Chapitre 8

Coruscant, trois ans plus tôt.
Tel’Ay marchait d’un pas rapide, Dibidel sur ses talons, à travers un réseau de ruelles serpentant entre des masures basses et disparates. Ce quartier était sorti de terre deux ans plus tôt, quand des réfugiés, victimes indirectes de conflits mineurs à travers la galaxie, avaient choisi de rallier Coruscant pour prendre un nouveau départ. Entre les guerres rodiennes, les incidents aux frontières Hutt et la guerre de succession dans le secteur Sennex, la zone avait vite été occupée par des dizaines de milliers de nécessiteux, qui s’étaient attelés à se doter d’habitations aussi précaires qu’anarchiques.
Pour lutter contre l’accroissement de ce bidonville, qui menaça vite de prendre des proportions tentaculaires, le Sénat avait lancé des missions d’exploration sur les frontières de la République, dans le but de trouver des mondes colonisables. Les réfugiés furent vivement encouragés à devenir pionniers.
Les deux Skelors n’en menaient pas large, et avaient hâte de quitter les lieux. Les dix croiseurs affrétés pour les colonies partaient ce jour, et Dibidel n’entendait pas rater celui qui les amènerait sur Velinia III. Leurs maigres possessions étaient rassemblées dans un sac porté par Tel’Ay, et ne contenait guère plus que la somme demandée pour l’embarquement.
Une nouvelle vie s’offraient à eux. Par amour pour sa compagne, Tel’Ay Mi-Nag avait renié la voie des Sith, et presque sans regret, il avait désassemblé son sabrolaser la veille. Pour la première fois de sa vie, il était en paix avec lui-même, habité par un sentiment d’invincibilité auquel les sentiments de Dibidel envers lui devaient beaucoup. Nul remords d’avoir accepté de renoncer à la Force pour la suivre. Elle était digne de ce sacrifice.

Tel’Ay commençait tout juste à mesurer les conséquences du sacrifice consenti. Il devait apprendre à vivre sans le recours de la Force, et la nouveauté de cette situation le laissait encore parfois désemparé. Il était comme privé d’un sens primordial.
Un autre problème important avait vu le jour : il n’avait jamais craint grand-chose de la part des êtres dépourvus de la Force, allant même jusqu’à les considérer comme handicapés, or voilà qu’en rejoignant leurs rangs, il était devenu aussi faible qu’eux. Plus, d’ailleurs, si l’on considérait qu’ils savaient vivre de cette manière, contrairement à lui.
Dans le bidonville infâme, fréquenté notamment par une faune déguenillée et parfois agressive, il n’avait plus les armes pour se défendre efficacement.

Quand Tel’Ay déboucha sur une place minuscule d’où partaient de nouvelles ruelles, il s’arrêta en constatant que le chemin qu’il comptait prendre était le théâtre d’une rixe. Plusieurs personnes avaient encerclé un pauvre hère et semblaient s’acharner sur lui. Ignorant les cris de détresse de la victime et les ricanements des agresseurs, il empoigna le bras de Dibidel et décida d’emprunter une autre artère. Elle se dégagea d’un coup sec.
– Qu’est-ce que tu fais, Tel’Ay ?
– Quelle question ! Le tour, bien sûr.
– Quoi ?
– Je ne tiens pas à ce que tu reçoives un mauvais coup, donc nous allons contourner ces types.
– Le Skelor avec qui j’ai l’intention de passer le reste de ma vie serait-il un lâche, en fin de compte ? demanda-t-elle, méprisante.
– Mais…non. Je suis juste prudent, et ne me mêle pas de ce qui ne me regarde pas.
– Si tu étais à la place de ce malheureux, tu prierais pour qu’on vienne t’aider ! Reste là si tu veux, moi j’y vais !
Elle n’attendit pas sa réponse et se dirigea rapidement vers le groupe. Tel’Ay jura sourdement et la suivit : qu’est-ce que cette femelle arrogante pensait donc pouvoir accomplir, du haut de son mètre cinquante-cinq ? Tel’Ay ne la dominait que de dix centimètres, mais son expérience du combat était celle de toute une vie, Force ou pas.

