valieri de s’attaquer à une autre proie. L’ennemi était trop désespérément lent pour être efficace, et Minos et ses hommes n’eurent aucun mal à se débarrasser des Guzruns qui leur firent face.
Restaient huit navires ennemis, qui avaient enfin compris qu’ils allaient perdre s’ils ne changeaient pas de tactique : ils se rapprochèrent donc les uns des autres, pour pouvoir se secourir plus rapidement. Mais Minos avait prévu la parade, et avait une arme secrète : le mage Latcherine Belalian, armé du globe magique arraché à l’ennemi. Le mage avait prévenu Minos qu’envoyer des éclairs grâce le globe entraînait une dépense d’énergie très importante, et qu’il ne pourrait de ce fait le faire que deux voire trois fois, mais cela suffisait amplement à Minos.
L’ennemi était presque regroupé. Le Requin fondit sur un groupe de trois frégates ennemies, et le Valieri fit de même. Les deux derniers ennemis étaient à la traîne et avaient du mal à recoller aux autres.
Au signal de Minos, Belalian concentra ses forces magiques et une lueur aveuglante naquit dans le globe, qu’il brandit en direction du groupe de navires vers lequel se dirigeait le Requin. Les instructions de Minos avaient été claires : Belalian devait mettre toutes ses forces dans cette première attaque, dans l’espoir de transpercer la coque, et donc de couler, non pas un mais deux ennemis. Si cela marchait, le Requin n’aurait aucun mal à se débarrasser du dernier.
Belalian était immobile, son visage tendu par l’effort. Le globe qu’il tenait à la main brillait tellement que Minos ne pouvait le regarder en face, comme si le soleil lui-même s’y était concentré. De petits éclairs se mirent à s’en échapper, enveloppant Belalian et courant sur le pont ; l’un d’eux atteignit Minos et remonta dans son bras, lui occasionnant des picotements désagréables.
Tout en poussant un cri déchirant, Belalian fit jaillir un éclair aveuglant du globe, à une vitesse telle que Minos ne put le suivre des yeux. Mais il constata vite que le but escompté était atteint : l’éclair traversa la coque du premier navire dans un brouhaha d’enfer et, sur sa lancée, en atteignit un deuxième. Le dernier était légèrement en retrait et fut épargné, jusqu’à ce que le Requin ne l’atteigne et ne lance ses grappins. Les deux navires touchés, lestés comme ils l’étaient, ne mirent pas longtemps à couler. N’en restait plus que six.
L’effort fut trop violent pour Belalian, qui s’écroula inconscient sur le pont, le front couvert de sueur et le corps agité de tremblements. Tandis que Parnos allait s’assurer de son état, Minos remarqua du coin de l’œil que le mage tenait toujours fermement le globe dans sa main crispée.
Il aurait préféré pouvoir compter sur le mage pour lancer une nouvelle attaque, mais dut se rendre à l’évidence : ils allaient devoir s’attaquer sans aide extérieure au groupe de trois navires qui leur faisait face.
Soudain, Minos se figea et se maudit intérieurement : il était le dernier des ânes ! Les veaux qui leur servaient d’ennemis avaient du mal à manœuvrer mais ils étaient tout de même capables de le faire. Il aurait du penser à faire brûler leurs voiles avec des flèches enflammées pour les immobiliser ! La technique leur avait si bien servi pour s’emparer de leurs propres frégates !
Peut-être n’est-il pas trop tard, se dit-il en courant vers Belalian. Il s’agenouilla et réussit difficilement à lui arracher le globe. Il tenta de concentrer ses forces magiques, comme le mage le lui avait appris, et tendit tout son esprit dans un vœu : « je veux une flamme, je veux une flamme… ». Une vague lueur apparut dans le globe, mais malgré tous les efforts de Minos, il n’obtint pas d’autre résultat.
– Archers, en position !
