Chapitre XV : le détroit de Remega

Bientôt, chacun des dix hommes se retrouva vite à vaquer à ses occupations.
Parnos et Kraeg s’accoudèrent au bastingage, malades comme souvent.
Corfilanné était recroquevillé dans un coin, tremblant de tous ses membres, une couverture passée sur ses épaules pour le réchauffer de sa douche forcée, et l’air maussade.
Noïtté et Eliniloccé grelottèrent eux aussi de froid, mais moins longtemps car ils s’accrochèrent bientôt aux basques de Saug et LozaTing Etral, qui s’occupaient de diriger le navire. Les deux nouveaux, désireux de s’intégrer, firent preuve d’un intérêt certain pour la conduite d’un navire.
Ils furent vite interrompus par Kentos qui, sur ordre de son neveu, entreprit de leur enseigner les rudiments du combat à l’épée. Comme de juste, Corfilanné et Eliniloccé commencèrent par ricaner, puis pâlirent en voyant Kentos les désarmer une demi-douzaine de fois, avec une facilité déconcertante. Ils commencèrent à s’échauffer et entreprirent de l’attaquer tous deux en même temps, ce qui ne changea rien. Ils devinrent encore plus blêmes, si cela était possible, en apprenant que leur professeur était un Enkar, et leurs ricanements se turent définitivement pour laisser place à une attitude très studieuse, adoptée par l’inexpérimenté Noïtté dès le départ.
De son côté, Ototté prit en charge Saug : comme il était trop jeune pour pouvoir se débrouiller une arme de poing à la main, Minos avait décrété qu’il apprendrait à tirer à l’arc. Et autant Ototté était quelqu’un de très doux par nature, autant son entraînement était aussi rigoureux qu’impitoyable : il fit lancer à son jeune élève des dizaines de flèches sur un coffre qu’il avait lancé à l’eau, attaché au navire par une corde, au grand dam de Kentos, qui voyait la provision trop importante de flèches qu’il avait tenu à emmener avec eux diminuer à une vitesse qu’il jugea alarmante.
Quand à Minos, il passa beaucoup de temps assis en tailleur au milieu du navire, les yeux fermés, comme s’il était plongé dans une profonde méditation. Si ces camarades pirates furent assez impressionnés par cette attitude, qui ressemblait si peu à leur bon vieux Wintrop, aucun ne se permit de lui faire la moindre remarque. Parnos et Kentos, eux, le regardèrent d’un œil plus dubitatif, surtout Kentos. Il comprit vite que son neveu concentrait des forces magiques en lui, les siennes comme celles de son environnement.
En tant qu’Enkar, Kentos maîtrisait certaines facultés liées à la magie, mais la Maison d’Ertos abhorrant la magie depuis des générations, il ne pouvait s’empêcher de laisser cet antique préjugé reprendre le dessus de temps à autre. Dans le même temps, il suivait l’évolution de son neveu avec beaucoup d’attention : leur ancêtre Verenos avait quasiment fondé l’usage de la magie à lui tout seul, et Kentos en vint à se demander si Minos n’était pas de la même veine. Ces réflexions le laissaient partagé : autant il avait du mépris pour la multitude de petits mages qui hantait Dilats, autant il éprouvait un certain respect, malgré lui, envers les mages puissants, dont il était bien obligé de reconnaître la valeur.
Ils n’oubliaient pas non plus de rester attentifs à leur cap, au fur et à mesure qu’au fil des jours ils progressaient dans le détroit de Remega. Les anciens de l’équipage donnaient la fausse impression d’être sereins et blasés, autant pour impressionner les nouveaux que pour se montrer dignes de leur passé de pirates, ce qui amusa tellement Minos qu’il fut le premier à montrer l’exemple. C’est ainsi qu’ils se lancèrent dans d’interminables parties d’un jeu drotite auquel LozaTing Etral les initia, et qui portait le nom de jeu des osselets. Ils y jouèrent avec passion, comme si c’était la chose la plus importante du monde, comme s’ils ne risquaient pas à tout moment de tomber sur une frégate isennienne forte de centaines de Guzruns.
Jusqu’au moment où, forcément, le jeune Saug, juché en haut du mât, cria soudainement, dans l’après-midi de leur huitième jour de voyage :
– Navire droit devant ! Plus grand que le nôtre, à priori !
– Plus grand comment ? demanda Minos, aussitôt sur le qui-vive.
– Difficile à dire, reconnut Saug. Deux voire trois fois.