Dibidel sauta sur le dos d’un des agresseurs, un Barabel aux griffes acérées, et elle lui fit une clé d’étranglement.
Tel’Ay se glissa derrière un Twi’lek armé d’une barre métallique. Dès que l’être aux lekkus leva son arme pour l’abattre une énième fois sur sa victime, Tel’Ay la lui arracha des mains et le frappa lourdement au crâne. Des os craquèrent et le Twi’lek s’écroula comme une poupée de son, un gargouillis indistinct au bord des lèvres.
Un coup d’œil suffit à Tel’Ay pour voir qu’il restait quatre ennemis. Ceux-ci s’étant bien entendu rendu compte de la présence des deux Skelors, ils abandonnèrent leur proie, pauvre silhouette verdâtre affalée sur le sol, un bras pitoyablement levé devant elle dans un vain geste de défense.
Un silence extrêmement pesant s’installa sur les lieux. Tel’Ay tenait sa barre comme un sabrolaser, et ne montrait nulle trace de peur. Dans son dos, il entendait les halètements du Barabel, occupé à tenter de se débarrasser de Dibidel. Un frisson intérieur parcourut Tel’Ay. Il ne pouvait pas l’aider sans se mettre lui-même en danger. Il sentit la Force monter en lui, cogner aux portes de sa conscience, comme si elle le suppliait de la libérer.
Il l’ignora, et chargea.

Trois de ses adversaires étaient armés d’une barre de métal similaire à la sienne, et le dernier de ce qui ressemblait à un morceau de montant de porte en bois. Tel’Ay croisa le fer avec l’un des hommes, un humain qui s’était porté en avant. Mal lui en pris. Tel’Ay écarta prestement la lame adverse d’un violent revers, avant de le frapper vivement à la tempe, sans que l’autre ait compris ce qui lui arrivait. Tel’Ay sut alors que ses ennemis ne possédaient aucune notion d’escrime, et qu’ils ne savaient pas se battre. Vingt secondes lui suffirent pour les mettre tous à terre, inconscients ou morts, sans que lui ne récolte plus que des élancements dans les bras, à manier sa lourde barre.
Dès qu’il eut porté son dernier coup, il se retourna prestement pour secourir sa compagne, mais vit qu’elle n’avait aucunement besoin de lui. Le Barabel était à genoux, la langue pendante, et n’avait plus la force de lutter contre l’étranglement. Une lueur farouche dans les yeux, et malgré les multiples griffures sur ses avant-bras, Dibidel continua à serrer jusqu’à ce que l’être reptilien meure.
Elle reprit son souffle et, rejointe par Tel’Ay, marcha vers la victime, toujours au sol mais consciente. Un humanoïde à la peau verte. Elle s’agenouilla et fit :
– Ne bougez pas avant que nous vous ayons examiné. Je me nomme Dibidel Rdan-Emqer, et voici mon compagnon, Tel’Ay Mi-Nag.
– Seperno. Merci beaucoup, répondit le Rodien en transformant ses grimaces de douleur en un sourire.


