Avant la fin de cette journée de repos, chaque membre d’équipage reçut un message sur son bloc de données, affectant tout le monde à la réfection du navire, et indiquant les horaires de travail pour les prochains jours. Chacun put constater que des journées de seize heures étaient prévues.
Si certains crurent à une erreur, ils déchantèrent aux aurores le lendemain matin, lorsque Harlington confirma sèchement ses ordres lors d’une courte réunion, au cours de laquelle il souhaita la bienvenue aux nouveaux arrivants.
T’Savhek organisa le travail : O’Connor, les deux nouveaux ingénieurs et elle-même se retrouvèrent chefs d’équipe, et les membres d’équipage dispatchés entre eux, Harlington y compris.

En quittant le mess, Sulok prit Harlington à part.
– Capitaine, en tant que médecin de bord, je proteste contre les horaires pléthoriques que vous voulez imposer. En conséquence de quoi, je compte déposer une plainte officielle contre vous auprès de l’Amirauté.
– Je croyais que les Vulcains étaient capables de travailler sur de longues périodes sans avoir besoin de repos ?
– En effet, capitaine, mais tel n’est pas le propos. Il n’y a que deux Vulcains à bord, et la majorité des membres de l’équipage est humaine, ce que je ne devrais pas avoir à vous rappeler.
– Pensez-vous que je sois stupide, enseigne ?
Une lueur farouche apparut dans les yeux de Sulok, mais ce fut d’une voix froide qu’il répondit :
– Non, monsieur. Mais je suis chargé de veiller sur la santé de l’équipage, or vos ordres la mettent en danger.
– J’en ai parfaitement conscience, docteur. Combien de temps pensez-vous que les hommes puissent tenir ce rythme, sans que leur efficacité ni leur santé en pâtissent ?
– Je l’ignore, monsieur. Il faudrait que je fasse des recherches.
– Et bien faites-les et communiquez-moi au plus tôt les résultats, répondit sèchement Harlington. J’attends de vous que vous m’apportiez votre aide pour la réussite de nos missions, pas que vous me mettiez des bâtons dans les roues. Nous adapterons les horaires de travail selon les résultats que vous me communiquerez. Cela vous semble-t-il correct, docteur ?
– Oui, capitaine.
– Alors que faites-vous encore là ? Vous avez du travail, ce me semble.
Sulok s’en fut sans dire un mot et Harlington, énervé par l’incident, attendit de se calmer avant de rejoindre son équipe.

Tout en obéissant au doigt et à l’œil à son chef d’équipe, l’enseigne O’Connor, Harlington conversa un peu avec ses hommes. Au début, son équipage fut intimidé, malgré ses efforts pour détendre l’atmosphère. Il finit par trouver un difficile équilibre entre la réserve due à sa position de commandant, et une ambiance de travail bon enfant.
Mais quand il comprit que la distance entre ses hommes et lui était quelque chose de normal, hiérarchie oblige, il se promit de dire à T’Savhek de le faire changer régulièrement de groupe, afin de mieux répartir la pression que sa fonction engendrait.
Lors de la courte pause déjeuner, Sulok vint faire son rapport. Le mess étant occupé par l’équipage, Harlington lui fit signe de le suivre jusqu’à sa cabine, et embarqua T’Savhek, O’Connor et Lupescu au passage.
Dès qu’ils se furent installés comme ils pouvaient dans les quartiers exigus de leur commandant, certains avec leur gamelle à la main, Sulok prit la parole :
– Capitaine, les hommes pourront travailler sur ce rythme démentiel pendant quatre jours. Ensuite, il faudra ralentir la cadence.
– J’en prends bonne note, docteur. T’Savhek, il faudra intégrer les paramètres et conclusions de Sulok au planning de travail.
– A vos ordres, commandant. Commandant ?
– Oui, lieutenant ?
– Je me suis livrée à quelques projections. En travaillant seize heures par jour jusqu’au dernier moment, nous devrions être en mesure de procéder à 54, 27% des réparations nécessaires.
– Seulement ? tiqua Harlington.
– Oui, monsieur. Vous permettez, docteur ? fit T’savhek en tendant la main vers le bloc de données de son frère.
Celui-ci le lui tendit sans un mot. Elle jeta un œil aux conclusions de Sulok, se livra à des calculs mentaux, et dit moins d’une minute plus tard :
– J’estime que le navire sera opérationnel à 36,58% avec ces nouveaux paramètres, monsieur.
– Ce sera mieux que rien. On y retourne, fit Harlington avec insouciance.
Les quatre autres lui emboîtèrent le pas, après avoir échangé des regards perplexes. Leur capitaine ne semblait pas contrarié de les envoyer tous au désastre.

