Vishili Ménard

Les vieilles pierres ont toujours été ma grande passion. Il suffit que je pose les yeux sur un antique bâtiment pour me sentir ému. Quand bien même il ne reste plus qu’un simple pan de mur, rien que penser que des gens ont vécu là il y a des centaines voire des milliers d’années m’emplit d’émotions. Je touche l’histoire du doigt. Mieux, je la fais revivre.
On raconte que c’est ici que tout a commencé. Que c’est ici qu’il y a quatre cent ans seraient apparus les premiers humanosectoïdes. C’est le célèbre archéologue Everett Temple Thomson, trente-quatrième du nom – je trouve d’ailleurs que les membres de cette famille manquent cruellement d’imagination pour ce qui est de trouver des prénoms, mais ceci est une autre histoire – qui l’a affirmé. Et comme c’est une, que dis-je, la sommité en matière d’archéologie galactique depuis six décennies, on l’écoute quand il parle.
Tout le monde l’écoute. Malheureusement, quand je dis tout le monde, ce ne sont pas seulement les humains… Quand il a fait part de sa découverte majeure, à savoir que Cérès était sans nul doute le monde originel des humanosectoïdes, ces derniers ont aussitôt décrété que ce monde leur appartenait, et ont mis en branle leur formidable machine de guerre pour se le réapproprier. La Puissance Terrienne Galactique avait depuis longtemps du mal à les contenir sur un front de guerre s’étendant sur plusieurs parsecs, mais dès qu’ils eurent regroupé leurs forces en une seule armée, ils furent inarrêtables.
Les humanosectoïdes ont un avantage primordial sur les humains : leur cohésion est instinctive. Dès qu’une décision est prise en haut de l’échelle, elle se propage aux étages inférieurs par tous les modes de communication existants, et ils suivent comme un seul homme. Côté terrien, par contre, c’est la bureaucratie qui intervient pour répercuter les ordres. Et on connaît son absence totale de réactivité face à l’inconnu.
Quand la nouvelle de l’invasion prochaine de Cérès par les humanosectoïdes est tombée, il était déjà trop tard. Les compagnies aériennes qui assuraient les liaisons avec Cérès annulèrent ou détournèrent tous leurs vols, livrant à eux-mêmes les millions de colons de la planète. Ainsi que monsieur Everett, qui avait délivré sa conférence sur l’origine des humanosectoïdes sur Cérès même, et qui de ce fait se retourva coincé là avec tous les autres. Et moi.
Plaît-il ? Qui je suis ? Il est vrai que j’aurais dû commencer par là. Mon nom est Vishili Ménard, et je suis un hybride. Comme chacun sait, humains et humanosectoïdes se livrent une guerre farouche depuis quatre cent ans. Mais bien que cette idée fasse horreur aux deux camps, les deux espèces possèdent suffisamment de gènes en commun pour donner naissance à des enfants hybrides. Il en naît régulièrement et sont stériles, à l’exception de quelques spécimens génétiquement modifiés. Le plus souvent, il s’agit du fruit de viols de pillards et conquérants, d’un camp comme de l’autre. Bien plus rarement, ils sont engendrés par d’authentiques histoires d’amour. J’appartiens à cette dernière catégorie.
J’ai dû travailler plus que quiconque pour m’imposer, pour faire carrière. Il est encore très – trop – courant que les humains m’abreuvent de leur mépris en contemplant ma peau écailleuse, mes ersatz de griffes et mon regard reptilien, mais je n’ai jamais été un faible. Qu’ils le veuillent ou non, ils accepteront ma valeur en tant qu’être humain. C’est ce que j’ai toujours désiré et je compte bien mourir avec cet idéal en tête. Enfin… le plus tard possible sera le mieux.
Aujourd’hui, j’occupe le poste envié d’archéologue de premier rang, quatrième grade. Concrètement, je suis le collaborateur le plus proche de monsieur Everett. Lui se moque de mon apparence, de mon hérédité. Tout ce qui lui importe, ce sont mes compétences, qu’il connaît et respecte.
Depuis deux ans que nous sommes sur Cérès, nous en avons fait, des découvertes ! Jusqu’à l’annonce fatidique qui menace aujourd’hui nos vies.
Quand monsieur Everett a appris que nous ne pourrions pas fuir la planète, il a haussé les épaules et décrété que puisque c’était comme ça, nous poursuivrions nos recherches de temples humanosectoïdes dans le désert. Beaucoup l’ont considéré comme fou. Moi, je l’admire. Il s’accrochera à ses idées jusqu’au dernier instant, et je compte bien vivre de la même manière.

La double nouvelle est tombée à l’aube. Comme souvent, il y en avait une bonne et une mauvaise. La bonne, c’est que les calculs de monsieur Everett étaient bons : en parvenant à dégager une logique temporelle dans la localisation des temples humanosectoïdes de Cérès, il a réussi à prédire l’existence du premier temple grâce à des projections algoryhtmiques. Existence confirmée ce matin par nos équipes d’éclaireurs. La mauvaise, c’est que les humanosectoïdes ont débarqué sur Cérès : la guerre fait désormais rage à New New York, à cinquante kilomètres à peine de notre campement. Ils sont en croisade, je doute qu’ils puissent être arrêtés.
Monsieur Everett se moque de la guerre, quand bien même c’est lui l’a attirée à nous. Il ne vit que pour ses recherches, et je suis sur la même longueur d’ondes que lui.