***

En descendant du transporteur qui l’avait amené sur le Carolusia, Seperno fut accueilli par un bien improbable trio. Une Wookiee à la fourrure grise zébrée de noir, dont la haute taille était renforcée par sa silhouette longiligne, un Chevalier Jedi Whiphid, à l’apparence inquiétante et, cerise sur le gâteau, par un ami qu’il croyait mort depuis un an : Tel’Ay Mi-Nag.
– Mais que…Tel’Ay ? C’est incroyable ! s’exclama-t-il.
– Je suis ravi de te revoir, Seperno, répondit Tel’Ay avec un large sourire sincère aux lèvres.
Quand les yeux à facettes de Seperno s’emplirent d’émotion, une boule serra la gorge de Tel’Ay. Il n’avait pas pensé que revoir le chef des colons de Velinia III, parmi lesquels il avait vécu deux ans, raviverait avec autant de force des souvenirs, souvent liés à Dibidel. Ils n’en étaient que plus douloureux, et il eut soudainement honte d’avoir fait venir le Rodien. Jamais il n’oserait lui avouer ce qu’il avait fait.
– C’est un miracle, Tel’Ay, un miracle, reprit Seperno, la voix rauque, en se jetant dans les bras du Skelor. Comment une telle chose est-elle possible ? Et…Dibidel ? Elle a survécu aussi ?
Tel’Ay n’eut pas la force de répondre, et se contenta de secouer négativement la tête.
– J’en suis désolé, mon ami, répondit Seperno. Elle était si…si…
Le Skelor crut qu’il allait devenir fou, en voyant tant de compassion et de tristesse dans l’expression de Seperno. Le Rodien allait l’aider, nul doute là-dessus. Mais si Tel’Ay lui annonçait qu’il avait lui-même assassiné Dibidel, Seperno se ferait un plaisir d’essayer de le tuer, et ne se priverait pas de le haïr. Le Skelor se maudit de faire preuve d’autant d’hypocrisie.

Ils passèrent le reste de la journée ensemble.
Tel’Ay raconta à Seperno une version légèrement tronquée de la vérité sur les événements survenus un an plus tôt. S’il ne se présenta pas comme étant un Sith, il reconnut être un utilisateur non-Jedi de la Force, et confia qu’il avait été le sauveteur masqué qui avait libéré les colons rodiens des mines de Geddino, aux côtés de Kuun Hadgard. Il déclara avoir retrouvé Dibidel et leur fils Ro’Lay morts, et ne cacha pas être ensuite tombé dans une longue catatonie qui l’avait amené au bord de la mort.
Il lui résuma ses agissements depuis sa « résurrection » d’une manière très sommaire, en lâchant seulement qu’il avait pris fait et cause pour l’héritier légitime du trône de Skelor I, Ver’Liu So-Ren, et qu’il avait besoin d’un lieu de rassemblement pour son peuple en exil.

Seperno résuma à son tour ses actions. Après leur libération, les Rodiens furent amenés sur Coruscant pour se refaire une santé. Seperno et les siens voulurent retourner sur Velinia III. Ces pionniers ne voulaient pas abandonner leur nouvelle vie. Ils reçurent les moyens de reconstruire la colonie, grâce à de généreux mécènes émus par leurs pérégrinations, et Seperno profita de son séjour dans la capitale de la République pour recruter plusieurs centaines de colons supplémentaires.
À ce jour, ils étaient près de six mille, et avaient réussi à assurer leur autarcie alimentaire en développant suffisamment l’agriculture. Cerise sur le gâteau, la colonie connaissait une forte expansion depuis la découverte de gisements de bronzium, minerai aux capacités anti-radioactives et entrant dans la composition d’alliages recouvrant les vaisseaux spatiaux. Un contrat avait été signé avec un consortium de la République en vue de son exploitation, et les crédits ne cessaient d’affluer depuis, ce qui était d’excellent augure pour l’avenir.

Tard dans la soirée, ils prirent part à une réunion de travail avec Ver’Liu et ses conseillers, en présence du commandant Veckmar et de Tchoo-Nachril. Ver’Liu rassura Seperno concernant les frais qu’engendreraient le déménagement des Skelors, car les sommes que sa cause récoltaient depuis qu’elle était connue gonflaient jour après jour. Veckmar fut soulagé de voir que sa station allait bientôt revenir à une situation normale, et Tchoo-Nachril fut chargé de demander aux instances républicaines le renforcement des défenses de Velinia III, sous la forme d’un croiseur de combat.
Tel’Ay était content de lui. Tout se déroulait selon ses plans, mais ce n’était pas le moment de s’en réjouir. Il n’oubliait pas que le seul but de toute cette planification était de contrecarrer Dark Omberius.