– Il faut les éviter, décréta Kentos. LozaTing, à la manœuvre !
– Du calme, Kentos, le coupa Minos. Ici, c’est moi qui décide. Pour le moment, que chacun enfile sa tenue de combat. Je vais réfléchir à la situation.
Bien qu’il ait cessé ses méditations magiques depuis quelques jours déjà, l’énergie qu’il avait emmagasiné était encore suffisamment présente pour qu’il puisse la projeter vers le navire ennemi afin d’évaluer sa force, comme Belalian le lui avait appris avant sa mort. Il ne fut pas surpris de sentir environ soixante-dix personnes à bord, mais une chose en vint vite à l’intriguer : il distinguait clairement deux sortes de présence. L’une était indubitablement humaine, à hauteur d’une quarantaine d’éléments, et l’autre, qu’il ressentait comme brouillée ou parasitée, se composait d’une trentaine d’éléments.
Affinant ses perceptions jusqu’à se rendre compte que les dernières forces magiques qu’il avait emmagasiné l’abandonnaient, il put percevoir l’état d’esprit des deux groupes qu’il sentait : les humains étaient tristes, résignés à mourir ou s’insurgeant contre leur inévitable mort prochaine. L’autre groupe, en revanche, était désireux de se battre et de faire valoir sa force sur le petit navire qu’ils avaient à leur tour détecté. Minos finit par identifier ce groupe comme étant Guzrun.
– Des esclavagistes, dit Minos sur un ton neutre, en rouvrant les yeux et en sentant les dernières parcelles d’énergie magique le quitter. On se les fait.
Aussitôt, les anciens entreprirent de se préparer, et aidèrent les nouveaux à le faire.
– On se les fait ? demanda Corfilanné, incrédule. Ils doivent être deux ou trois fois plus nombreux que nous, c’est de la folie !
– Il y a une trentaine de Guzruns encadrant une quarantaine d’esclaves humains, selon moi, répondit Minos. Rien de bien insurmontable.
– Je suis d’accord avec cette estimation, appuya Kentos, qui avait à son tour sondé le navire ennemi. Lui aussi savait faire appel à certaines techniques magiques, et était capable, contrairement à son neveu, de s’en garder une petite réserve en permanence, au cas où, même s’il n’aimait pas cela.
– Comment procède-t-on, comte Minos ? demanda cérémonieusement Kentos.
– Appelle-moi Minos ou neveu si tu veux, mais oublie le titre de comte. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, on n’est pas à la Cour de Lul, ici.
– Très bien, répondit Kentos calmement, en s’inclinant légèrement. Que fait-on ?
Minos expliqua brièvement son rôle à chacun, et tous se mirent en position. Noïtté paraissait déjà prêt à flancher, et Corfilanné n’en menait pas large, malgré les airs bravaches qu’il tentait de se donner mais qui ne trompaient personne. Eliniloccé était également étrangement calme, et ses mains crispées sur son épée indiquaient clairement à quel point il était tendu. Les autres étaient prêts, même Kraeg et Parnos, qui se sentaient revivre quelque peu à l’idée de pouvoir enfin agir et échapper pour un moment aux tourments que leur infligeait la mer.
Les anciens de la troupe se connaissaient tous et savaient qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres, mais aucun d’eux ne faisait confiance aux nouveaux : ils avaient vite compris que les vantardises de Corfilanné et d’Eliniloccé concernant leurs exploits guerriers sortaient tout droit de leur imagination, et Noïtté n’avait pour sa part même pas tenté de dissimuler sa terreur grandissante.
Minos était bien conscient de cette situation, et c’est en partie à cause de cela qu’il avait décidé d’attaquer l’ennemi : il tenait à ce que lui et ses hommes se fassent le plus rapidement possible une opinion sur les nouveaux, et la résistance à laquelle ils allaient être confrontés serait l’occasion idéale pour les tester.
Ils lancèrent leur navire sur le vaisseau ennemi qui, après un moment de flottement, changea à son tour de cap pour se diriger droit sur ce petit navire arrogant qui prétendait s’en prendre à lui.
La tactique de Minos était simple : submerger l’ennemi en le prenant d’entrée de jeu à la gorge. Ce furent donc Ototté et Saug qui ouvrirent le bal, en arrosant de flèches le pont ennemi. De temps à autre, l’équipage humain entendait avec satisfaction les glapissements de douleur et d’agonie des Guzruns touchés.
