Chapitre XI

Tel’Ay Mi-Nag était furieux contre lui-même. A continuer à se perdre dans ses machinations et ses manipulations, il passait à côté de choses importantes. L’attentat contre Ver’Liu venait de le prouver. L’héritier du trône des Skelors ne devait pas disparaître, du moins pas pour le moment. Il était indispensable pour les visées de Tel’Ay.
Ver’Liu mort, les Skelors perdraient leur seul point de ralliement évident. Historiquement, la dynastie skelorienne était honorée et suivie de manière inconditionnelle, même après les errances des derniers rois, qui avaient conduit tout leur peuple à l’exil. Et Ver’Liu n’était pas seulement un symbole : il avait prouvé qu’il avait la force de caractère nécessaire pour résister aux énormes pressions et passions que ses revendications avaient soulevées.
D’un autre côté, Tel’Ay en était presque à estimer que Ver’Liu avait fini de jouer son rôle dans la toile tissée par le Sith : de par ses actions, le jeune roi en exil avait focalisé l’attention de la République, et avait mis Skelor I en lumière. La planète passée sous le joug de Dark Omberius gravitait désormais non loin du centre de la politique galactique.

Finalement, Tel’Ay estimait que le moment n’était pas venu pour lui d’abandonner Ver’Liu. Il pouvait encore avoir son utilité dans la lutte à distance que se livraient Tel’Ay et Omberius.


***

Sa résolution renforcée, il passa sans attendre à l’action. Il prit le temps de sonder l’esprit du docteur qui avait pris en charge Ver’Liu. Tel’Ay fut étonné de parvenir à lire ses pensées avec une facilité déconcertante. Les membres de sa confrérie Sith avait toujours été doués dans les techniques mentales, mais pas à ce point. Le fait que le médecin et Tel’Ay appartiennent à la même espèce n’expliquait pas totalement cette facilité. Le Sith nota donc avec intérêt que ses pouvoirs avaient crus ces derniers temps.

Il ordonna à ses gardes de faire évacuer entièrement les quartiers de Ver’Liu, à l’exception du médecin qui, avait-il senti, n’avait pour but que de soigner leur roi, sans la moindre arrière-pensée. Il décréta que Ver’Liu serait soigné sur place, et fit venir de l’infirmerie du vaisseau tout le matériel médical dont le docteur estima avoir besoin.
Il lui enjoignit de vérifier et tester tous les remèdes avant d’en faire bénéficier Ver’Liu, au cas où l’assassin mystérieux les aurait empoisonnés. A la demande du docteur, du personnel médical supplémentaire arriva pour l’assister, et Tel’Ay les sonda profondément pour s’assurer de leur intégrité. Rassuré, il les laissa au chevet du malade et posta des gardes triés sur le volet devant les quartiers du roi, avec interdiction formelle d’y laisser entrer quiconque sans sa permission personnelle.

