Dès que Lamal eut donné le signal de l’assaut, ses troupes – deux groupes d’une dizaine de mercenaires – fondirent sur la colonne d’esclaves. Le rapport de force était de deux pour un en faveur de Lamal et des siens, et son groupe était constitué de soldats de métier. Les paysans esclavagistes n’avaient aucune chance.
Jusend sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête quand il vit les mercenaires lancer leur attaque. Depuis quelques mois, plusieurs convois d’esclaves avaient été anéantis dans ces plaines. Jusend avait prié le Duo pour que ses expéditions se déroulent sans incident. Si sa troupe dépenaillée était largement suffisante pour contenir des dizaines d’esclaves, il savait pertinemment qu’elle n’avait aucune chance face à des guerriers bien entraînés.
D’instinct, il dégaina son sabre… avant de décider que sa vie était plus importante que les profits potentiels représentés par les esclaves. Il fit faire volte-face à sa monture et la lança au galop. Dans la fuite résidait le salut.


***

Jemril faillit joindre sa voix aux cris de joie émanant des esclaves, à l’idée qu’ils allaient être sauvés. Sa fièvre avait empiré et ses jambes cotonneuses allaient bientôt le lâcher. Il déchanta en voyant les belliqueux arrivants fondre sur les esclavagistes… en piétinant des groupes d’esclaves se trouvant sur leur route, indifférents à leur présence.
Le jeune homme comprit aussitôt que la situation n’avait fait qu’empirer. Les esclavagistes avaient compté les mener à Griend en vie. Leurs adversaires ne semblaient être intéressés que par un bain de sang.
Ses pires craintes se confirmèrent quand il vit les mercenaires attaquer délibérément des prisonniers quand les gardes esclavagistes n’étaient pas à leur portée.
L’un de leurs geôliers, sabre au clair, se jetait vers l’ennemi. Ce faisant, il allait passer devant Jemril et ses compagnons de chaîne. Le jeune homme réagit à la vitesse de l’éclair : rassemblant ses forces déclinantes, il attrapa Seronn par le col et, s’en servant comme d’un bouclier, percuta violemment le cheval de l’esclavagiste. La monture hennit et se cabra sous le choc. Tandis que le cavalier tentait de reprendre le contrôle, Jemril l’agrippa par la jambe et le fit chuter. Se servant de ses chaînes au poignet comme d’un gourdin, il en frappa plusieurs fois l’esclavagiste. Ce dernier, les mains devant le visage, tenta vainement de se défendre. Bientôt, il cessa de bouger, inconscient, le visage en sang.
Épuisé, à bout de souffle, Jemril s’agenouilla, des points noirs dans les yeux. Il se maudit de sa propre faiblesse. Il ne pouvait pas abandonner maintenant, pas si près du but ! Le fracas de la bataille, les cris d’agonie autour de lui lui parvenaient assourdis, comme dans un mauvais rêve. Comme s’il en était loin…
Il sursauta et sortit de sa torpeur quand un choc métal contre métal retentit à deux pas de lui. Sabre à la main – pris à l’esclavagiste évanoui ou mort – et ayant compris le danger mortel qui les menaçait tous, Vhondé tentait de détruire les maillons de leurs chaînes. Seronn, resté à terre et se frottant l’épaule, la regardait d’un air curieux. Le Lactengais ne semblait pas avoir conscience de la situation, et des envies de meurtre passèrent à nouveau dans les yeux de Jemril. Se nourrissant de sa fureur contre l’imbécile avec qui il était enchaîné, Il trouva la force de se redresser, lui décocha un coup de pied et aboya :
– Aide-la donc, espèce d’abruti ! Il faut couper nos chaînes avant qu’on se fasse massacrer !
Ayant enfin compris, Seronn s’empara maladroitement du sabre, avec une moue de dégoût, et entreprit de l’abattre sur les chaînes… encore plus maladroitement que Vhondé.