Alors que nous sommes en route en direction du temple, l’équipe d’éclaireurs nous envoie en direct vidéos et prises de vues. Il n’est pas très évident de travailler dans l’exiguë répulso-jeep, et l’intense luminosité du soleil sur le désert nous empêche de visionner les détails du temple sur nos tablettes.
Les humanosectoïdes ne feront pas de quartier. Encore moins envers un hybride : il paraît qu’ils les considèrent comme des abominations. Plus j’y pense, plus je me dis qu’il est fort probable qu’aujourd’hui soit le jour de notre mort. Voilà qui me contrarie. J’ai tellement de recherches sur le feu. J’ose espérer que quelqu’un de compétent prendra le relais. En tout cas, mes éventuels successeurs trouveront mes notes impeccables. Tout est très détaillé, toutes les preuves apportées sont reliées à leurs sources, et mes nombreuses hypothèses de travail sont surlignées d’une couleur différente.
Si Monsieur Everett pense à sa propre mortalité, il n’en montre aucun signe. Il a le nez collé sur sa tablette, étudiant avec soin des détails grossis des dizaines de fois. Une autre chose que j’aime beaucoup chez lui : son pragmatisme à toute épreuve. À ce niveau, nous sommes jumeaux.
L’équipe d’éclaireurs ne chôme pas. Ses membres savent que nous sommes pressés par le temps. Il y a désormais des centaines de prises de vue sur ma tablette, et leur nombre ne cesse d’augmenter. Une étude approfondie de ce riche matériau prendra au mieux des semaines, sans doute des mois voire des années. Je parcours les images distraitement, juste pour me faire une idée globale de ce à quoi pouvait ressembler ce temple.
C’est alors que tout bascule. J’ai devant les yeux l’image 124. Mon tempérament placide disparaît sur-le-champ, l’adrénaline m’envahit, conjugué à un sentiment d’extrême urgence. Sur l’image, la statue de Zok’te’lek aux huit bras, déesse tutélaire des humanosectoïdes. J’en ai vu bien des représentations au fil de mes recherches mais là… Là, il y a quelque chose de différent, de primordial, même. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais ce que je ressens dans chaque parcelle de mon être ne laisse aucune place au doute : j’ai déjà vu ce lieu. De mes propres yeux. Ce qui est impossible car c’est la première fois que je mets les pieds sur Cérès. Je ne comprends pas.
J’ordonne au pilote d’accélérer. Il me rend un regard noir mais met les gaz. Peut-être pouvons-nous encore arriver à temps ? Je ne sais même pas d’où me vient cette pensée. Je ne sais même pas pourquoi nous devons arriver à temps à ce temple. Mais il le faut. Il faut la sauver !
La ? Serais-je en train de devenir fou ? Je passe la main sur mon front qu’il me semble sentir moite. Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi un geste aussi stupide ? Grâce à mes gènes d’humanosectoïde, je ne transpire pas. Ça a été plus fort que moi.
De plus en plus nerveux, je porte une main à ma bouche pour me ronger les ongles. Surpris, je regarde les griffes au bout de mes doigts. Je n’ai jamais eu d’ongles.
Une pensée m’habite, m’obsède tandis que toute autre considération disparaît. Arriverons-nous suffisamment tôt pour la sauver ? Allons bon, ça recommence. Je ne sais même pas à qui je pense, tout en sachant qu’elle est là, qu’elle m’attend, qu’elle compte sur moi. Sa vie est entre mes mains. Le sort de l’humanité est entre mes mains.
C’est dément. Complètement dément. Serais-je en train de développer une pathologie inhérente à mon état d’hybride ? Tu es un humain, imbécile, arrête de raconter n’importe quoi ! Entendre une voix, qui est mienne sans l’être, hurler dans ma tête n’arrange pas ma fébrilité.
J’arrive, Élizabeth ! C’est idiot. Je n’ai jamais connu d’humaine de ce nom. Pourtant je me souviens parfaitement d’elle : elle est brune, ses yeux gris pétillent d’intelligence et de curiosité, elle est svelte et dynamique. Sa couleur préférée c’est le vert, son chiffre porte-bonheur le sept.
Je sais que j’ai échoué par le passé. Je n’ai pas pu l’aider. Une conviction monte en moi : j’ai une deuxième chance d’arranger les choses. Il me faut une arme. Une arme ? Insensé : je n’en ai jamais tenu de toute ma vie. Pourtant, je me vois avec un fusil-mitrailleur P.O.J. entre les mains. Je sais comment il fonctionne. Je suis capable de le démonter et le remonter en soixante-seize secondes. C’est dingue. Je suis dingue.

Le temple est en vue. Dans dix minutes tout au plus, nous y serons. C’est alors que je perçois le grondement. Jusque-là atténué par le vrombissement discret de la répulso-jeep, il est de plus en plus audible au fur et à mesure qu’il se rapproche. Je jette un coup d’œil à l’arrière de l’habitacle. À travers les panaches de poussière que notre véhicule soulève sur son passage, je distingue le chasseur stellaire humanosectoïde.
Nous ne le sèmerons jamais, c’est évident. Et l’empire reptilien n’a jamais fait de prisonniers. Il préfère tuer ses ennemis. C’est plus propre, plus économique.
Je regarde à l’avant : le temple envahit maintenant quasiment tout notre champ de vision. Si près, si loin. Je sens monter jusqu’à mes yeux des larmes que je suis pourtant physiologiquement incapable de verser. Impuissant, j’abats mon poing fermé sur l’accoudoir de mon siège.
Derrière nous, le chasseur se met en position d’attaque.
Pardonne-moi, Élizabeth. J’ai encore échoué !
Il tire.