Kraeg prit le relais : il fit tournoyer au-dessus de sa tête un grappin, avant de le lancer avec sa force surhumaine en direction du mât ennemi, autour duquel il s’enroula à à peu près un mètre cinquante de hauteur. Le géant banda alors ses muscles afin de tendre la corde, et fit un signe de tête à Kentos, qui attendait derrière lui, une dague uzaï dans chaque main.
L’Enkar bondit sur la corde tendue et se mit en courir vers l’ennemi, avec un équilibre parfait, comme s’il courait à même le sol. Les Guzruns furent si stupéfaits par un assaut aussi improbable qu’ils n’eurent pas la présence d’esprit de réagir avant qu’il ne soit sur eux. Aussi nombreux étaient-ils, ils n’étaient et ne seraient jamais de taille face à un homme tel que lui, rompu à tous les types de combats et fort d’une expérience inégalable.
Même ses compagnons humains eurent un instant de déconcentration en le voyant en action. Il ne semblait même pas se battre mais exécuter une danse, frappant partout où une faille se dessinait, roulant par-dessus des adversaires, s’appuyant dessus et les poignardant avec grâce au passage. On était bien loin de la boucherie habituelle des assauts de pirates : c’était un ballet mortel. Kentos était toujours au bon endroit au bon moment ; les deux premières fois, l’observateur non averti pouvait estimer que ce n’était que de la chance, mais au bout de six ou sept, tout un chacun comprenait qu’il était parfaitement capable d’anticiper les mouvements de ses adversaires, et de se positionner à chaque fois de manière à frapper d’une façon aussi mortelle qu’idéale.
Au moment où les deux navires se retrouvèrent bord à bord, Parnos et LozaTing Etral, les trois nouveaux sur les talons, se jetèrent à leur tour sur le pont ennemi.
Minos voulait aussi profiter d’un certain effet de surprise, et avait décidé d’attaquer par le haut. Tant qu’à déstabiliser l’adversaire, autant y aller jusqu’au bout ! Il avait donc attaché une corde en haut du mât du navire et comptait s’en servir pour se balancer jusqu’au bâtiment ennemi, afin d’atterrir au milieu de leurs ennemis. Minos n’avait que modérément apprécié les expressions dubitatives de Kentos et Parnos, mais ils avaient heureusement eu le bon goût de ne pas dire ce que leur inspirait cette technique, que lui même jugeait brillante.
Malheureusement pour lui, sa technique d’assaut n’eut pas l’effet escompté, loin s’en fallut : son bras se prit dans la corde au moment où il voulut sauter sur le pont du navire ennemi, et il ne parvint à s’en dégager qu’au deuxième passage, alors qu’il était au-dessus de l’eau. Il coula quasiment aussitôt, ses deux sempiternelles épées dans les mains, sous les yeux désabusés de Parnos, qui eut le temps de remarquer au passage son expression furibonde. Parnos n’eut même pas le temps de lever les yeux au ciel d’un air désabusé, car il dut s’occuper de pourfendre leurs ennemis, mais il n’en pensait pas moins.
Les Guzruns se faisaient allègrement balayer par la troupe de Minos, mais seuls les anciens et Kentos servaient à quelque chose : Noïtté avait beaucoup de mal à se forcer à frapper, Eliniloccé y mettait du cœur mais manquait cruellement de technique, et Corfilanné avait tout simplement jeté son épée au bout de deux ou trois passes et s’était recroquevillé dans un coin, la tête dans les mains, en gémissant de terreur.
Mais les choses changèrent brusquement pour l’équipage humain quand un Guzrun aux écailles vertes, plus grand que ses congénères, surgit de l’entrepont, une sphère translucide entre les mains. Il psalmodia quelques mots que personne n’entendit dans le brouhaha, et un éclair surgit de la sphère qui s’était brusquement obscurcie, en direction de Kentos et des cinq Guzruns à qui il tenait tête. L’Enkar évita l’éclair en exécutant un saut périlleux arrière, tandis que ses adversaires se faisaient carboniser, et le Guzrun reprit ses incantations.
Kraeg, Parnos et LozaTing Etral, au mépris du danger, se jetèrent sur le mage ennemi en hurlant, mais Kentos sut instinctivement qu’ils n’arriveraient pas sur lui avant qu’il ait pu lancer un nouvel éclair. Tous trois allaient se faire tuer, et il était désormais trop loin pour y faire quoi que ce soit !