La voix de Parnos, qui venait de beugler cet ordre, ramena Minos à la réalité et, dépité, il abandonna ses efforts avant de relever la tête. Il vit les flèches, dont le bout était enflammé, jaillir par-dessus bord et atteindre les voiles ennemies. Incrédule, il crut qu’il avait réussi à accomplir un miracle, mais il déchanta vite en voyant Parnos s’activer autour de deux de leurs hommes, armés de briquets à amadou, qui s’échinaient fébrilement à mettre le feu à des torches, que d’autres amenaient aux archers. Un groupe d’hommes et de femmes déchiraient des tissus, sans doute une voile de rechange, et en bandaient le bout des flèches, très vite, avant que les porteurs de torches ne les enflamment.
Croisant le regard toujours incrédule de Minos, Parnos haussa les épaules, comme pour s’excuser d’avoir improvisé une telle idée. Cette improvisation faillit leur coûter cher : non seulement les tirs de leurs archers ne se concentraient plus sur les Guzruns, mais leur précipitation leur coûta beaucoup en précision. Les voiles ennemies ne s’enflammèrent pas.
– Grappins ! hurla Minos, qui voyait la situation lui échapper.
Seuls trois grappins fusèrent, tandis que quelques trop rares flèches étaient envoyées sur l’ennemi : voilà que les pirates eux-mêmes étaient désorganisés !
C’est pas vrai ! pensa rageusement Minos. Les Guzruns attendaient les pirates, armés, casqués et portant des boucliers : cette fois-ci, les pirates n’auraient pas l’avantage de la surprise, et ils allaient devoir batailler ferme pour l’emporter. Cela risquait de tourner à la bataille traditionnelle, c’est-à-dire à la boucherie !
Il s’imagina sauter au milieu de leurs adversaires et les mettre en déroute, avant de s’insulter intérieurement et copieusement pour avoir eu une idée aussi stupide. Et pourtant…elle lui plaisait bien, cette idée ! Pendant les quelques secondes que mettraient les deux navires à s’aborder, il tenta à nouveau de concentrer ses forces magiques, mais cette fois-ci pour réaliser quelque chose qu’il savait faire : les faire passer par le tranchant de ses lames pour taillader l’ennemi à distance et se donner un peu de champ pour aborder.
Il ignora la petite voix moqueuse – qu’il s’aperçut être la sienne – qui se mit à lui répéter dans sa tête « tu n’y arriveras pas, tu n’y arriveras pas… », et il sauta vers le pont adverse, hurlant et tentant de faire jaillir l’énergie emmagasinée par ses lames. Tandis qu’il s’affalait comme un sac à patates sur le pont ennemi, il eut le temps de voir les premiers Guzruns s’écrouler, tailladés par les ondes de choc de son énergie.
Le temps qu’il se relève, le souffle coupé, Parnos et d’autres pirates l’avaient déjà rejoint et menaient une charge furieuse. Il ne se joignit pas à eux et sauta à nouveau sur le pont du Valieri pour remettre de l’ordre dans tout ce bazar, en espérant qu’il n’était pas trop tard pour cela.
Ses cheveux se dressèrent sur sa tête : la deuxième frégate ennemie était presque sur eux, suivie de près par la dernière !
– Ototté et les archers, concentrez votre feu sur l’autre navire ! hurla-t-il.
– Groupes un, deux et trois, avec moi, cria Ototté. Groupe de soutien, les flèches !
Les équipes d’Ototté étaient bien rodées : ses groupes d’archers, chacun composé de dix hommes ou femmes, se mirent en position, tandis que le groupe de soutien en question se chargeait d’amener des flèches à leurs camarades.
– Vingt hommes armés avec moi, les autres rejoignent Parnos ! continua Minos.
Dès qu’il eut ses hommes, il se désintéressa de l’assaut de Parnos et se plaça avec son groupe derrière les archers, prêt à lancer l’attaque sur le nouvel assaillant. Parnos avait assez d’hommes pour s’occuper de la première frégate, et Minos espérait juste qu’il serait assez rapide pour pouvoir revenir lui prêter main forte rapidement, car ce n’était pas avec sa malheureuse vingtaine de guerriers qu’il allait aller bien loin.
Par ailleurs, il était persuadé d’avoir pris la bonne décision : s’il avait formé deux groupes d’attaquants de force égale, le risque aurait été grand de les voir perdre sur les deux fronts.