***

La tension était presque palpable dans le vaste amphithéâtre du Sénat de la République. Les échanges étaient vifs, et le chancelier Marcus Valorum devait user de tout son talent de politicien pour éviter que le débat tourne au règlement de comptes. Surtout en cette période préélectorale, où tous les candidats déclarés mettaient un point d’honneur à se montrer, et où les candidats potentiels tâtaient le terrain, en se demandant de quelles failles ils allaient pouvoir profiter pour tenter de s’imposer à leur tour.
Valorum avait repris à son compte la position du sénateur Duro défunt, Aar Gamonn, à savoir la défense de la cause de Ver’Liu So-Ren. En première ligne de ses détracteurs, le sénateur Zabrak, Tol Guela, qui non seulement représentait l’Hégémonie des Cinq Systèmes Zabraks, mais également plusieurs autres planètes vassales, dont Skelor I, désormais république et protectorat de l’Hégémonie. L’assemblée retint son souffle quand il demanda la parole au chancelier, qui la lui accorda sans broncher.
– Mes chers amis, il est hors de question pour moi de faire un discours passionné, comme d’autres ont pu le faire. Il s’agit simplement de revenir à quelques notions simples, et surtout gravées dans le marbre, à savoir les lois galactiques. Je rappellerais donc en préambule l’un des principes fondateurs de la République, à savoir qu’elle n’a pas le droit d’intervenir dans la politique locale de ses membres. Ainsi, l’Hégémonie Zabrak, que je représente, mène sa propre politique comme elle l’entend, du moment qu’elle respecte les valeurs légales de la République, ce qui est précisément le cas. Si l’Hégémonie a passé des accords privilégiés avec d’autres mondes, qu’ils appartiennent ou non à la République, c’est son problème et pas celui de l’institution galactique centrale. Skelor I, de royaume, est devenu une république après une révolution, il y a de cela quelques trente ans. Même si ses dirigeants d’alors ont choisi d’intégrer l’Hégémonie Zabrak, je rappelle que ce monde n’appartient pas à la République galactique. Le Sénat n’a donc pas l’autorité pour décréter je ne sais quelles manœuvres politiciennes ou militaires sur ce monde.
– Je vous remercie pour cet exposé, coupa solennellement Valorum, mais comme vous le soulignez, si Skelor I fait partie de l’Hégémonie Zabrak, elle n’est pas pour autant un monde républicain. La règle de non-ingérence sur les politiques locales ne s’appliquent donc pas ici.
– Notre estimé chancelier a parfaitement raison sur ce point, rebondit Tol Guela avec grâce. Même si je trouve que les réactions concernant Skelor I sont disproportionnées, surtout trente ans après les faits qui sont reprochés aux dirigeants actuels, je ne me permettrais aucun commentaire là-dessus, et laisserait également de côté l’échéance électorale qui se rapproche à grand pas. Quoi qu’il en soit, Skelor I se sent aujourd’hui menacée par l’ingérence du Sénat, et a décidé d’accomplir un geste fort pour y mettre un terme. C’est pourquoi je suis habilité à vous annoncer que ce matin, un nouveau traité a été signé entre l’Hégémonie Zabrak et le monde de Skelor I, qui entre désormais de plein droit dans l’Hégémonie, et de ce fait dans la République elle-même.
A ces paroles, une explosion de cris retentit dans l’hémicycle, de fureur comme de dépit. Tol Guela eut du mal à se faire entendre pour livrer sa conclusion :
– Désormais, toute action de la République contre Skelor I serait illégale, aussi je demande solennellement que toutes les manœuvres allant en ce sens soient suspendues sur-le-champ.
Il fallut cinq bonnes minutes à Marcus Valorum pour ramener le calme parmi les sénateurs déchaînés. Lui-même réfléchit fébrilement pendant ce laps de temps, mais ne trouva aucun argument valide à opposer au Zabrak, qui lui avait coupé l’herbe sous le pied d’une manière magistrale. Dès que le brouhaha ambiant eut baissé d’intensité, Tol Guela porta l’estocade finale :
– Une dernière chose. J’ai appris de source sûre que les Jedi ont délégué l’un des leurs pour assurer la protection de ce prétendu héritier du trône skelorien. Maintenant que ce monde et ses dirigeants légitimes font partie de la république, il serait pour le moins étrange et incongru de voir un Jedi protéger l’ennemi d’un monde républicain.
La perfidie de cette dernière attaque fit mouche, et Marcus Valorum, rouge de colère, n’eut pas d’autre choix que d’ajourner la séance. Il fallait qu’il parle le plus vite à Maddeus Oran Lijeril, Grand Maître de l’Ordre Jedi.

