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    Je reste coi de stupéfaction. Encore plus en me rendant compte que mémé est habillée comme une reine, maquillée, couverte de bijoux, sans parler du trône dans lequel elle trône (ce qui est d’une logique sans faille quand on y réfléchit), trône (on n’est plus à une répétition près) monté sur une estrade soutenue par des traverses de bois, elles-mêmes portées par une douzaine d’éphèbes huilés et bronzés, aux muscles saillants et vêtus de simples pagnes.

    Pfeuh, je suis sûr que c’est de la gonflette. Sans parler des stéroïdes et autres anabolisants dont ces junkies doivent se gaver pour conserver leur silhouette artificiellement construite. Ils feront moins les malins quand leurs corps les lâcheront à trente ans, rongés de l’intérieur par les drogues qu’ils auront absorbées toute leur vie. Pendant ce temps-là, devant leurs tombes, moi, je m’ouvrirai une nouvelle bière en ricanant sur leur fatuité.

    – Qu’est-ce que c’est que cette mise en scène, mémé ? que je demande. Tu tournes dans un film 3DHD, c’est ça ?

    – Bien sûr que non, stupide animal. Je règne en ces lieux et sur ce peuple.

    – Mais… comment c’est possible, ça ?

    – Tu l’aurais déjà compris si tu étais capable de réfléchir, inutile créature ! Je crois que tu tiens de feu ton grand-père à ce niveau-là. Mais bon, il est mort noyé depuis longtemps, le pauvre homme.

    – Ah non, mémé, celui qui est mort noyé c’était ton treizième mari.

    – Ah oui, maintenant que tu le dis. Tragique accident…

    – Accident ? Vous étiez tous les deux sur une barque en plein milieu d’un lac, et quand son cadavre a été retrouvé, les légistes ont dit qu’il avait eu le crâne fracassé par une arme contondante, comme la rame que tu avais alors à la main !

    – Comme je l’ai expliqué au juge, il est tombé à l’eau et, paniquée, j’ai tendu la rame vers lui pour qu’il l’attrape. Oui, je le répète, tragique accident…

    – Tu parles !

    – Je ne te permets pas, jeune impudent ! Je suis forcément innocente vu que j’ai été acquittée.

    – Ah oui ? Et pour pépé Nomis ?

    – Hum… il est mort comment, déjà ?

    – Dans sa baignoire remplie d’eau moussante.

    – Effectivement, ça me revient. Quelle idée de se servir du sèche-cheveux dans la baignoire. Un accident est si vite arrivé, la preuve…

    – Mais enfin, mémé… il était chauve !

    – Oui, et je vois que tu prends le même chemin.

    – Pas du tout, c’est juste que mes cheveux ont une implantation haute sur mon front.

    – On dit ça, on dit ça…

    – Bref, revenons à pépé. Tu veux me faire croire qu’il se séchait les cheveux qu’il ne possédait pas quand son sèche-cheveux est tombé dans l’eau, l’électrocutant sur le coup ?

    – Ce n’est pas moi qui l’a dit, qu’elle me répond sèchement, ce sont les faits, prouvés par mon avocat, d’ailleurs.

    – OK. Le sèche-cheveux, passe encore. Mais je te rappelle qu’on a aussi retrouvé le grille-pain au fond de la baignoire !

    – Ton grand-père a sans doute eu une envie de toasts grillés. Il était tellement stupi… fantasque.

    – Tes excuses n’ont pas la moindre crédibilité, mémé ! que je lui balance, interloqué par sa nonchalance.

    – Bien sûr que si. Là encore, j’ai été acquittée.

    – Je sais bien. Et dans le cas des vingt-trois autres maris, tu as aussi été innocentée chaque fois.

    – Que veux-tu, il faut croire que je n’ai pas de chance en amour. Le sort, cruel, s’acharne sur moi.

    – Sur eux, plutôt. Quand même… tes vingt-cinq maris sont morts et tu n’as jamais été condamnée. Ça fait peur…

    – Tu exagères, mon garçon. Le dernier en date est encore en vie.

    – Pour combien de temps ?

    – Je me demande, qu’elle fait, songeuse. Nous avons vécu six mois ensemble et pourtant, contre toute attente, il a survécu. Alors que j’ai bien entendu tout fait pour qu’il… enfin bref. Comme il n’y avait visiblement rien à en tirer, je l’ai quitté.

    – Ah oui ? Et qui est cette perle rare, ce survivant ?

    – L’Empereur.

    – QUOI ??????????

    – Bien sûr, c’était un mariage secret, pour des raisons de sécurité. À sa mort… éventuelle, j’aurais pu être couronnée Impératrice. Mais comme je l’ai dit, ne voyant rien venir, je suis partie.

    – Vous… Vous avez divorcé ?

    – Sûrement pas ! Je suis partie en douce pour ne pas que ça arrive. Mais dès qu’il sera mort, je me ferai connaître comme sa femme et donc… héritière de l’Empire.

    Quand mémé prononce ce dernier mot, je vois briller dans ses yeux les plus gros joyaux de l’univers et des milliards de billets de mille crédits impériaux.

    – Mais enfin, mémé, tu ne te rends pas compte ! Si ça se trouve, l’Empereur te recherche. À sa place, je serais super vexé d’avoir été abandonné et je mettrais ta tête à prix !  

