Épisode 5

 

 

    Groumphette, la femme de Groumph, décida ce matin-là de sortir de la caverne, bien que l’extérieur, le dehors, regorgeât de dangers tous plus dangereux (non, ce n’est pas une répétition mais juste une astuce pour souligner à quel point les dangers du coin sont dangereux) les uns que les autres.

    Courageux mais pas trop, Groumph, après avoir réajusté son pagne en peau de bête et s’être muni de sa massue, demanda timidement :

    – Euh… T’es sûre, chérie ? Entre les dents de sabre, les grizzlis, les dinosaures, les panthères, les loups, les serpents, les léopards, les grizzlis…

    – Tu as dit deux fois « grizzlis », le coupa-t-elle.

    – Oui bah ils sont vachement nombreux, aussi, tenta-t-il de se justifier, plein de mauvaise foi vu qu’il avait tout bonnement déjà oublié les avoir déjà cités.

    Elle lui lança ce célèbre regard féminin qui n’a jamais cessé de se transmettre de génération en génération jusqu’à nos jours, et qui pourrait se traduire par « C’est ça, prends-moi pour une buse avec tes excuses bidon ».

    Groumph fit semblant de ne rien voir et fit basculer la grosse pierre qui barrait l’entrée de leur caverne. Il fit deux pas vers l’extérieur, conscient qu’il pouvait être attaqué à n’importe quel moment par une maléfique bestiole. Il eut d’ailleurs du mal à faire ces deux pas tellement ses genoux s’entrechoquaient de la peur de mourir.

    Quand il entendit le « clac clac clac clac clac » totalement inhabituel, il leva de plus belle sa massue et fit :

    – C’est quoi, ce bruit ? Un nouveau prédateur ?

    Oui, la question était idiote vu que jamais l’éventuel nouveau prédateur en question ne lui aurait répondu, mais il lui fallait se focaliser dessus. Sinon, il risquait de se laisser envahir par une peur panique aux conséquences désastreuses : se faire bouffer tout cru, ou pire se faire pipi dessus.

    – C’est tes dents qui claquent, crétin, répondit Groumphette en le bousculant pour lui passer devant.

    – Ah… euh… Faut dire qu’il ne fait pas chaud, aussi.

    Elle se retourna, le regarda longuement, les yeux étrécis, avant de focaliser son attention sur le volcan voisin qui exhalait tranquillement depuis des mois de la lave non loin de là, et qui les avait convaincus de s’installer là parce que la température était toujours douce.

    Groumph suivit son regard et cette fois-ci, ne trouva rien à répondre.

    Groumphette se détourna et reprit sa route. Son ventre ne cessait de s’arrondir, la faute au Mini-Groumph-Barbatruc qui grandissait en son sein. Pas le sein « d’au-dessus du ventre », hein, le sein de « à l’intérieur de ».

    – N’ai pas peur, chérie, je te suis, parvient à articuler Groumph sans trop faire trembloter sa voix et en se faufilant de rocher en rocher pour être plus discret.

    Groumphette, en revanche, marchait d’un pas décidé, la tête haute, tenant fermement sa propre massue et semblant même avide de s’en servir. Groumph comprit que plus que jamais, il ne faudrait surtout pas énerver sa tendre et douce barbare aujourd’hui…

    Mais dans ce monde de brutes, la moindre erreur pouvait coûter la vie, d’autant que le téléphone n’existant pas, impossible de faire le 17 ou le 18 pour avoir de l’aide. Et il s’en faudrait de milliers d’années avant qu’on puisse disposer de mitrailleuses pour se défendre convenablement.

    Groumph avait parfaitement conscience de sa vulnérabilité, alors que ladite vulnérabilité semblait glisser sur la peau de Groumphette sans l’atteindre.

 

    C’est alors que le drame survint ! Brutal, sans avertissement et même pas dans la liste des dangers précités, comme s’il attaquait uniquement parce qu’il n’avait pas été nommé. Faut croire que c’est facilement vexable, un auroch sauvage.