Neuf jours s’écoulèrent, au cours desquels le moral baissa petit à petit. Si les officiers que Harlington avait reçu dans sa cabine avaient gardé pour eux la teneur de leur conversation, cela n’empêcha pas le reste de l’équipage de se rendre compte que les progrès qu’il accomplissait ne suffiraient jamais dans le laps de temps imparti.
Le commandant Harlington, en revanche, était d’excellente humeur, et certains se demandaient s’il n’était pas devenu fou. Pour sa part, T’Savhek était persuadée qu’il cachait quelque chose, mais il refusa de s’en ouvrir à elle malgré ses demandes pressantes.



Pendant ce temps, l’Amirauté n’avait toujours pas validé l’envoi sur le navire d’une équipe scientifique, et Sulok ne cessait de tourner autour de Harlington, comme s’il cherchait une faille à exploiter. Leurs rapports étaient emprunts d’une froideur extrême depuis que le docteur avait voulu dénoncer les méthodes de son supérieur. Et le Vulcain en vint à se demander s’il ne devait pas faire passer à son commandant des tests psychologiques. Il perdait manifestement pied avec la réalité, et le médecin de bord avait le pouvoir de le démettre de son commandement, même si ce type de procédure était rarissime.

Au soir du quinzième jour des réparations, et alors qu’il restait encore deux heures de travail pour tout le monde avant la fin de la journée, Harlington quitta son équipe et se dirigea vers l’intercom général le plus proche, enfin remis en état.
– Ici votre commandant. Vous pouvez cesser dès maintenant. Nous nous sommes tous donnés sans compter ces derniers jours, aussi avons-nous besoin de repos. Je vous donne donc quartier libre à compter de cet instant, et pour les trois jours à venir. Si certains veulent quitter le bord, l’officier en second T’Savhek supervisera les déplacements. Par ailleurs, j’attends les officiers T’Savhek, O’Connor, Lupescu, Sulok et Mitchell sur la passerelle. Merci de votre attention.
Passé un moment d’incertitude, des cris de soulagement puis de joie se firent entendre. Les cinq officiers appelés, au contraire, avaient l’air morose en pénétrant sur la passerelle. Mais à quoi pensait donc leur commandant ?