***

Lamal était satisfait. Décidément, les esclavagistes ne faisaient pas le poids face à ses hommes, et tuer les esclaves étaient un jeu d’enfants, entravés par trois comme ils l’étaient. Il prit un peu de recul pour observer la bataille, et remarqua qu’un esclave, les cheveux blonds en bataille, essayait de faire sauter les maillons de sa chaîne, un sabre à la main.
Le chef des mercenaires sourit face à cette tentative pitoyable et lança son cheval dans cette direction. Il fut retardé par quelques prisonniers qui se jetaient à ses pieds pour être épargnés. Le temps de les expédier ad patres, il s’avisa que le blond et ses deux compagnons n’étaient plus enchaînés entre eux. Pire, les entraves qui leur liaient les chevilles avaient également été sectionnées, et le blond courait vers un cheval abandonné. Lamal fronça les sourcils et lança son destrier, sabre levé. Une tête blonde allait bientôt être détachée de ses épaules…


***

Jemril n’osait pas essayer de se mettre debout, de peur que ses jambes refusent de le porter. Il regardait Seronn avec anxiété. Contre toute attente, celui-ci était parvenu à les libérer et avait même poussé la présence d’esprit à s’emparer du cheval de l’esclavagiste mis hors d’état de nuire. Il tirait sur la bride de l’animal pour le ramener prestement vers Jemril et Vhondé.
Voilà qui était parfait. Ils étaient trois et n’avaient qu’un cheval, ce qui l’était moins, mais Jemril conçut son plan d’action. Dès que Seronn serait revenu avec le cheval, Jemril écarterait l’imbécile et fuirait au galop.
Il sut que son plan ne fonctionnerait pas quand il vit le mercenaire fondre sur eux. Le timing était mauvais : Seronn serait rattrapé avant d’avoir rejoint ses compagnons. Jemril se remit sur ses pieds et, malgré les vertiges qui l’assaillirent aussitôt, il avança maladroitement vers Seronn. Cela ne suffira pas, se rendit-il compte avec désespoir.
Il posa les yeux sur le mercenaire qui arrivait. Ainsi donc, c’était ainsi que tout s’achevait ? Mourir dans cette plaine perdue au milieu de nulle part, exécuté pour s’être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ? Plus que jamais, en cet instant précis, Jemril sentit sa colère enfler contre un destin qui lui avait toujours été contraire. Toujours.
C’est à ce moment précis qu’une stupéfaction sans nom parcourut son épiderme, telle la plus glaciale des douches. Un cri incrédule franchit ses lèvres presque sans qu’il s’en rende compte.
– Lamal !
Le mercenaire, étonné d’entendre son nom, en chercha l’origine et sa surprise ne connut plus de borne quand il vit qui en était l’auteur :
– Jemril ?
Lamal serra les dents, tiraillé quelques instants par des sentiments contradictoires. Il acheva de traverser les quelques mètres qui le séparaient de Jemril et mit pied à terre devant lui. Il l’aida à se relever et l’aida à grimper sur son propre cheval, en lui murmurant :
– Je suis désolé pour ce qui s’est passé autrefois, Jemril. Sincèrement.
– Je n’ai pas oublié non plus, Lamal. Et je compte toujours te tuer pour ce que tu as fait.
Telles furent les paroles prononcées par Jemril à l’homme qui venait pourtant de le sauver.


***

Lamal fit en sorte que Jemril puisse fuir. Avisant deux de ses hommes désireux de se lancer à sa poursuite, il leur ordonna de faire demi-tour et de continuer à massacrer les esclaves qui restaient. Étonnés mais disciplinés, ils obéirent à leur chef.
Lamal tourna à nouveau les yeux vers la silhouette de Jemril qui galopait vers son destin. Il vit alors qu’il y avait deux chevaux qui fuyaient. Dès qu’il avait reconnu Jemril, il avait oublié la présence du jeune homme blond.
De ce fait, Seronn avait pu enfourcher le cheval qu’il avait récupéré, non sans avoir fait grimper Vhondé devant lui. Bien lui en avait pris. C’était la première fois de sa vie qu’il montait à cheval, au contraire de la princesse formée à la monte à la cour de son père.
Si elle n’aimait pas du tout Jemril, aussi égoïsme que rude, elle lança pourtant sa monture à sa poursuite. Dans son esprit, ils étaient tous les trois dans le même bateau. Et elle faisait beaucoup plus confiance à un Jemril violent pour la protéger qu’à un Seronn doux comme un agneau.