    Oui, un auroch sauvage, et de loin le plus que Groumph ait jamais vu de toute sa vie, même de près. Il devait bien mesurer deux mètres cinquante de haut, autant en largeur, et au garrot… Groumph n’en avait aucune idée et pas question d’aller voir juste pour avoir la réponse. En plus, le ruban mètre ne serait pas inventé avant longtemps alors bon…

    Groumph réagit immédiatement, en s’inspirant d’une technique d’autodéfense élaborée qu’il avait déjà vue à l’œuvre chez un drôle d’animal. Il lâcha sa massue et, tout en restant debout, les jambes bien droites, il se pencha en avant jusqu’à ce que sa tête touche le sol. Ben quoi ? C’est comme ça que font les autruches, et c’est sûrement efficace vu qu’il y en a toujours.

    De son côté, Groumphette n’avait pas l’air très intimidée par le monstrueux bovidé aux muscles saillants. Il lui jeta un regard furieux, tendit ses muscles d’airain et se jeta sur elle en meuglant sa haine. Ou alors si ce n’était pas pour ça qu’il meuglait, c’était vachement (oui, je sais, celle-là est facile quand on parle d’un bovidé) bien imité, en tout cas.

    Il se jeta donc sur Groumphette, la tête en avant parce qu’il avait de superbes cornes qui ne semblaient demander qu’à embrocher de la Groumphette. Elle, sereine, se campa fermement sur ses jambes et agrippa sa massue à deux mains, prête à frapper comme le serait bien des siècles plus tard Novak Djokovic dans la même position, mais dans un tout autre contexte.

    Au dernier moment, elle parvint à esquiver la bête tout droit sortie d’un enfer pas encore inventé par les religieux (pas encore inventés non plus), à l’aide d’un roulé-boulé gracieux qui l’envoya sous le ventre de l’auroch. De là, elle enchaîna aussi sec par un énorme coup de massue dans les impressionnantes roubignoles de l’auroch.

    Son hurlement de douleur déchira l’air et des larmes de compassion envahirent les yeux de Groumph, qui poussa même la solidarité masculine jusqu’à avoir mal aux siennes.

    Groumphette, quant à elle, n’en avait pas fini avec l’auroch. Elle le lui fit bien comprendre en lui assénant plein de fois sa massue en pleine tronche. Jusqu’à un craquement sonore qui arracha à l’humaine enceinte un grognement d’exultation.

    Elle lâcha alors sa massue, s’empara d’une pierre aux bords coupants et entreprit de larder le flanc de l’auroch. Bientôt, le sang jaillit à plein flots et tandis que les cris de l’auroche s’amenuisaient jusqu’à s’éteindre enfin, tout comme sa vie, d’ailleurs, Groumphette ne perdait pas de temps et arrachait à mains nues de gros morceaux de viande sanguinolente qu’elle engloutissait aussitôt.

    Groumph n’osa pas lui faire remarquer qu’elle n’était pas très glamour et que ses manières en société laissaient quelque peu à désirer, avec le sang qui dégoulinait jusqu’à ses avant-bras, sans parler de celui qui badigeonnait son menton et son torse. Qui sait, peut-être que s’il lui rappelait son existence, il subirait le même sort ? Il préféra ne pas tenter le diable pas encore inventé par les religieux (toujours pas encore inventés non plus) et choisit donc de se taire.

Quand elle fut enfin rassasiée, Groumphette s’allongea confortablement avec l’auroch pour oreiller et se lança dans une sieste digestive.

    Groumph s’approcha prudemment et faillit défaillir en constatant qu’elle avait englouti un bon quart de l’auroch. Il déglutit nerveusement et s’éloigna sur la plante des pieds.

 

 

    Ces temps-ci, Madame a des envies de viande saignante.