. ***

Alors que les détails du plan de déménagement des Skelors se mettaient lentement en place, Tel’Ay et Anaria éprouvèrent le besoin de changer d’air, et quittèrent le secteur skelorien, assez oppressant de fébrilité ces derniers temps, surtout après les mauvaises nouvelles reçues de Coruscant. D’héritier légitime soutenu par la République, Ver’Liu risquait de passer au statut de trouble-fête sectoriel, surtout s’il s’installait en exil sur un monde républicain. Seperno était prêt à argumenter qu’en tant que dirigeant de monde, il accueillait qui il voulait, mais la situation était encore très confuse au vu des derniers rebondissements au Sénat.
– Par le Chaos, la République est vraiment dirigée par des incompétents ! lança Tel’Ay à Anaria, alors qu’ils marchaient sur la Grande Promenade du Carolusia. Pas foutus de prendre une décision et de s’y tenir !
– Les choses ne sont jamais simples en démocratie. Il faut faire preuve de patience et de diplomatie, expliqua Anaria.
– Ssss…dans des moments pareils, je trouve que les dictatures ont du bon. Justes ou non, leurs principes sont appliqués !
– Jusqu’à ce qu’elles soient balayées par des révolution internes, tempéra la Wookiee.
Tel’Ay n’insista pas sur le sujet, d’autant plus qu’il avait toujours regardé l’appareil politique avec une méfiance certaine.
– Si tu scrutes les événements, reprit Anaria, tu t’apercevras que tous les…
Elle se tut, s’arrêta brusquement, et une vive tension l’envahit. En suivant son regard figé, Tel’Ay vit la cause du trouble de sa compagne. Deux Wookiees à la fourrure châtain allaient bientôt croiser leur route. Ils étaient lancés dans une conversation animée, et se tournaient fréquemment vers Anaria et Tel’Ay. Ce dernier eut un mauvais pressentiment, vite confirmé par sa compagne quand elle lui dit :
– Quoi qu’il arrive, quoi qu’ils me fassent, je te conjure, je te supplie de ne pas intervenir. C’est une affaire exclusivement wookiee.
Entendre de telles paroles n’augurait rien de bon pour elle, mais comme elle semblait savoir ce qu’elle faisait, ou plutôt être résignée à ce qui allait se produire, Tel’Ay acquiesça de la tête. Les deux gigantesques Wookiees changèrent leur trajectoire et vinrent droit vers eux, à grand renfort de grognements menaçants. Suffisamment pour que tous les passants s’écartent prestement de leur route.
L’un d’eux se planta face à Anaria, qui restait immobile, et la toisa avec mépris, les mains sur les hanches. L’autre se colla presque à Tel’Ay, qui put à peine planter ses yeux dans ceux de la créature, au vu de leur différence de taille. Quand il beugla à Tel’Ay de déguerpir s’il ne voulait pas se faire démembrer, le Skelor ne cilla pas. Il se contenta d’esquisser un sourire froid, dégagea d’un geste nonchalant le pan de sa cape qui cachait son sabrolaser, et croisa les bras.
L’éclair de peur dans les yeux et l’instinctif mouvement de recul de son vis-à-vis indiquèrent à Tel’Ay que son attitude bravache avait fait mouche. Le Wookiee rejoignit son camarade, après avoir haussé les épaules et grogné dans sa barbe.