Les archers d’Ototté avaient fait un certain vide sur le pont ennemi, et Minos ordonna de lancer les grappins. Cet ordre fut promptement exécuté, mais les pirates tirèrent vainement sur les cordes : la deuxième frégate ne se rapprocha pas d’un iota.
Minos se maudit intérieurement. Le Valieri était déjà arrimé à la première frégate, et il lui parut évident que leurs poids conjugués rendraient impossible d’aborder la deuxième frégate en tirant sur les cordes des grappins : cette fois-ci, il n’avait pas tous ses hommes à la manœuvre, et même s’il les avait eu, il douta fortement que cela aurait suffit. La deuxième frégate était elle aussi lourdement chargée.
Ils n’auraient pas l’initiative. Il donna l’ordre de laisser tomber les grappins et se prépara, une fois n’était pas coutume, à être abordé. Même ses archers étaient impuissants : les Guzruns s’organisaient, eux aussi, et ils se servaient de leurs boucliers pour se protéger des flèches qui pleuvaient sur eux. Minos remarqua qu’un groupe de Guzruns protégeait de la même manière leur timonier, qui amenait tranquillement la frégate contre le Valieri.
Le jeune chef pirate profita de cet instant de répit pour jeter un œil sur la frégate qui talonnait celle qui allait les attaquer : il vit, incrédule, qu’elle changeait de cap et ne cherchait plus à les rejoindre. Il eut vite l’explication : le Requin fonçait droit dessus !
Ah, ah, on dirait que les affaires reprennent, se dit-il en souriant.
Se souvenant de l’existence des deux dernières frégates ennemies, qui dès le départ avaient pris un peu de retard sur les autres, il les chercha du regard et son moral continua à remonter : l’une d’entre elles n’avançait plus, et il vit des combats faire rage sur leur pont. Les deux petits navires qui avaient servi d’éclaireurs au Valieri et au Requin l’avaient abordé, dans une tentative téméraire pour les arrêter, ou au moins de les freiner.
Il fit reculer ses hommes, de manière à laisser les Guzruns aborder : ils lui semblaient trop bien armés et former une masse trop compacte pour attaquer les premiers. Autant se donner du champ pour mieux se défendre. Quand les Guzruns montèrent à bord du Valieri, Minos entendit des bruits de multiples bottes derrière lui. Sa première pensée fut qu’ils étaient aussi attaqués par-derrière, mais un coup d’œil rapide lui apprit que c’était Parnos, l’air farouche et couvert de sang noirâtre, qui arrivait à la rescousse avec ses troupes.
Une joie sauvage l’envahit, et il se lança dans la mêlée en oubliant tout le reste. Enfin, il pouvait frapper et taillader sans plus s’occuper de rien d’autre ! Jamais ses hommes ne l’avaient vu aussi galvanisé, tandis qu’il évacuait toutes les frustrations qu’il avait accumulé ces derniers temps, qu’il se défoulait sans arrière-pensée. Il était animé d’une telle énergie que les boucliers, les armures et les casques ennemis ne parvenaient pas à arrêter le ballet mortel de ses deux lames, qui firent merveille comme jamais ce jour-là.
Quand enfin ils vinrent à bout de leurs derniers ennemis, il tenta de remettre de l’ordre dans son esprit surexcité, et se préoccupa du reste de la bataille. Le Requin s’était débarrassé de sa frégate et filait vers la dernière, qui tentait désespérément de s’enfuir, vaine tentative vu son poids.
L’équipage des petits navires était lui aussi venu à bout des défenses de la frégate qu’il avait attaqué.
Ils avaient gagné ! Minos avait du mal à y croire, tellement il lui avait semblé qu’ils avaient cafouillé !
Les pertes humaines firent grimacer Minos : sur les quatre cent quarante pirates qu’ils étaient au départ, environ cent cinquante avaient perdu la vie lors de la bataille. Tandis que les blessés commençaient à être soignés, Minos et Plaevoo, satisfaits mais ayant perdu trop d’hommes pour se sentir exubérants, supervisèrent l’envoi par le fond des huit frégates ennemies désormais abandonnées. La flotte postée dans la baie d’Erebnar allait attendre ses munitions pendant longtemps !