Il rassembla ensuite les conseillers du jeune roi, pour une réunion exceptionnelle. Outre Amo’Kar et les siens, dont sa fille Sionarel, en état de choc, cinq autres Skelors composaient ce Conseil Provisoire. Quand Tel’Ay les rejoignit, Marton et Anaria sur ses talons, il sentit la confusion et l’inquiétude qui régnaient. Il leur résuma la situation sans fioritures.
– Conseillers, l’heure est grave. Ver’Liu est hors de danger, mais il est sur la touche pour le moment. Il y a un traître à bord, et de fortes chances pour qu’il soit skelorien.
– Comment est-ce possible ? demanda Amo’Kar. Les Skelors vénèrent leur souverain !
– Pas tous, visiblement, rétorqua Tel’Ay. Cette brebis galeuse ne doit pas débarquer du vaisseau demain, quand nous arriverons sur Velinia III. Je vais donc mener l’enquête pour l’identifier rapidement et le mettre hors d’état de nuire.
– Mais…et si vous ne le trouvez pas avant que nous arrivions à destination ?
– Personne ne sortira du vaisseau tant que cette enquête n’aura pas été menée à son terme, fit Tel’Ay, intraitable.
– Vous êtes le chef de la sécurité, chargé de veiller sur Ver’Liu, or on a vu le résultat, railla Lar’Jon. Comment pourrions-nous vous faire encore confiance ?
– Si vous avez une meilleure idée, je suis preneur, rétorqua sèchement Tel’Ay à son interlocuteur, qui se le tint pour dit et se réfugia dans un mutisme réprobateur.
« Il faut que nous montrions que nous maîtrisons la situation, reprit-il. Ver’Liu est sauvé, c’est là-dessus que nous allons devoir communiquer dans les prochaines heures, afin d’éviter des troubles. Pour éviter une cacophonie malvenue, je propose que nous nommions un régent, en attendant que Ver’Liu soit à nouveau sur pied. Amo’Kar me semble être parfait pour ce rôle. Il est pondéré et sage, les autres Skelors l’écouteront.
– Je ne suis pas d’accord, répondit l’interpellé. Enfin, je veux dire que je ne pense pas que les Skelors aient besoin de quelqu’un comme moi à leur tête, surtout dans notre situation. Il nous faut quelqu’un qui sache réagir avec force et conviction, et qui soit capable d’en imposer à tout le monde. Je me vois mal tenir tête aux Jedi et leur demander de surseoir à notre atterrissage. Ils refuseraient certainement, d’ailleurs, voire me trifouilleraient l’esprit sans que je m’en rende compte. N’oubliez pas que nous sommes à bord d’un vaisseau du Corps Agricole. Selon moi, le plus à même de nous diriger en cette heure sombre est Tel’Ay Mi-Nag. Il a l’expérience des conflits et de la politique, il l’a prouvé, et ses pouvoirs sont un atout déterminant, je pense.
– Hors de question, grimaça Tel’Ay, surpris d’une telle proposition. Je suis loin d’être le mieux taillé pour gérer les problèmes des Skelors.
– Mon frère a pourtant raison, dit Lar’Jon. Malgré votre erreur récente, je pense comme lui que vous êtes le mieux à même de résoudre ce type de crise.
Les autres conseillers approuvèrent, à l’exception de Sionarel, taraudée par son inquiétude pour Ver’Liu et indifférente à la séance.
Tel’Ay s’apprêtait à rejeter l’idée des conseillers quand il se rendit compte des perspectives intéressantes qu’elle pouvait ouvrir pour lui.
– Bon, si vous êtes tous d’accord, je propose un compromis : Amo’Kar s’occupe de la gestion des nôtres, des problèmes généraux et logistiques. Je me charge de la crise et de l’enquête.
Les conseillers ne tardèrent pas à signer le décret répartissant ces nouveaux rôles, soulagés d’avoir l’impression d’agir. Sionarel apposa son paraphe comme un droïde, les yeux dans le vide.

– Et maintenant, que comptez-vous faire ? demanda Amo’Kar.
– M’assurer que les Jedi seront d’accord pour surseoir à l’atterrissage.
– Et s’ils ne le sont pas ?
– Préparer nos hommes à prendre le contrôle du vaisseau.
– Mais…en arriver là serait catastrophique pour tout le monde ! Et les Jedi du bord ne l’entendront pas de cette oreille ! s’emporta Amo’Kar.
– Je me moque éperdument de l’opinion des Jedi. Ils feront tout pour éviter un conflit, et je sais y faire avec eux : je ne leur laisserai pas le choix. N’ayez crainte, je suis un bon négociateur, et je sais parfaitement ce que je fais.
–Dans ce cas, vous avez carte blanche, Tel’Ay Mi-Nag, répondit Amo’Kar, dubitatif et inquiet.