Harry Harlington était debout face à l’écran géant de la passerelle, la main posée sur le dessus de son fauteuil de commandement. Il n’avait pas encore pris le temps de s’y asseoir depuis sa prise de fonction. Ce fut T’Savhek qui ouvrit les hostilités.
– Commandant, je ne comprends pas. Puis-je vous rappeler que nos délais ne seront pas tenus, même en continuant sur notre rythme actuel ? Selon mes estimations, le navire n’est opérationnel qu’à 8,67%.
Harlington ne se retourna pas. Au contraire, il fit un pas en avant, et s’assit lentement sur son siège. Il le fit ensuite pivoter vers ses hommes, les yeux brillants d’une flamme indomptable.
– Lieutenant T’Savhek, pourquoi vous inquiétez-vous ? Puisque nos délais ne seront pas tenus quoi qu’il arrive, quel que soit le rythme que nous adoptons, qu’importe si les hommes prennent un peu de repos, par ailleurs bien mérité, je trouve ?
– Mais…commandant ! Est-ce à dire que vous abandonnez ?
– Il me paraît évident que le commandant Harlington ne parvient pas à gérer le stress provoqué par l’impossibilité de…
– Ce sera tout, docteur Sulok, coupa Harlington. Vos évidences ne le sont que pour vous, aussi vous saurais-je gré de les garder pour vous. Jusqu’ici, nous avons affecté tout le monde à la réfection du navire. Dès que les hommes reviendront de leur permission, je veux qu’ils se recentrent sur leurs tâches respectives. Je veux que les pilotes et navigateurs passent leur temps sur les simulateurs de l’Académie. T’Savhek et O’Connor, vous continuerez à superviser les réparations. Sulok, vous allez rendre l’infirmerie opérationnelle, et commencer à former votre assistant à vos méthodes de travail. Lupescu, organisez aussi le service de sécurité, et faites remplir l’armurerie du Baltimore. Quant à vous, Mitchell, en tant que chef de la logistique, je veux que établissiez la liste de tout le matériel dont nous sommes susceptibles d’avoir besoin, et que vous vous le procuriez.
Harlington scruta attentivement ses subordonnés un à un, pour s’assurer qu’ils avaient bien intégré ses ordres. Puis il sourit.
– Quelqu’un connaît-il le commodore Anton Van Peelse ?
T’Savhek et Sulok ouvrirent la bouche, mais Mary O’Connor fut la plus prompte à répondre :
– Il s’agit d’un des plus éminents professeurs d’ingénierie de l’Académie. Il enseigne à l’élite des élèves voués à sa discipline.
– J’ai suivi ses cours, ajouta T’Savhek. Il est d’une compétence inégalée.
– Sa classe actuelle, reprit Harlington, compte une quarantaine d’éléments triés sur le volet. La majeure partie d’entre eux sera ingénieur en chef un jour ou l’autre. mais pour l’heure, ce ne sont que des cadets, et à ce titre, ils sont à l’école. Comme vous le savez, les classes spécialisées sont envoyées sur le terrain pour parfaire leur formation, par le biais de stages de mises en situation professionnelle. Après que j’ai pris connaissance de l’état du navire, et compris sur-le-champ que quels que soient les efforts déployés, nous échouerions dans notre tâche, j’ai pris contact avec le professeur Van Peelse. Il a admis que nos ordres étaient totalement irréalistes, et que nous n’avions pas une chance de réussir dans les délais impartis. C’est un homme de défi et je le savais en allant le voir. Aussi a-t-il accepté d’inscrire la réfection de l’USS Baltimore dans son programme scolaire, sous la forme d’un stage de terrain pour ses élèves, qui durera quinze jours et qui commence dès demain matin.
T’Savhek s’empourpra violemment en entendant ces paroles. En tant qu’officier en second, c’était à elle de proposer des solutions aux problèmes rencontrés par son commandant, or jamais elle n’avait eu cette idée, qui lui parut pourtant simple et élégante une fois énoncée.
– Ce sera un honneur de rencontrer le professeur Van Peelse, s’enthousiasma Mary O’Connor.
Bien qu’elle fut une passionnée de la technique, elle n’avait pas un talent inné dans la discipline, et tout ce qu’elle en connaissait, elle l’avait appris de A à Z, en partant de zéro.
– Voilà qui est…ingénieux, commandant, commenta sobrement Sulok, en regardant Harlington d’un œil nouveau, dans lequel Harry crut voir du respect l’espace d’un instant.
– Vous avez vos consignes. T’Savhek, occupez-vous de superviser tous ces changements, je vous prie.
– A vos ordres, commandant.
– Ce sera tout, messieurs dames. Passez une bonne soirée.
Alors qu’il se dirigeaient vers la sortie, après avoir salué leur commandant, T’Savhek fit volte-face et attendit que les autres soient partis.
– Commandant, si vous voulez ma démission, je suis prête à vous la donner sur-le-champ.
– Vous savez quel est le point fort des Vulcains, lieutenant ? demanda Harry en éludant la proposition.
– Non, monsieur.
– Ils sont opiniâtres. Donnez-leur un objectif, et ils l’atteindrons coûte que coûte, avec une régularité qui n’a pas d’égale. Les Vulcains sont très patients, organisés et entêtés. Pouvoir s’appuyer sur des Vulcains est donc un atout essentiel, selon moi.
– C’est une manière de voir les choses, monsieur.
– Mais ils ont également une grosse faiblesse, je trouve.
– Monsieur ?
– Ils manquent d’imagination. J’espère que vous ferez mieux la prochaine fois, lieutenant.
– Je n’y manquerais pas, monsieur.
– Je refuse votre démission, T’Savhek, car j’estime que votre présence est un plus indéniable.
– Je ne suis pas d’accord, d’autant que vous venez de le prouver, monsieur.
– Tout être est perfectible, lieutenant, vous êtes d’accord ?
– Oui, monsieur.
– C’est en étant confronté à des situations nouvelles ou inhabituelles que nous nous améliorons dans la vie, je pense.
– Je vous l’accorde, et tâcherais de m’y confronter plus souvent à l’avenir.
– Et pourquoi ne pas vous y confronter dès maintenant, lieutenant ? Je vous invite au restaurant.
Elle faillit refuser, par réflexe. Mais cette invitation correspondait parfaitement à ce que Harlington venait d’énoncer avec son histoire de situations nouvelles et inhabituelles. Et les humains avaient le don de la surprendre avec leur illogisme, qu’elle trouvait parfois si rafraîchissant…surtout venant de cet humain-là.
– Ce pourrait être une expérience enrichissante, commandant.
Harry sourit.

Leur soirée ne fut pas un succès. Ni l’un ni l’autre ne parvint jamais à se détendre. Ils se forcèrent à parler de tout et de rien, et ces échanges artificiels laissèrent souvent place à de longs moments de silence. C’est avec soulagement qu’ils y mirent fin.
Harlington se maudit de sa nullité. Il avait été en-dessous de tout.