C’est alors qu’il remarqua un mouvement derrière le mage. Une main surgit sur le bastingage, suivie d’une silhouette dégoulinante d’eau qui sauta sur le pont. Minos ! Déconcentré par son saut bruyant sur le pont, le mage tourna la tête vers lui, et resta stupéfait en voyant l’humain qui se dirigeait vers lui, épée aiger crispée dans les deux mains : dans ses yeux, il ne vit non pas une simple promesse de mort, mais la mort tout court, et ne parvint pas à bouger, comme s’il était tétanisé, quand Minos, l’air furieux, s’avança lourdement et implacablement vers lui. Le Guzrun ne réussit jamais à sortir de son mutisme, et Minos lui fracassa le crâne d’un coup d’épée asséné avec toute sa force.
Il ne s’arrêta pas là et fonça aussitôt sur les autres Guzruns en poussant un cri de guerre sauvage. Le reste de l’équipage et lui n’eurent aucun mal à se débarrasser des derniers ennemis, totalement démoralisés par la mort de leur meilleur atout.
Kraeg et Kentos tuèrent les derniers ennemis, restés dans la cale pour surveiller les prisonniers. Ceux-ci furent bientôt libérés et les plus en forme émergèrent sur le pont en titubant, affamés et assoiffés. Kentos vit avec un pincement au cœur qu’à peine une dizaine de prisonniers avait eu la force de se lever. Les autres restèrent au fond de la cale, prostrés, certains gémissants de douleur. Trois étaient même morts.
Après que Minos eut donné quelques ordres, les cadavres des Guzruns furent lancés par-dessus bord par Corfilanné, qui obéit en silence et sans chercher à croiser le regard de quiconque, et les vivres des deux navires furent distribués aux prisonniers. LozaTing Etral et Kentos s’occupèrent du mieux qu’ils purent des blessés les plus graves.
Minos rassembla ensuite les prisonniers les plus alertes en vue de les interroger, afin de savoir ce qui se passait dans les Marches du royaume, que devenait la population locale et quelle était l’importance des forces guzruns.
Il apprit que les Luliens étaient parqués dans de vastes camps en plein air la nuit, et travaillaient aux champs le jour, afin de produire la nourriture nécessaire à l’entretien des troupes d’Isenn. Il fut ulcéré d’apprendre que les Guzruns ne considéraient leurs prisonniers que comme du bétail, et qu’ils les obligeaient à avoir des enfants afin d’être sûrs d’avoir toujours de la main d’œuvre.
Des massacres à grande échelle avaient été perpétrés dans les premiers temps de l’invasion, et il semblait que la population lulienne des Marches ne se montait plus qu’à quelques milliers d’individus, contre trente mille avant l’invasion, selon Parnos et Kentos.
Le navire que l’équipage avait arraisonné amenait des esclaves dans le Delnas, qui en manquait cruellement d’après les bruits que les prisonniers avaient entendus.
Ils furent en revanche incapables de donner une estimation du nombre de Guzruns occupant leurs terres mais, à les entendre, ils étaient innombrables. Ils étaient si sûrs de leur force qu’ils n’avaient même pas pris la peine de construire des forteresses : ils se contentaient d’occuper les résidences comtales, qui avaient été préservées, au grand soulagement de Minos, et surtout disposaient de nombreux camps s’étendant sur des centaines de mètres, composés de baraquements de bois ou de toiles. Toutes les routes étaient quadrillées et de nombreux postes de guet avaient été créés pour mieux contrôler l’environnement.
Bref, rien de bien réjouissant pour Minos et sa minuscule troupe. Quand il expliqua aux prisonniers ses intentions, seul le fait qu’il venait de les sauver les empêcha de crier au fou. Ayant conscience de leur réaction, Minos demanda tout de même des volontaires pour les accompagner, sans grand espoir, et il fut agréablement surpris de voir que cinq des prisonniers étaient d’accord pour se joindre à eux.
Il commençait néanmoins à se poser des questions sur la quête qu’il avait décidé d’entreprendre. La situation semblait encore pire que tout ce qu’il avait imaginé, et il en vint rapidement à se demander ce qu’ils allaient bien pouvoir faire une fois sur place. Naturellement, il cacha soigneusement ses pensées pessimistes, les dissimulant derrière un masque de confiance en soi qui confinait avec de l’arrogance. Parnos et Kentos n’en furent pas dupe, mais eurent une fois de plus le bon goût de ne faire aucun commentaire.

Puis vint le moment de la séparation : Minos donna des indications aux ex-prisonniers quant à la conduite de la frégate, en espérant qu’ils parviennent à rallier Balkna. Une fois les cinq nouveaux membres d’équipage embarqués, ils se retrouvèrent bien serrés dans le petit navire.