    – Oh mais c’est fait, me dit-elle en sortant une affiche enroulée de son décolleté. Oui, son décolleté, aussi loin que je me souvienne, a toujours été très impressionnant.

    Sous sa photo, je peux voir la somme que mémé vaut. Mas mains se mettent à trembler.

    – Un… milliard… de… crédits ? que je parviens à balbutier ?

    – Oui. Il a été très mesquin sur ce coup. Tu as vu les chefs d’inculpation ?

    Je les lis :

    – Haute trahison, collusion avec l’ennemi, faux et usages de faux, fraude fiscale. Et bien, il n’y a pas été avec le dos de la cuillère.

    – Ça, ça n’est rien. Regarde derrière.

    Je retourne l’affiche et vois des dizaines, peut-être des centaines d’autres chefs d’accusation, écrits si petits que j’ai beaucoup de mal à les lire.

    – Comment se fait-il que je n’ai pas entendu parler de ça avant ?

    – Je suppose que c’est trop frais. Je l’ai quitté il y a une semaine et dès le lendemain, cette affiche était distribuée partout dans l’univers. Tu n’es pas au courant alors que tu te prétends journaliste ? Tu n’es décidément qu’un bon à rien, Cirederf ! Ah, si ton grand-père, mort dans la cuisine après avoir trébuché et être tombé sur le lave-vaisselle ouvert, le cœur percé par les couteaux sales qui y étaient rangés, voyait à quel point tu es un incompétent professionnellement parlant, il se retournerait dans sa tombe.

    – C’était ton huitième mari, celui-là, que je corrige. En tout cas, cette mise à prix n’a pas l’air de te contrarier beaucoup, que j’ajoute en montrant ses… serviteurs ? Esclaves ? Maris, peut-être bien ?

    – Dans mon malheur de veuve éplorée, mes quelques défunts maris m’ont légué quelques biens et…

    – Quelques biens ? Ils étaient tous multi-multi-multi-milliardaires !

    – Pure coïncidence. Je ne les ai choisis que pour leur charme et leur spiritualité.

    – Ben voyons…

    – En tout cas, j’ai pu m’acheter les 137 planètes de ce secteur de la galaxie. Me voilà ainsi Impératrice, même si j’aurais préféré l’être de l’univers.

    Là, je dois reconnaître que ça me cloue le bec tellement ça en jette ! J’ai toujours pensé que « Empereur Nomis », ou « Cirederf 1er » ça claquait bien, mais « Impératrice Mémé Nomis » ça a de la gueule aussi. En même temps, quand on porte un tel nom, il me semble évident qu’on ne peut que s’élever tout en haut voire au-delà du sommet.

    Je quitte mes doux éveillés de conquêtes et de pouvoir quand mémé reprend :

    – Je ne désespère pas d’amadouer l’Empereur et lui faire abandonner les poursuites contre moi. Je pense lui envoyer un super cadeau pour ça.

    – Ah oui ? Et quoi ? que je demande, très sceptique. Il est bien connu que l’Empereur a la rancune tenace, et qu’il ne fait pas bon s’en faire un ennemi.

    – Le super cadeau auquel je pense, c’est toi.

    – Moi ? Comment ça, moi ?

    – Bah oui, tu es activement recherché par l’Empire, toi aussi, me suis-je laissé dire. En livrant un membre de ma propre famille, je compte bien lui montrer à quel point il est important pour moi que nous entretenions de bonnes relations, d’Empereur à Impératrice.

    – Mais c’est dégueulasse ! que je fais, indigné.

    – Reste poli et ne fais pas l’enfant rebelle, Cirederf. Pour une fois que ta misérable existence va m’être d’une quelconque utilité, tu devrais plutôt me remercier, fils d’ingrat ! Ah, si feu ton grand-père, mort en ayant trébuché dans les fondations de la piscine au moment même où le terrassier y projetait son béton armé, il se retournerait dans sa tombe !

    – C’était ton dix-neuvième mari, que je corrige.

 

    La tête me tourne. Trop d’informations en même temps. Le sentiment d’être à nouveau piégé alors que j’avais réussi à m’extirper des griffes des SSI et de Gaga la Graucelimasse. Je crois que l’univers a une dent contre moi.

    Quoique… Un ersatz d’embryon d’idée voit le jour dans la merveilleuse et supérieure boîte crânienne dont dame Nature m’a pourvu.

    Et si c’était moi qui livrait mémé Nomis à l’Empereur ? En récompense, peut-être qu’il ferait abandonner toutes les poursuites contre moi, voire annulerait mes dettes ? Sans parler du milliard de prime…

    Et si on va plus loin, nul doute qu’il fera exécuter mémé, ce qui fait que papa héritera. Dans ce cas, il ne verra sûrement pas d’inconvénient à me prêter quelques centaines de millions. De toute manière, s’il lui venait l’idée de refuser, pas de problème. Je suis journaliste, j’ai des dossiers compromettants sur tout le monde, y compris sur papa.

 

    Rien de tel qu’un peu de chantage pour rendre tout le monde conciliant. Finalement, tout ne va pas si mal que ça, je trouve !