Tel’Ay assista alors à un spectacle dont il se serait bien passé, et il dut se faire violence pour ne pas intervenir. Les Wookiees abreuvèrent Anaria d’injures, la traitant de lâche et de honte pour leur clan, et que si la décision n’avait tenu qu’à eux, elle serait morte depuis longtemps. Et ils frappèrent. Tels d’improbables boxeurs se déchaînant sur des sacs d’entraînement, ils martelèrent le corps d’Anaria pendant cinq bonnes minutes. Elle ne laissa pas échapper une plainte. Ses lèvres furent explosées, son nez fut cassé, ses yeux pochés, plusieurs de ses dents cassées. Des tâches sanguinolentes apparurent ça et là sur sa fourrure grise, là ou ses adversaires frappaient. A chaque fois qu’elle tomba, elle se releva et fit face dignement à ses tortionnaires.
Après ce qui sembla une éternité à un Tel’Ay bouillonnant de colère soigneusement gardée sous contrôle, les Wookiees se fendirent d’une dernière bordée d’insultes et de crachats, maudirent Anaria et quittèrent les lieux. Une équipe de sécurité, arrivée entre-temps mais qui n’avait pas osé intervenir face à ce déchaînement de violence, leur emboîta le pas à bonne distance, pour les surveiller en attendant que des renforts arrivent.

Tel’Ay la rejoignit et perçut son immense douleur. Mais pas seulement : il fut sidéré de ressentir qu’un sentiment de honte surpassait la souffrance chez sa compagne.
– Tu m’expliques ? demanda-t-il sèchement.
Elle secoua négativement la tête.
Il se garda d’insister, comprenant que le moment n’était pas propice. Il lui fit signe de le suivre, et ils repartirent lentement vers le secteur médical de la station. Anaria avait du mal à mettre un pied devant l’autre, et Tel’Ay ne lui proposa pas de l’aider, sentant qu’une telle offre serait rejetée.
Sur le chemin du retour, Tel’Ay eut une prise de conscience. A chaque fois qu’Anaria avait été frappée, il avait intérieurement souffert avec elle. il n’avait eu qu’une envie : bondir sur les deux agresseurs et les réduire en miettes, ce qu’il aurait été capable de faire sans problème. Il repensa à la conversation qu’ils avaient eu tous les deux, au cours de laquelle il lui avait avoué qu’elle n’était qu’un outil à ses yeux, et qu’il s’en débarrasserait une fois son but atteint. Il sut dès lors qu’il lui avait menti, pire, qu’il s’était menti à lui-même. Il éprouvait une affection certaine pour elle. Il ne pourrait ni la tuer ni la laisser tomber.