Une fois l’interrogatoire des prisonniers terminé et alors que chacun se préparait à reprendre sa route, Minos prit Corfilanné à part et lui dit calmement mais fermement :
– Prend tes affaires. Tu repars avec eux et tu rentres à Balkna.
Corfilanné regarda longuement Minos d’un air impassible, puis lui répondit sur un ton neutre :
– Je suis désolé pour ce qui s’est passé, comte Minos.
– Je m’en moque, comte Corfilanné, fit Minos en prononçant le titre de son interlocuteur avec mépris. Contrairement à ce que laissaient sous-entendre toutes tes bravades, tu n’as rien à faire sur un champ de bataille, et donc avec nous. Je ne veux que des hommes capables de nous tirer vers le haut, pas des fantômes comme toi à qui on ne peut faire confiance. On est là pour se protéger les uns les autres, et je n’ai pas de temps à perdre avec un lâche qui pleure au premier coup d’épée.
– Ecoute, Minos, je t’assure que je suis sincèrement désolé. On m’a toujours appris que le titre de comte impliquait d’avoir l’air noble et blasé, et qu’il consistait à faire croire qu’on était capable de faire face à n’importe quelle situation.
– C’est bien ça le problème, Corfilanné. Je ne te demande pas de jouer un rôle mais d’agir. A partir du moment où tu es incapable de le faire, je préfère, dans ton intérêt comme dans celui des hommes et moi, que tu te contentes de faire de l’esbroufe à la Cour. Ce sera moins dangereux pour tout le monde.
– Je comprends, Minos. Mais ce que je veux dire, c’est que j’aimerai quand même rester avec toi et les autres. Je…je mesure le chemin qu’il me reste à parcourir pour être à la hauteur de la réputation que j’aimerai me tailler, et que je fais semblant de posséder. Et la seule manière pour moi d’y arriver, c’est de te suivre.
– Dans ce cas, écoute-moi attentivement. Je vais dire à Kentos de t’entraîner tout particulièrement. Tu finiras à moitié mort ou sur les rotules, je m’en fiche, mais tu sauras te battre, comme tu le sais d’ailleurs déjà en théorie. Mais une chose est certaine : au prochain affrontement, si je vois chez toi le moindre signe de faiblesse, je te fracasse le crâne moi-même, en traître et sans le moindre remords, tout comte que tu sois. Est-ce bien clair ?
– C’est clair, Minos. Merci.
C’est ce qu’on verra, bougonna Minos en tournant les talons. En son for intérieur, Minos était persuadé que Corfilanné s’écroulerait à nouveau à la première occasion, et était déjà résigné à le tuer, comme il le lui avait promis.

Les quelques jours suivants furent bien plus calmes : les cinq nouveaux venus restaient timidement dans leur coin, sauf quand Kentos et Ototté tentaient de leur inculquer quelques bases de combat à l’épée ou à l’arc, tâche difficile à accomplir vu l’inexpérience de leurs élèves, et vu les conditions déplorables dans lesquelles ils pouvaient les former. Ils se cantonnèrent donc à leur apprendre des choses simples, et souvent théoriques.
Corfilanné subit les conséquences de sa lâcheté : nul à bord ne lui parlait plus, et il passait de longues heures à contempler l’horizon, perdu dans les méandres de ses sombres pensées.

Alors que, selon Kentos, il ne leur restait plus que quelques heures avant d’accoster, Saug, juché en haut du mât, cria soudainement :
– Il y a un gros truc dans l’eau !
– Quel genre de truc ? cria aussitôt Minos.
– On dirait une baleine, ou un grand serpent !
– Un serpent ? fit Minos. Eh, Kraeg, ricana-t-il, tu fais l’appât ?
Le pauvre Kraeg, accroché au bastingage et l’air pâle et malheureux comme jamais, ne releva même pas le sarcasme.
Redevenant soudainement sérieux, Minos donna ses ordres :
– Saug, descend de là ! Que tous ceux qui savent manier un arc s’arment, on ne sait jamais. Kentos, avec moi pour un éventuel corps à corps.
Alors qu’ils finissaient de se mettre en position, ils distinguèrent plus précisément la silhouette de la créature, qui se dirigeait droit sur le navire, ou plutôt en-dessous.
LozaTing Etral s’approcha du bord plus que de raison pour observer la créature, qui passa effectivement sous le navire, provoquant un roulis important, et il tourna sa tête étonnée vers ses compagnons :
– Ayala-tabah ! ça yonqir !