***

Tel’Ay rassembla ses officiers les plus proches et leur ordonna de déployer leurs troupes discrètement, à tous les endroits stratégiques du vaisseau. S’il fallait en arriver là, Tel’Ay était prêt à prendre le contrôle du Metak Tenak. Mais avant toute chose, un autre défi l’attendait. Il chargea Anaria de veiller sur Ver’Liu, autant parce qu’il avait confiance en elle que pour s’en débarrasser et, faisant signe à Marton de le suivre, se dirigea vers les quartiers des Jedi.

Berio Mateseeres était Maître Jedi depuis trop longtemps pour laisser certaines choses, dont l’étonnement, avoir prise sur lui. Aussi, quand il ouvrit la porte de ses quartiers, et qu’il tomba nez à nez avec Tel’Ay Mi-Nag et Marton Karr, se fendit-il simplement d’un froncement de sourcils.
– Oui ? demanda-t-il, glacial.
– Maître Mateseeres, vous devez être mis au courant de certains événements survenus à bord, se lança Tel’Ay. Sachez que Ver’Liu So-Ren vient d’échapper à un attentat.
– Un… ? Qui a fait cela ?
– Je l’ignore. Son thé a été empoisonné. Quoiqu’il en soit, nul ne débarquera de ce vaisseau avant que j’ai pu mettre la main sur le et les coupables.
– Le Metak Tenak est sous la juridiction de la République, et sous ma responsabilité. Vous n’avez donc légalement…
– Cessez ces enfantillages sur-le-champ, je vous prie. Les Conseillers de Ver’Liu m’ont nommé dirigeant des Skelors à titre provisoire, et mes hommes sont disséminés à travers tout le vaisseau, au cas où une mutinerie serait le seul moyen pour empêcher quiconque de sortir d’ici. Je ne fais que vous prévenir que ma détermination est sans faille, et que j’irai jusqu’au bout.
– Et qu’est-ce que vous attendez de moi ? Que je vous remercie de me prévenir ? demanda Mateseeres.
– Non. Je vous demande de me faciliter la tâche, en faisant mettre en panne le navire, et en instaurant un couvre-feu à bord. Limiter les déplacements de l’équipage et des passagers peut nous servir.
– Et si je refuse ?
– Je prends le vaisseau par le force.
Un long silence s’ensuivit, pendant lequel Mateseeres fusilla Tel’Ay du regard, tout en réfléchissant furieusement.
– Quel est votre but ? finit-il par demander.
– Mener l’enquête pour découvrir qui à bord a tenté de tuer mon roi. Autant vous dire que tout le monde est potentiellement coupable, aussi aimerais-je avoir votre permission de commencer mes investigations tout de suite.
– Comme si vous en aviez besoin, bougonna Mateseeres. Donc, vous comptez vérifier les alibis de tout le monde ?
– Oui.
– Des mille deux cents membres d’équipage, des onze mille passagers Skelors, des dix Chevaliers et Maîtres Jedi, ainsi que leurs quatre-vingts Padawans et serviteurs ?
– Exactement.
Mateseeres retint la réponse cinglante qu’il s’apprêtait à lancer quand il vit que son interlocuteur ne plaisantait pas. Et si le Sith avait un but caché ? Etait-il déraisonnable de penser qu’il était peut-être lui-même à l’origine de l’attentat ? Si tant est que Mi-Nag lui avait dit la vérité sur la tentative de meurtre.
Si Mateseeres refusait d’aller dans le sens du Skelor, un conflit armé s’ensuivrait, au cours duquel des vies seraient immanquablement perdues. Le Maître Jedi avait beau détester se faire forcer la main, il estima qu’il n’avait guère le choix.
– C’est entendu, je vais faire passer des consignes.
Se tournant vers Marton, resté nerveusement en arrière, il demanda :
– Ne t’ai-je pas interdit d’approcher cet homme, Marton ?
– Oui, Maître, répondit l’interpellé après une hésitation. Mais c’est…un choix personnel.
– Tant que tu es sous ma responsabilité, tu dois obéir à mes ordres, ne l’oublie pas.
– Oui…Maître. Mais…j’ai justement…décidé…de m’affranchir de votre responsabilité, avoua-t-il sans oser regarder Mateseeres en face.
– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda froidement le Jedi à Tel’Ay.
– Que j’ai offert à cet ancien Padawan de me seconder, et qu’il a accepté.
– Il n’en est pas question ! Marton Karr travaille pour l’Ordre Jedi, et je n’accepterai pas qu’il prenne le chemin des Sith !
– Je démissionne du Corps Agricole, Maître, lança Marton, les yeux brûlants de défi. De ce fait, je suis libre de faire ce que je veux de ma vie.
– Marton, mon garçon, tu ne rends donc pas compte de la manœuvre de ce Sith : il va te faire miroiter un avenir brillant, si ce n’est pas déjà fait, t’entraîner et finir par te corrompre ! Ne tourne pas le dos à la Lumière, tu vaux bien mieux que cela !
– La Lumière m’est refusée depuis que je n’ai plus le droit d’utiliser la Force, rétorqua Marton.
Si Mateseeres comprenait parfaitement ce que voulait dire Marton, il ne pouvait l’excuser pour autant. Malheureusement, il n’était pas en position de pouvoir s’y opposer. Certes, rien ne l’empêchait de rassembler ses pairs Jedi et de tuer Tel’Ay comme Marton, mais il avait les mains liées : Ver’Liu hors-jeu et Tel’Ay nommé à sa place, Mateseeres était obligé de composer avec le nouveau dirigeant des Skelors.
– Bon, puisque rien de ce que je dirais ne changera quoi que ce soit, je me tais. Attendez-moi une minute, je reviens, conclut-il avant de rentrer dans ses quartiers.
Tel’Ay croisa le regard de Marton, et fut presque touché de voir l’émotion intense qui se lisait dans ses yeux. Avant qu’il ne puisse lui parler, Mateseeres revint. Le Maître Jedi avait enfilé sa cape ocre et son sabrolaser pendait à sa ceinture.
– Bon, nous y allons ? demanda-t-il, bougon.
– Qu’est-ce que vous faites ? fit Tel’Ay.
– Je vous accompagne : mon aide pourrait vous être utile pour l’enquête.
– Mais…
– Pas de « mais », je ne vous demande pas votre avis quant à ma présence ! Vous pouvez me baratiner avec tous les beaux et grands discours de la galaxie, mais là où vous ne pourrez pas mentir, ce sera sur vos actes. Je veux les voir, donc je viens avec vous.
Tel’Ay se contenta de hocher la tête. Si Mateseeres tenait tant à cette victoire mineure, et il avait l’air d’y tenir, autant lui accorder ce plaisir. Ils repartirent vers les quartiers skeloriens.

