Au cours de sa première matinée de marche, Seronn découvrit à quel point se déplacer avec des chaînes au pied était un exercice aussi compliqué qu’épuisant. Il tomba plusieurs fois lors des premières minutes, car le peu de longueur de chaînes reliant ses chevilles ne lui permettait pas de marcher à ses grandes enjambées habituelles. Et comme il était distrait de nature, il oublia régulièrement d’adapter sa démarche à ses entraves et se retrouva souvent à terre. Dans ces cas-là, Jemril l’agonissait d’injures colorées en pestant contre la consanguinité récurrente des aïeux de Seronn, qui avaient fini par produire un simplet en bout de lignée. Vhondé, compatissante, le relevait à chaque fois, tandis qu’il se confondait en excuses et en remerciements.



Quand il eut enfin pris le pli, Seronn avait les jambes ankylosées. Comme il était dur au mal et d’une composition heureuse par nature, il se contenta d’enregistrer la douleur dans un coin de sa tête et s’intéressa au monde qui l’entourait. Il respira profondément, heureux de constater à quel point l’air était vivifiant. Aucun doute, les beaux jours se rapprochaient, et Seronn adorait cette saison. Les rayons du soleil étaient à nouveau porteurs de chaleur salvatrice ; oubliés les rayons blafards qui peinaient à s’extirper des cieux tourmentés de l’hiver pour ne distribuer qu’une maigre lumière exempte de chaleur.
Les collines qui s’étendaient à perte de vue autour du convoi d’esclaves commençaient elles aussi à ressentir les changements climatiques : des bourgeons apparaissaient sur les rares arbres qu’ils croisaient.
Seronn se mit à siffler, comme s’il était en promenade, insouciant de la précarité de sa situation. Un coup de coude rageur dans les côtes, administré par Jemril, l’extirpa de ses pensées sereines, presque cotonneuses. Il parut surpris de voir Jemril, avant de se souvenir où il se trouvait. Confus, il bredouilla :
– Pardonne-moi, mon ami, mon âme errait au loin.
– S’il n’y a que ça pour te contenter, je peux t’aider à arracher ton âme de ton corps… d’une manière définitive, cracha un Jemril ruisselant de sueur et claquant des dents. Sa fièvre empirait.
Seronn sourit, comme si son interlocuteur venait de proférer un bon mot, et reprit :
– Je manque à tous mes devoirs, je suis impardonnable. Tu es blessé et malade pendant que je rêvasse. Appuie-toi sur moi, je vais t’aider.
– Me… ? commença Jemril, outré. Je n’ai besoin de personne, tu m’entends ? De personne !
– Je ne disais cela que pour…
– Silence, animal stupide, silence !
Jemril bouillait de colère, les limites de sa patience atteintes. Des images de crâne éclaté à grands coups de chaînes lui traversèrent l’esprit. Seronn avait l’air peiné. Il tendit le coude vers Jemril et fit :
– Quand tu auras besoin de mon bras pour te soutenir, sache qu’il sera là.
La rage de Jemril s’envola instantanément, remplacée par de l’incrédulité puis de la résignation. Le blondinet était définitivement irrécupérable… Mais en tout cas, hors de question d’accepter son aide. Jemril ne demandait jamais rien à personne et ne voulait rien devoir à quiconque. Il était le centre du monde, plus important que tout et tout le monde. Il était un survivant. Et il survivrait encore aujourd’hui. La fièvre ne le tuerait pas. Sa blessure non plus. Pas plus que l’esclavage.
Quatre nuits auparavant, les esclavagistes avaient monté le camp près d’une petite rivière. Pendant qu’il buvait à même le coulis d’eau, Jemril avait réussi à s’emparer d’une petite pierre effilée, invisible dans sa main fermée. Les gardes n’avaient rien vu. Le compagnon de chaîne que Vhondé et lui avaient à ce moment était si mal en point qu’il ne cessait de tousser, une toux grasse et interminable. Jemril avait profité de cette couverture sonore pour tenter de rayer un maillon de ses chaînes. Au bout d’une demi-heure de travail ininterrompu, il avait passé le doigt sur le maillon et senti la marque de la pierre. Revigoré par le résultat de son labeur, il avait décidé de continuer le lendemain. Sur la route, pendant la marche, le cliquetis incessant des chaînes masquerait le crissement de sa pierre sur le maillon. Il ne savait pas combien de temps cela prendrait pour couper le maillon, ni même s’il aurait le temps d’en venir à bout avant d’arriver à Griend, mais il n’était pas de la race des moutons. Il ne se laisserait pas mener à l’abattoir sans avoir tout tenté pour s’en sortir.
Ignorant le bras charitable que Seronn lui tendait tout en marchant, il cacha sa main sous ses guenilles, bloqua la chaîne de ses poignets sous son biceps et se remit à faire aller et venir sa pierre. Il ne renoncerait pas. Jamais.