Plaevoo aurait voulu vider les frégates de leur contenu et les garder pour leur propre usage, mais il finit par se rendre compte qu’il faudrait trop de temps pour les vider, sans compter qu’ils ne disposaient pas d’assez d’hommes pour les manœuvrer.
Autre mauvaise nouvelle : Ototté s’aperçut que les voiles ennemies étaient magiques. Elles ne brûlaient pas, même quand on faisait un feu dessus. Minos les fit recycler en capes, ça pouvait toujours servir.
Puis ils repartirent rejoindre leur reste de la flotte pour reprendre leur surveillance et voir comment la situation évoluait.

Ils mirent quatre jours à rejoindre leurs camarades, et des mauvaises nouvelles les attendaient. D’une part, il n’y avait toujours pas le moindre signe de vie de Carolas, et d’autre part les forces conjuguées de l’Uvnas et du Cavarnas convergeaient vers la baie d’Erebnar, et elles seraient là en moins d’une semaine. Onze malheureuses frégates contre la cinquantaine d’Isenn : de l’avis de Minos comme de beaucoup d’autres pirates, c’était du suicide, et peu d’entre eux étaient motivés pour aller leur prêter main forte. Même en ajoutant les forces pirates, une bataille traditionnelle tournerait en faveur de l’envahisseur.
Les frégates d’Isenn avaient beau être désarmées, ses occupants n’en restaient pas moins dangereux. Minos et Belalian apprirent avec intérêt que des éclairs surgissaient de temps en temps d’une dizaine de navires différents, et frappaient la ville. Ils auraient visiblement encore affaire à des mages Guzruns armés de globes magiques.
Minos commençait à penser qu’ils n’avaient fait que gagner un répit à Lul. La victoire demeurait toujours hors de portée.
Minos revint à son premier plan, qui consistait à attaquer de nuit à l’aide des petits navires : cela ne marcherait qu’une seule fois, l’ennemi prendrait ses précautions par la suite, mais tout ce qui pouvait contribuer à l’affaiblir était bon à prendre.
Les douze frégates d’où partaient les éclairs avaient été clairement identifiées, et elles seraient les cibles de l’attaque. Pour des raisons de discrétion, seuls les petits navires de la flotte pirate furent utilisés. Ils en avaient vingt-deux sous la main, et en réquisitionnèrent deux autres auprès de leurs éclaireurs espions, à qui ils confièrent en échange deux de leurs navires intermédiaires.
Vingt-quatre navires pirates partirent donc à l’assaut, deux par cible, et chacune emportait vingt-cinq guerriers. Parnos et le lieutenant le plus proche de Plaevoo commandait chacun douze navires, et ils s’étaient répartis les cibles.
Plaevoo et Minos voulaient absolument prendre part à cette attaque, mais leurs hommes furent intraitables et ne voulurent rien entendre : hors de question de mettre leurs chefs en danger. La nuit précédant l’attaque, tous deux se saoulèrent de dépit.
La force d’attaque pirate partit alors que le crépuscule laissait lentement place à la nuit. Minos avait longuement serré Parnos dans ses bras. Pas un mot n’avait été prononcé entre les deux hommes, et ils auraient farouchement nié l’émotion qui leur oppressait la poitrine. Cette étreinte ressemblait trop à des adieux, et tous deux espéraient que cette impression ne prendrait pas un caractère prémonitoire. Les navires disparurent dans la nuit, et une interminable attente commença pour le reste de la flotte. Au bout de quatre heures, Plaevoo et Minos déclenchèrent le branle-bas de combat. Dans le pire des cas, il était possible que pas un de leurs hommes ne revienne, et que l’ennemi fonde sur eux. C’était donc une mesure de prudence extrême car il aurait été très étonnant, de l’avis quasiment unanime, que les choses en arrivent là. Minos, qui commençait à être envahi par des superstitions qu’il jugeait ridicules mais contre lesquelles il ne parvenait pas à lutter, eut soudainement peur que leurs préparatifs ne déclenchent les événements qu’ils redoutaient. Il tenta vainement de chasser ces pensées illogiques et l’attente reprit, dans une tension presque palpable.