– Ça m’avance pas beaucoup, LozaTing, rétorqua Minos. J’ai jamais entendu parler de ce truc.
– Yonqir vient de chez moi. Seigneurs des mers, tétestent navires et les colent. Savais pas vivent aussi ici.
– Il n’y en a jamais eu sous ces latitudes, intervint Kentos, celui-là a sûrement été amené ici.
– Tu crois que c’est un coup des armées d’Isenn ? demanda Minos.
– Possible, concéda LozaTing. Pays Gozron à côté du mien. Et armées t’Isenn ont imagination ces temps-ci. Yonqir va revenir et nous coler, plonger dessous bateau et casser lui violemment avec sa tête !
Tandis que tous les yeux étaient tournés vers la sombre silhouette sous les eaux, qui commençait à amorcer un demi-tour pour revenir vers la Flèche des Mers, Minos demanda, un brin d’anxiété dans la voix :
– LozaTing, dis-moi que tu connais un moyen de tuer cette bestiole !
– Drotites ont conjurateurs dans bateaux pour les reposser. Mais moi pas conjurateur, tésolé.
– A-t-il un point faible ? demanda calmement Kentos.
– Possible tuer lui sous la tête, co partie fragile. Mais très tangereux.
– Si quelqu’un peut y arriver, c’est sans doute moi, dit Kentos sur un ton égal.
Il se débarrassa prestement de sa tunique et s’apprêta à plonger, tandis que le yonqir commençait à revenir sur eux.
– Je te suis, fit Minos en empoignant ses deux épées et en se préparant à son tour.
En fait, il ne voyait absolument pas à quoi il serait utile, mais il n’avait tout simplement pas l’habitude de rester en arrière tandis que d’autres combattaient à sa place. Et plonger avec son oncle empêcherait les autres de remarquer que ses mains s’étaient mises à trembler légèrement.
Les deux membres de la Maison d’Ertos furent pourtant devancés : ils virent avec stupéfaction Corfilanné passer devant eux et sauter à l’eau, une hache d’une belle taille à la main. Ils plongèrent aussitôt à sa suite sans émettre le moindre commentaire. Minos eut le temps de penser que le comte lulien ne faisait que rechercher une mort un tant soit peu honorable afin de se rattraper de l’attaque précédente.
Dès qu’il fut sous l’eau, Minos se rendit compte que cela faisait très longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de nager. Il perdit donc un temps précieux à reprendre ses marques, handicapé qui plus est par ses armes. Il vit avec frustration Corfilanné, un peu moins maladroit que lui, progresser vers le yonqir, dont la silhouette impressionnante fondait sur eux.
Il éprouva une pointe de jalousie en voyant Kentos nager rapidement et avec grâce, avant de dépasser facilement Corfilanné.
Alors que seulement quelques mètres le séparait du yonqir, Kentos cessa d’avancer et se mit en position de combat du mieux qu’il put, une épée aiger à la main.
Il regarda calmement la créature qui se rapprochait rapidement de lui : couvert d’écailles brunes, le yonqir avait une longue tête effilée aussi grande qu’un Seitran de bonne taille. Quand il ouvrit sa large gueule, Kentos distingua des crocs longs comme un avant-bras humain. Il se prépara à frapper.
Le yonqir stoppa soudainement sa course, et des nageoires immenses se déployèrent de chaque côté de son crâne, contre lequel elles étaient restées plaquées, invisibles, jusque-là. Kentos vit avec stupéfaction de longs tentacules jaillir de derrière ces nageoires et plonger sur lui à la vitesse de l’éclair.
Tout Enkar qu’il fut, il n’eut pas le temps de les éviter et les tentacules s’enroulèrent autour de ses bras, les immobilisant pour le compte. Tout en ouvrant sa large gueule, il attira sa proie vers lui, prêt à la déchiqueter, insensible aux efforts inutiles de Kentos pour se libérer.
Alors qu’à peine un mètre séparait Kentos de la gueule du monstre, ce dernier vit une silhouette sombre arriver d’au-dessus du yonqir et abattre violemment la hache qu’il tenait à deux mains sur le haut de son crâne. La créature tressaillit à peine sous le choc mais cela suffit à détourner son attention de Kentos, qu’elle ne relâcha pas pour autant.
Le yonqir lança violemment sa tête vers le haut, et percuta dans un grand choc Corfilanné, car c’était lui, qui fut expédié vers la surface et lâcha sa hache suite à ce formidable coup de boutoir.