***

– La situation nous échappe totalement, tempêta Valorum en faisant les cent pas dans son bureau. Techniquement, Tol Guela a raison !
– J’en ai bien conscience, répondit Maddeus Oran Lijeril.
Mains croisées devant le visage, engoncé dans un fauteuil cossu face au bureau du chancelier, le Grand Maître de l’Ordre Jedi était l’image même d’une sérénité qu’il ne ressentait pas.
– Nous n’avons donc pas d’autre choix que de relever Tchoo-Nachril de sa mission, pesta Valorum.
– En effet, nous sommes pieds et poings liés dans cette affaire. Néanmoins…
– Néanmoins ?
– Toute cette affaire concernant les Skelors a un effet déstabilisant sur la République. Or les Jedi sont là pour servir la République et maintenir la paix en son sein. Je ne crois pas que nous puissions nous permettre de négliger ou d’ignorer la menace potentielle que représente cette crise.
– Que proposez-vous, Maddeus ?
– Maintenant que Skelor I fait partie de la République, il me semble frappé du bon sens que le Sénat y envoie une équipe plénipotentiaire, ne serait-ce que pour mieux connaître ce monde resté trop longtemps sous l’éteignoir.
– Vous avez parfaitement raison ! Je vais faire ouvrir une procédure d’ouverture de voies diplomatiques. Et si nous découvrons qu’il règne là-bas une dictature, nous aurons peut-être l’ouverture nécessaire pour remettre en cause ses dirigeants !
– Prenez garde, Marcus. Ce type de raisonnement pourrait vous conduire à mener des actions militaires, si vous n’y prêtez pas attention. Nous ne devons pas chercher la faille, mais dresser un portrait objectif de la situation.
– Certes, reconnut Valorum, soudainement ramené à la raison. Il est parfois tentant de céder à la facilité quand, en tant que chancelier, on a les ressources et la puissance de la République à sa disposition. Cette grande responsabilité implique de marcher sur des œufs, je m’en rends compte tous les jours, comme une éternelle leçon qu’il faut réapprendre sans cesse.
– Vous êtes un bon chancelier, Marcus : le doute et la remise en question sont indispensables à l’évolution saine d’un individu.
– Allez dire ça aux sénateurs, rétorqua Valorum avec un sourire sans joie. Sans les Jedi pour nous rappeler les valeurs fondamentales que sont le bien commun et la compassion, je me demande ce que deviendrait la République ? Mais ceci est un débat qui nous éloigne de nos préoccupations. Je vais faire préparer une équipe diplomatique sur-le-champ.
– Encore une chose, Marcus. Nous ne connaissons pas Skelor I, et il y a toujours le risque que l’équipe que vous envoyiez ne voit qu’une version édulcorée de la réalité effective sur la planète.
– Il nous suffit d’inclure un ou plusieurs Jedi dans cette mission.
– Ce serait en effet un plus indéniable. Mais je pense aller plus loin.
– C’est-à-dire ?
– Envoyer un Jedi en mission secrète sur Skelor I, pour découvrir ce que ses dirigeants passeraient éventuellement sous silence.
– Une telle mesure serait illégale ! Imaginez qu’on l’apprenne ?
– Une intervention serait illégale, nuança Lijeril. Dans le cas présent, il ne s’agirait que d’une mission d’observation. Tchoo-Nachril serait parfait pour cette mission. S’il est découvert, nous le lâcherons, en prétendant qu’il a agi de son seul chef, furieux d’avoir été écarté de sa mission initiale.
– Vous parlez de le sacrifier ?
– Dans le pire des cas, oui. C’est un Jedi, il fera son devoir.
Marcus Valorum ne sut quoi répondre. Les Jedi faisaient parfois montre d’une froideur glaçante. Il finit par donner son accord du bout des lèvres, en priant pour que le pot aux roses ne soit jamais découvert. L’amalgame serait vite fait avec lui, et il perdrait les élections à coup sûr.
– Je vais donner ses nouveaux ordres à Tchoo-Nachril, fit Maddeus Oran Lijeril, avant de se lever et de prendre congé de son auguste hôte.


***

Dès qu’il eut reçu ses instructions, Tchoo-Nachril ne perdit pas de temps en tergiversations. Il savait que Maître Lijeril était désolé de lui imposer une telle mission, mais ils savaient tous deux qu’elle pouvait avoir une importance capitale : comme souvent, la connaissance était la clé de tout.
Ne restait plus au Chevalier qu’à faire ses adieux avant de partir.

Il dut affronter l’humeur massacrante de Ver’Liu So-Ren. La République avait annoncé qu’elle l’abandonnait à son sort. Pire, il était désormais considéré comme une menace pour la stabilité d’un monde républicain. Et voilà que son protecteur mandaté par le Conseil Jedi le quittait à son tour. Il avait été fou de croire qu’exposer la légitimité de sa cause suffirait à le faire reconnaître, et il s’en voulait d’avoir fait montre d’autant de naïveté.
Ver’Liu eut l’impression de mieux comprendre ses ancêtres, qui n’avaient jamais daigné adhérer à la République, et son opinion sur les sénateurs et les Jedi en prirent également un coup.
Tchoo-Nachril encaissa la bile que déversa Ver’Liu sur ses soi-disant alliés sans broncher. Il n’y pouvait rien et devait subir en silence. Il n’était pas habilité à révéler au jeune Skelor qu’il allait mener une mission secrète sur Skelor I, et qu’elle pourrait avoir une incidence sur un éventuel retour au pouvoir de la maison régnante. En fin de compte, il fut renvoyé comme un malpropre, ce qu’il ne releva pas. La réaction de Ver’Liu était parfaitement compréhensible, et le Jedi que Tchoo-Nachril était ne se préoccupait pas le moins du monde que son propre orgueil soit blessé.