Avec les premières lueurs du jour, des navires furent repérés à l’horizon. Il s’avéra vite qu’il s’agissait de leur force d’attaque, mais ils préférèrent déployer la flotte dans une manœuvre d’encerclement, au cas où. Sur les vingt-quatre navires qui étaient partis, seuls treize revenaient.
Quand Parnos, dont le casque à pointes merlhandais était presque fendu, et Galianné, le lieutenant de Plaevoo, vinrent au rapport, ils étaient las et épuisés. Non, personne ne les avait suivi. Non, les navires manquants ne reviendraient pas. Oui, la mission avait été presque couronnée de succès : Parnos avait réussi à aborder et à couler six navires ennemis, et Galianné quatre, sans doute cinq, mais ils n’avaient pas eu le temps de rester traîner sur place pour s’en assurer.
Une fois encore, Minos eut un terrible pincement au cœur en voyant le prix qu’ils avaient payé, mais il ne restait désormais plus qu’une quarantaine de navires ennemis dans la baie d’Erebnar.
Jamais à court d’idées, Minos avait décidé de monter une nouvelle attaque. Elle ne comporterait que peu de risques et permettraient peut-être de se débarrasser de la dernière frégate équipée d’un globe magique, même s’il n’y croyait pas. L’ennemi n’était sûrement pas assez stupide pour laisser le globe dans le même navire qu’au départ, vu que c’était tous les autres navires en ayant un à leur bord qui avaient été attaqués. Quoi qu’il en soit, ils couleraient un navire de plus.
Il envoya donc l’un de leurs petits navires aborder sur les côtes de Lul, avec Belalian à son bord. Lui et l’équipage qui l’accompagnerait iraient à pied jusqu’aux côtes de la baie d’Erebnar et de là, le mage pourrait couler un navire à l’aide de son globe. Dès l’attaque effectuée, ils devraient se replier en toute hâte avant que le coin ne grouille de Guzruns, retourner à leur navire et rejoindre les pirates en haute mer.
Ils furent absents trois jours et revinrent le sourire aux lèvres : pour une fois, tout s’était déroulé à la perfection, et ils n’avaient subi aucune perte.
Plus tard dans la même journée, des éclaireurs apportèrent les dernières nouvelles : il y avait précisément quarante frégates isenniennes dans la baie, et la flotte uvnaso-cavarnasienne avait jeté l’ancre à deux heures à l’ouest de Balkna. Visiblement, ils attendaient avant d’attaquer. Restait juste à savoir quoi : d’improbables renforts, ou tout simplement le lendemain pour attaquer ?
La réponse arriva dès l’aurore du jour suivant, quand les éclaireurs envoyèrent des pigeons pour prévenir les pirates que la flotte des alliés de Lul avaient levé l’ancre et faisaient résolument route vers Balkna.
Minos, Plaevoo, Parnos et Galianné se réunirent sur le champ. Ils avaient une décision très simple à prendre, mais celle-ci serait très lourde de conséquences : se joindre aux alliés de Lul pour espérer une hypothétique victoire, ou les laisser se faire détruire en attendant leur heure…heure qui ne viendrait peut-être jamais !
Les Guzruns avaient du mettre en place un système de surveillance à l’entrée de la baie, afin de repousser une attaque surprise de nuit, comme celle que leur avait fait subir les pirates. De la même manière, toutes les côtes devaient être quadrillées pour éviter qu’un mage tel que Belalian ne réitère son exploit. Enfin, il était évident que les convois de ravitaillement en armes seraient désormais escortés.
La mort dans l’âme, ils décidèrent de se joindre aux alliés de Lul : c’était peut-être la seule chance qu’ils auraient jamais de briser les reins d’Isenn sur les mers, au moins provisoirement. Ils dépêchèrent un navire auprès de leurs « alliés », afin de les prévenir de leurs intentions, et se mirent à leur tour en route : deux frégates, treize navires de même type que la Flèche des Mers, et cinq navires de taille intermédiaire. Mais même en ajoutant les onze frégates des alliés, ils seraient loin du compte et toujours en nette infériorité numérique.