Le monstre reporta aussitôt son attention vers Kentos, quand il remarqua une nouvelle silhouette un peu plus bas, celle de Minos, qui commençait déjà à manquer d’air alors qu’il lui fallait encore nager quelques bons mètres. Il eut le temps de voir la gigantesque queue du yonqir fouetter les eaux en se dirigeant vers lui, mais ne put rien faire pour l’éviter.
Il eut l’impression que son crâne explosait et ses poumons se vidèrent aussitôt de leur air, tandis qu’il était violemment projeté vers le fond de l’eau, complètement groggy, peut-être même déjà mort, pour ce que Kentos put en voir. Il coula lentement mais sûrement et n’esquissa pas le moindre geste.
L’Enkar maudit son impuissance : il connaissait sa force et avait beaucoup de mal à admettre qu’il ne pouvait rien faire face au yonqir, mais pourtant la terrible vérité lui apparut. Il allait mourir là, anonyme, dans les eaux froides du nord de son royaume natal, et leur mission allait lamentablement échouer avant même d’avoir véritablement commencée.
Refusant d’abdiquer, alors que le yonqir l’attirait à nouveau vers sa gueule grande ouverte, Kentos se servit de ses jambes, restées libres. Il posa un pied sur la mâchoire supérieure du yonqir, juste au-dessus des crocs, et l’autre sur la partie inférieure. La créature, face à son incapacité à croquer cet impudent moucheron, ouvrit le plus possible sa gueule pour que les pieds de l’humain, écartelé, lâchent prise, mais Kentos se rendit compte avec soulagement qu’il n’eut pas besoin de réaliser un grand écart complet entre les mâchoires du yonqir, dont la gueule ne parvint pas à s’ouvrir suffisamment !
Conscient que cela n’était qu’un simple répit, Kentos n’avait toujours pas la moindre idée pour se sortir de cette situation précaire, et il ne s’en fallait plus pour très longtemps avant qu’il ne commence à manquer d’air. Dès que le yonqir aurait compris qu’il lui suffisait de bouger ses tentacules pour amener d’abord la tête de Kentos vers sa gueule, c’en serait fini de l’Enkar !
Tout à sa lutte contre Kentos, le yonqir ne vit pas arriver le protagoniste suivant, LozaTing Etral, qui se précipita vers les tentacules en brandissant ses dagues uzaïs, et entreprit de les découper le plus vite possible en comptant sur l’effet de surprise pour empêcher une réaction immédiate du monstre.
Il avait presque fini de couper les tentacules qui retenaient le bras désarmé de Kentos quand le yonqir réagit enfin, l’envoyant valser d’un coup de queue phénoménal, tout en resserrant son étreinte sur le bras armé de Kentos. Ce dernier crut que son bras allait se broyer, tellement la douleur fut fulgurante, mais sa longue expérience guerrière fit qu’il se contenta juste d’enregistrer cette douleur, avant de la reléguer au rang de simple sensation éprouvée.
LozaTing ayant fait du bon travail sur les tentacules, un bras de Kentos était désormais libre, ce qui changeait absolument tout à la situation : l’Enkar allait pouvoir passer à l’attaque !
Il lâcha son épée, tenue par sa main entravée, et la rattrapa de l’autre, tout en rassemblant l’intégralité de ses forces magiques et en en drainant le plus possible aux alentours. Il fit passer ces forces dans la lame de son épée tandis qu’il en fouettait l’eau en direction du yonqir, reprenant la technique que Minos avait utilisé contre lui lors de leur combat dans l’auberge.
Il vit l’onde de choc percuter le yonqir et ouvrir une large entaille verticale dans sa tête, profonde d’au moins une trentaine de centimètres. Un sang noirâtre s’écoula bientôt de la terrible blessure, tandis que le yonqir fut pris de tremblement. Ce faisant, il ne lâchait toujours pas le bras de Kentos, et entreprit au contraire de le serrer encore plus.
Un simple coup d’épée de Kentos libéra son bras prisonnier des tentacules restants. En un éclair, il vit que son bras était en sang et totalement engourdi, peut-être même définitivement, mais classa cette information avant de repartir à l’attaque.
La bête semblait souffrir énormément et ne cessait de secouer la tête, ce qui ne facilitait pas la tâche de Kentos car le « nuage » de sang du yonqir commençait à s’étendre sérieusement, et l’Enkar n’arriverait pas à l’approcher s’il ne le voyait pas !
