L’enthousiasme de Jemril à l’idée de leur libération prochaine par Seqeral disparut lentement, eu fur et à mesure que les jours passaient et que rien n’arrivait. Des doutes vinrent le tarauder : et si le vieux Seqeral avait finalement décidé que le temps de la guerre était révolu pour lui ? Et s’il s’était installé dans ce village pour y jouir d’une paisible retraite bien méritée après une vie replie de combats incessants ?

Jemril n’avait pas pris le risque d’informer Vhondé et Seronn de cette rencontre muette avec son ancien subordonné, afin de ne pas leur donner de faux espoirs. Et il avait également peur que ses compagnons ne soient pas capables de contenir leurs espoirs de libération. Cela aurait à coup sûr mis la puce à l’oreille de leurs ravisseurs, qui auraient dès lors resserré leur surveillance.

C’est par une belle fin d’après-midi, dont seul un Seronn perdu dans de joyeuses pensées profitait pleinement, que les choses se précipitèrent.
Les voyageurs parcouraient un paysage vallonné, et alors que la prochaine hauteur se rapprochait à grands pas, Jemril nota avec intérêt que les hommes de tête se livraient à un conciliabule avec leur chef. Les gestes trahissaient tension et nervosité. S’il ne put saisir les paroles échangées, il fut aussitôt aux aguets.
– Deux heures ? Cela fait deux heures que nos éclaireurs ne sont pas réapparus ? s’enquit le chef des gardes auprès de son plus proche subordonné.
– Oui. Il est possible qu’il se passe quelque chose. Dois-je en envoyer d’autres en avant ?
– Oui. Double leur nombre, cette fois-ci : envoies-en quatre.
Ainsi fut fait, et les cavaliers désignés se hâtèrent vers le sommet de la colline suivante, avant de disparaître de la vue du gros de la troupe.

Ils ne furent pas longs à réapparaître, au galop.
– Nous sommes encerclés, chef ! cria l’un d’eux.
– Quoi ? Comment est-ce possible ? Par qui ? Nous sommes approximativement à la frontière bilipossienne, qui pourrait bien avoir l’inconscience de nous attaquer ici ?
– Je l’ignore, mais ils sont nombreux. Bien plus que nous. Ils convergent vers nous des quatre points cardinaux. Nous n’avons aucune échappatoire !
Le chef des gardes bilipossien se demanda tout de même s’il n’allait pas tenter le tout pour le tout et tenter de déborder l’ennemi en lançant ses chevaux au galop. Si ses hommes se sacrifiaient pour protéger sa fuite, il pourrait peut-être passer avec ses prisonniers. Mais il comprit vite qu’un tel espoir était vain. Les chevaux qu’ils montaient n’étaient pas des chevaux de course musculeux, taillés pour la vitesse, mais des chevaux de guerre, lourds et inébranlables.
Son inquiétude ne connut plus de borne quand l’ennemi apparut sur les hauteurs. La troupe s’avança vers eux au pas, sûre de sa force. Avec raison, reconnut-il avec amertume. Il comprit à qui il avait affaire en voyant les habits des nouveaux venus. Certes, leurs tenues étaient disparates, mais plusieurs couleurs proches les unes des autres dominaient : lavande, violet, fuchsia et… mauve. Mauve comme dans la légion du même nom, l’armée royale de Tilmand, ennemi héréditaire de Bilipossa et de Lacteng. Une armée qui aurait dû cesser d’exister, avec la guerre civile qui faisait rage dans ce royaume. Que faisaient donc ces guerriers ici ? Ils n’étaient en aucun cas assez nombreux pour envahir Bilipossa.

Deux émissaires s’avancèrent. Jemril fut soulagé de les reconnaître : Delental, qu’ils avaient croisé dans le village de Venel sous l’identité du forgeron local, et Seqeral, le vieux guerrier, l’un des conseillers importants d’Osterren en son temps. Ce fut ce dernier qui prit la parole d’un ton sec.
– Vous avez deux options, Bilipossiens. Soit vous libérez vos prisonniers et vous restez en vie, soit vous les tuez et vous y passez aussi. Vous choisissez quoi ?
Jemril se retint de sourire. Seqeral, Seqeral ! Parmi les conseillers de son frère, il avait toujours été le plus paranoïaque, le plus dur, toujours prêt à mener une guerre préventive pour garantir la sécurité de Tilmand.
– N’accomplissez pas votre devoir au-delà du raisonnable, quels que soit vos ordres, ajouta Delental. Tuez vos otages et vous mourrez sur-le-champ. Laissez-les en vie et vous aurez au moins gagné un sursis.
Le chef des gardes était partagé. Bien entendu, il avait parfaitement conscience que sa reine le mettrait à mort s’il relâchait ses prisonniers. Mais d’un autre côté… comme l’avait souligné le second intervenant, rester en vie était le plus important. Dans le pire des cas, Galéir était vaste. Il pourrait toujours refaire sa vie ailleurs si le besoin s’en faisait sentir.
– Laissez-les partir, soupira-t-il.
Il fut soulagé de constater qu’aucun de ses hommes ne s’interposa au passage des trois prisonniers. Mais son inquiétude reprit vite le dessus en entendant le vieux guerrier demander froidement à l’un des ex-prisonniers :
– On les massacre, Jemril ?
– Non, répondit l’interpellé. Nous avons autre chose à faire. Qu’ils aillent aux diables !

Jemril eut droit à des vivats. L’enthousiasme de ses troupes était palpable. S’il le leur avait demandé, ils auraient tous filés droit sur la capitale de Tilmand pour la reprendre de force. En ce qui le concernait, il ne voulait pas entendre parler de guerres ni de conquêtes. Tout ce qu’il avait en tête était de libérer son frère. Et peu lui importait que celui-ci fût le seul homme capable de mettre un terme aux désordres qui agitaient Tilmand. Les liens familiaux étaient mille fois plus importants que Jemril que la politique, qu’il méprisait.

Tandis que les Bilipossiens quittaient les lieux la queue entre les jambes, Jemril procéda aux présentations :
– Voici Seronn. C’est un illuminé et pire, un Lactengais. Ignorez-le, cela vaudra mieux pour tout le monde.
– Voilà qui n’est guère gentil, mon ami, intervint le sus-nommé.
– Et je vous présente…
La colère brilla dans les yeux de Jemril quand ils se posèrent sur Vhondé. Menteuse et ennemie héréditaire de son peuple, rien de moins. Difficile de se débarrasser d’une haine aussi tenace qu’ancestrale. Pourtant, il se redressa sur sa selle et prit un air solennel pour conclure sa phrase :
– … la princesse Vhondé de Lacteng. J’ordonne qu’elle soit traitée avec tous les honneurs dus à son rang de membre de la haute noblesse. J’ouvrirai moi-même le crâne de quiconque oserait lui manquer de respect, c’est assez clair pour vous ?
Seule une légère brise qui se leva à ce moment osa répondre.