Ils allaient se retrouver dans la situation même dont Minos ne voulait pas entendre parler : se sacrifier pour rien. Malheureusement, il commençait à se rendre compte que ce type de manœuvre désespérée était dans certains cas la seule et unique chance, aussi infime soit-elle, de changer le cours des choses. Et la situation actuelle correspondait exactement à cela : ils n’avaient quasiment aucune chance, mais c’était quand même la meilleure qu’ils auraient jamais.
Les alliés de Lul furent peu enthousiastes à l’idée de s’acoquiner avec des pirates, surtout les Cavarnasiens, mais quand les pirates leur eurent décrit l’opposition qu’ils allaient rencontrer, ils se firent une raison, même si en fin de compte cette alliance ne plaisait à aucun des deux camps. Prévenue par les pigeons, la flotte pirate attendit ses « alliés », et c’est ensemble qu’ils convergèrent vers la bataille déterminante qui allait suivre, qui serait plus tard connue dans les livres d’histoire sous le sobre nom de « Bataille d’Erebnar ».

Un groupe de pirates fut chargé spécifiquement de protéger Belalian. Comme il était à lui seul capable de couler un navire ennemi, il était impératif de veiller sur lui. Les attaques magiques qu’il était capable de pratiquer étaient dévastatrices mais le laissaient épuisé. Sa garde rapprochée devait faire en sorte qu’il survive, le temps de récupérer de ses efforts.
Le reste risquait de n’être qu’un simple massacre : celui qui frapperait le plus fort gagnerait, et seule l’énergie du désespoir paraissait capable de les aider à l’emporter. mais ça, Minos n’y croyait pas une seconde !
La première partie de la bataille fut conforme à ce qu’il avait estimé : une boucherie ! Les pirates abordaient un navire et entamaient le combat. L’opposition était très forte, d’autant plus qu’en raison de leur supériorité numérique, il ne fut pas rare que des frégates isenniennes se mettent à deux pour lutter contre celles des alliés.
Les humains parvinrent à faire jeu égal avec les Guzruns jusqu’au milieu de l’après-midi. Minos était dans une sorte d’état second : il se battait comme un automate, avec l’impression d’avoir passé sa vie à cela. Il avait perdu Parnos de vue des heures auparavant, et ne s’occupait même plus du sort de la bataille en général. Seuls comptaient les ennemis qui lui faisaient face.
Il fut finalement sorti de cette « transe » par l’un des pirates, qui l’emmena à l’écart pour lui parler. Minos revint à la réalité et le regarda an clignant des yeux, comme s’il sortait d’un rêve éveillé.
– Quoi ? demanda-t-il d’une voix rauque.
– Les tambours, Wintrop ! Tu n’entends pas les tambours ?
A ces mots, Minos reprit vraiment conscience de l’endroit où il était, et de ce qu’il y faisait. Il n’eut pas besoin de tendre l’oreille pour entendre le chant d’innombrables tambours, que son esprit transforma inconsciemment en mots : « Pirates…Ordres ? ».
Encore un peu hébété, il fixa son regard sur l’entrée de la baie, et ce qu’il vit le plongea dans une grande stupeur : des dizaines et des dizaines de navires filaient vers eux, aussi vite que le vent. Ces navires étaient indubitablement Aiger, plus grands que leurs navires intermédiaires et plus effilés. Des navires taillés pour la course.
Se tournant fébrilement vers le pirate qui l’avait accosté, il lui lança :
– Trouve-moi un tambour et quelqu’un qui sache s’en servir, ou Ototté avec ses pigeons !
C’est incroyable ! Un… un miracle ! se dit Minos. Carolas a-t-il réussi, en fin de compte ? Vient-il en renfort, à la tête de ces impressionnants navires ?
Le pirate mit plus de cinq minutes à revenir, un tambour sous le bras et traînant Vilinder par le col.
Sans s’expliquer, Minos montra les nouveaux pirates à Vilinder et lui cria :
– Qui sont-ils ?
Le jeune pirate comprit où Minos voulait en venir et, s’emparant du tambour, se mit à le frapper avec ardeur. Le chant des nouveaux arrivants cessa aussitôt.
La réponse se fit entendre, relayée par des dizaines de tambours :
« Aiger…Carolas…Ordres ? ».