Qui plus est, sa résistance avait été mise à rude épreuve et il était au bord de la rupture : il n’aurait pas la force de frapper plus d’une fois ou deux avant de devoir renoncer et d’aller chercher de l’air à la surface.
Il nagea résolument dans le « nuage », l’épée en avant, et se retrouva nez à nez avec le yonqir. Celui-ci recula brusquement la tête avant de la porter encore plus vite vers l’avant, comme pour écraser Kentos. Mais cette fois-ci, l’Enkar était prêt et il put anticiper le mouvement : roulant sur lui-même, il glissa le long de la tête du yonqir et plongea son épée jusqu’à la garde dans le cou de la créature, en priant Akeydana pour que LozaTing ne se soit pas trompé quant au point faible de la bête.
Le yonqir se contracta brusquement et resta immobile une minuscule paire de secondes, exploitée par Kentos qui avait déjà lâché son épée et s’était emparé d’une l’une des dagues uzaï dissimulées dans ses manches. Il l’enfonça profondément de part et d’autre de son épée et activa les pointes cachées de la lame, qui s’ouvrirent dans le cou du yonqir, occasionnant de nouvelles blessures au monstre qui se cabra brusquement et qui fut pris de convulsions violentes. Il balaya furieusement l’eau, de la queue comme de la tête, projetant un nouveau grand nuage de sang, duquel Kentos s’extirpa le plus vite possible en remontant au plus vite vers la surface, les poumons en feu.
Ses dernières forces n’allaient pas tarder à l’abandonner et il se moquait de savoir si les coups qu’il avait porté étaient ou non mortels : il avait fait de son mieux et ne pouvait rien de plus, sinon tenter de survivre. Que lui importait si le yonqir avait encore la force de revenir sur lui et le happer, il ne pourrait de toute manière rien faire pour s’y opposer.
En pensant à la mort qui le talonnait peut-être et qui pouvait s’emparer de lui à chaque instant, il n’avait jamais été aussi calme de toute sa vie. Une fois encore, il avait fait son devoir, et quoi qu’il dut se passer désormais, il en était, comme à chaque fois, fier de lui.
Quand il émergea enfin, il eut l’impression qu’il combattait sous l’eau depuis des heures, et des cris lui indiquèrent qu’il avait aussitôt été repéré. Quelques instants plus tard, alors qu’il s’efforcer de flotter, des bras puissants s’emparèrent de lui et entreprirent de le ramener sur le navire. Il ne se permit pas de s’évanouir, même si la tentation était grande, mais il resta inerte, comme en état de choc. En fait, il évitait sciemment le moindre mouvement, le moindre effort, afin que son corps se concentre d’ores et déjà sur la restauration de ses forces.
Tout au plus marmonna-t-il à Parnos, qu’il vit le surplombant alors qu’on l’avait allongé sur le pont :
– Alors ?
Parnos était extrêmement agité, mais le sourire radieux qu’il fit à Kentos et ses yeux pétillants lui apprirent avant même que le vieux serviteur de la famille n’ouvre la bouche qu’en fin de compte, tout s’était bien passé.
– Relax, Kentos. La bestiau a coulé à pic, d’après LozaTing, qui y est retourné. Il va bien. Quant à Minos, il serait mort noyé si Corfilanné n’avait pas été le chercher pour le ramener. On arrivera peut-être à faire quelque chose de ce gars-là, finalement ! Il a quelques côtes cassées et Minos continue à cracher la moitié de l’eau du détroit, bref rien de grave. Par contre, c’est ton bras qui m’inquiète, fit-il en le désignant du doigt, couvert de sang et ayant pris une mauvaise teinte violette.
Kentos tenta vainement de le bouger, haussa mentalement les épaules et décida qu’à ce stade-là des événements, il pouvait s’offrir le luxe de s’évanouir : il était entre de bonnes mains. Il sombra aussitôt dans les ténèbres qui lui tendaient les bras depuis un bon moment.

Trois jours plus tard, sans autre incident, ils arrivèrent en vue des Marches du royaume et la nuit suivante, ils débarquèrent dans une petite crique. Minos fut le premier du groupe à poser le pied sur sa terre natale, pour la première fois depuis une bonne dizaine d’années. Il se baissa et ramassa une grosse poignée de sable, qu’il serra longuement dans son poing, à s’en faire blanchir les jointures.
Il finit par laisser le sable couler entre ses doigts, frappa ses mains l’une contre l’autre pour se débarrasser des grains qui y collaient, se tourna vers ses camarades et leur dit :
– Allez, les gars, on se bouge ! Fini de rire !