***

Les Plaines de Narvilonn, comme celles de Cionor situées plus au nord, abritaient un nombre conséquent de cités-États, issues de la partition d’antiques royaumes. La position centrale de Griend lui conférait son importance, et la cité s’était vite muée en plate-forme incontournable en ce qui concernait la vente et l’achat d’esclaves. Bien entendu, ses richesses attisaient les convoitises, notamment de la part des cités voisines. Griend avait subi son lot d’assauts et de sièges au fil des années, mais à ce jour, nul n’avait jamais réussi à faire tomber la cité esclavagiste.
Les roitelets du micro-royaume d’Eibor, à l’ouest de Griend et au nord de Bilipossa, haïssaient particulièrement Griend, depuis l’enlèvement d’une reine d’Eibor par le sénéchal de Griend de l’époque, quatre cents ans auparavant. Il en avait fait sa femme et Eibor n’était parvenu à la récupérer malgré des années de guerre incessante. La reine et le sénéchal avaient eu des enfants ensemble. Mais si depuis ce temps les deux lignées cousinaient, la haine tenace qui les hantait ne désarma jamais, au contraire. Les sénéchaux de Griend avaient toujours souverainement méprisé leurs voisins. Tandis que les marchés d’esclaves florissaient à Griend, Eibor survivait tant bien que mal et tentait de nuire par tous les moyens à son illustre, prospère et honni rival. Rien ne marcha jamais.
Depuis quelques années pourtant, Jedar XXVII, roi d’Eibor, avait décidé de se venger une bonne fois pour toutes, d’être l’homme qui ferait chuter Griend. Il avait investi une bonne partie des maigres ressources financières de sa cité dans le développement de l’armée et, contre l’avis de ses propres généraux qui ne s’estimaient pas encore prêts, avait lancé ses troupes à l’assaut de la cité esclavagiste. Les archers de Griend s’étaient régalés. Ça avait été la curée. Les reliques de l’armée eiborienne était rentrée au pays tête basse. Jedar XXVII avait fait exécuter les chefs de l’armée pour faire bonne mesure – le roi qu’il était ne pouvant pas avoir failli, la faute de cet échec ne pouvait retomber que sur ses subordonnés.
Abattre Griend était plus que jamais une obsession pour Jedar. Malgré les finances exsangues de son pays, il recruta des mercenaires à qui il octroya des terres en guise de paiement, ainsi que des titres de noblesse. Si des nobles locaux protestèrent contre la confiscation de leurs terres au profit des nouveaux arrivants, en exécuter quelques-uns calma les ardeurs justicières des autres. Et Jedar en profita pour annexer quelques arpents hors de ses frontières : si les micro-États voisins en prirent ombrage, aucun n’osa se frotter aux mercenaires de Jedar.
Quand il voulut lancer ses nouvelles troupes dans un assaut contre Griend, le chef des mercenaires, Lamal, un vieux guerrier dégarni à la moustache tombante, eut du mal à se retenir de lui rire au nez. Il aurait fallu des dizaines de milliers de soldats pour prendre la forteresse. Les mercenaires étaient cent. En revanche, il lui exposa un plan : frapper le cœur des affaires de Griend, à savoir le trafic des esclaves. Si les convois d’esclaves étaient interceptés en route ou disparaissaient, la prospérité de Griend battrait de l’aile. L’insécurité découragerait vendeurs comme acheteurs.
Jedar, qui n’avait jamais été réputé pour son imagination, trouva l’idée brillante et la valida.

Lamal est adossé à l’encolure de son cheval. Avec un de ses hommes, un éclaireur, il scrute attentivement la colonne d’esclaves qui avance vers leur position. Ils sont dissimulés par l’un des rares bosquets qui parsèment le pays vallonné. La route serpente entre deux collines, derrière laquelle les troupes de Lamal, divisées en deux, attendent patiemment de fondre sur leurs proies.
La saison des plus grosses ventes d’esclaves se rapproche à grands pas, aussi la consigne du jour est-elle de ne faire aucun prisonnier. Tout le monde, esclavagistes comme esclaves, doit mourir. Faire des prisonniers retarderait les mercenaires, aussi la mission est-elle d’anéantir le plus possible de convois d’esclaves.
– Je reconnais ce blason, dit Lamal, les yeux plissés. Cette compagnie d’esclavagistes se compose de paysans aisés de Vanior. Leur chef se nomme Jusend.
– Des paysans ? Cela ne devrait pas nous poser de problème, capitaine.
- En effet, ce sera un jeu d’enfant.
Encore quelques pas et ils seront à nous