Minos cria la réponse dans le même code rudimentaire mais efficace :
Anéantir…Guzruns…Aider…Alliés…Chef…Aiger…Ici…Avec…Moi !
Vilinder s’empressa de convertir les mots en litanies, et lui et Minos eurent l’immense satisfaction d’entendre une réponse positive leur parvenir par l’intermédiaires des tambours aiger.
Minos tenta de compter les nouveaux arrivants, mais il perdit le fil arrivé à environ quarante, quand trois de ces navires abordèrent le Valieri, auquel s’était arrimé une énième frégate Guzrun. Les Aiger grimpèrent silencieusement à bord et, sur un signe de celui qui semblait être leur chef, ils chargèrent les Guzruns en beuglant furieusement.
Ô Lommé qu’ils étaient grands, musclés et imposants ! Ne put s’empêcher de penser Minos en les voyant entrer en action. Ils nettoyèrent le pont du navire de Minos avec une détermination farouche, et une facilité déconcertante. L’un d’entre eux, aux traits durs entourés de longs cheveux blonds, s’avança vers lui d’une démarche féline. Ses traits étaient impassibles, et il s’inclina profondément devant Minos.
– Salutations, Wintrop.
– Salutations, euh…
– Je suis Gonarias, chef de cette expédition, et mon roi m’a ordonné de me mettre, ainsi que mes troupes, au service de Wintrop le Rusé.
– Ton…roi ?
– Arzas n’est plus, Carolas l’a tué et pris le pouvoir en Brodenas. Il a préféré ne pas prendre le risque de s’absenter de son royaume si peu de temps après l’avoir conquis, mais m’a délégué en son nom.
Une joie immense envahit Minos, tandis qu’il demandait à Gonarias :
– Combien de navires as-tu ?
– Vingt-sept.
Un sourire ravi transfigura le visage de Minos, tandis qu’il répondait difficilement en luttant contre l’émotion :
– On a gagné. Maintenant, c’est certain ! Retourne à bord de ton navire et suis-moi vers la victoire, Aiger ! Aucun Guzrun ne ressortira vivant de la baie d’Erebnar !
Gonarias se contenta d’opiner du chef, puis tourna les talons pour regagner son navire.
Quelle noblesse, quelle prestance, ces Aiger ! pensa encore Minos, émerveillé, avant de se jeter à nouveau dans la mêlée avec une énergie renouvelée, une petite voix répétant dans sa tête : « on a gagné, on a gagné ! ».
Les combats se poursuivirent toute la nuit mais, comme l’avait ordonné Minos, pas un Guzrun n’en réchappa. Les Aiger furent aussi méthodiques qu’impitoyables, investissant les navires ennemis les uns après les autres et tuant tout le monde à bord.
A l’aube, les choses se calmèrent enfin et les blessures purent commencer à être pansés, et les morts dénombrés. Parmi eux, on compta Belalian, le mage Latcherine, qui avait coulé quatre navires avant de succomber, apparemment d’épuisement.
Les Aiger étaient d’un calme à faire peur : l’excitation du combat ne semblait pas avoir prise sur eux, tout juste daignaient-ils sourire face aux démonstrations de joie des pirates, des Uvnasiens et des Cavarnasiens. Et pourtant, quels guerriers ils faisaient !
Ils étaient tous coulés dans le même moule, avec leur haute taille, leurs muscles saillants et leurs longs cheveux, souvent blonds : plus d’une femme pirate les regarda avec une lueur dans l’œil qui rendit vite jaloux les pirates hommes, souvent Seitrans, et de ce fait plus petits et plus râblés.
Minos finit par retrouver Parnos, dont un bras pendait inerte, et ils donnèrent l’ordre de rejoindre le Requin. Quand ils arrivèrent, Plaevoo était déjà en grande conversation avec Gonarias.
Les quatre prirent place dans l’un des navires Aiger, qui les amena au port, où les délégations uvnasienne et cavarnasienne attendaient déjà l’arrivée d’officiels luliens. Ils ne furent pas déçus : l’un des portes massives de la ville s’ouvrit, laissant aussitôt place à une vingtaine d’Enkars, suivis par une dizaine de dignitaires de Lul, dont le Roi A la Cape Dorée, Darssé.