Tel’Ay assista silencieusement à la scène. Pour une fois, sa compagne Wookiee n’était pas présente. Tchoo-Nachril avait appris que suite à une altercation avec des membres de son espèce, elle avait été contrainte d’effectuer un séjour dans une cuve à bacta, dans laquelle elle se trouvait encore à cette heure. A ses questions, Tel’Ay avait grogné une réponse inintelligible, et Tchoo-Nachril se l’était tenu pour dit.
Quand le Jedi quitta le secteur skelorien, Tel’Ay lui emboîta le pas.
– Tu me surveilles, Sith ? s’amusa Tchoo-Nachril.
– Non, Jedi. Je m’interroge. Le désintérêt dont fait soudainement preuve la République et le Conseil Jedi me semblent pour le moins suspect. Il y a un aspect officieux derrière tout cela, n’est-ce pas ?
Tchoo-Nachril ne répondit pas et resta pensif jusqu’à ce qu’ils atteignent le hangar dans lequel était parqué son chasseur. En temps normal, il aurait été aberrant qu’il donne des indications à quiconque sur une mission secrète. Qui plus est à un Sith. Sauf qu’un pressentiment troublant envahissait le Jedi. Comme s’il n’allait jamais revoir le Skelor. Et après tout, il était impliqué dans la situation présente jusqu’au cou, et leurs objectifs semblaient concorder. Il décida donc de faire montre de franchise, alors qu’ils étaient arrivés au pied de son chasseur.
– Bon, Tel’Ay Mi-Nag, écoute-moi attentivement. La République est dans une impasse, mais elle souhaite tout de même savoir ce qui se passe réellement sur Skelor I. Je suis donc envoyé là-bas en mission secrète, pour en avoir le cœur net.
– Je suis ravi de voir que la République compte encore s’impliquer dans cette crise. Mais fais attention à toi, Tchoo-Nachril. Je sens un grand danger planer au-dessus de ta tête.
– Moi aussi, Sith, moi aussi. Cela ne m’empêchera pas d’accomplir mon devoir.
– Si tu as besoin d’aide, et si jamais je peux te l’apporter, voici la fréquence de mon communicateur, dit Tel’Ay en lui communiquant les chiffres.
– Et voici la mienne, répondit Tchoo-Nachril pour ne pas être en reste.
– Bonne chance, Jedi, et que la Force soit ta servante !
– Merci, Sith. Que la Force soit av…hum, en fin de compte, je pense qu’il serait malvenu de ma part de recommander à la Force de veiller sur un être tel que toi.

Tandis que Tchoo-Nachril procédait à la séquence de décollage, Tel’Ay s’éloigna en réprimant un sourire. Alors comme ça, cet imbécile allait mener son enquête sur Skelor I ? Planète aux mains de Dark Omberius, puissant seigneur Sith ? Le fou !
Tel’Ay n’avait pas été tout à fait honnête avec Tchoo-Nachril. Ce n’était pas un grand danger qu’il avait senti pour le Jedi, mais bien sa mort. Ce dont le Skelor se lavait les mains. Un Jedi aussi doué que celui-là était assez dangereux pour qu’il se réjouisse de sa disparition prochaine. Bon débarras !
De plus, Omberius serait peut-être obligé de se dévoiler à cause de Tchoo-Nachril, ce qui ne pourrait que servir les intérêts de Tel’Ay. Sans parler du fait que les Jedi ne laisserait pas la mort de l’un d’entre eux impunie. Oui, décidément, les prochains événements ne pouvaient pas manquer de le servir !