– Où allons-nous ? s’enquit Berio.
– Aux cuisines. Tous les produits consommables passent par un Skelor qui s’est autoproclamé cuisinier royal. Personne n’y a rien trouvé à redire car il n’est pas mauvais du tout dans sa partie.
– Hum…
– Quoi ?
– Je préférerais d’abord me rendre au chevet de Ver’Liu, afin de m’assurer de la véracité de vos assertions.
Tel’Ay haussa les épaules avant d’acquiescer.

Berio Mateseeres examina longtemps Ver’Liu, ainsi que les paramètres vitaux affichés par l’appareillage médical qui veillait sur lui. Il apposa ses mains sur le front du jeune Skelor, puis sur son ventre, et se plongea dans une longue méditation.
En fin de compte, il se tourna vers Tel’Ay :
– Il semblerait que vous n’ayez pas menti à propos de l’empoisonnement. Je veux néanmoins qu’une équipe de guérisseurs Jedi soit amenée à son chevet.
– Je ne pense pas que ce soit nécessaire, il va beaucoup mieux. Il ne lui faut plus que du repos pour se remettre, et ses quartiers sont surprotégés.
– Ils ne sont pas surprotégés de vous. Vous avez estimé que tout le monde était suspect à bord, et je suis bien d’accord avec vous. A ce titre, vous faites partie de ma liste de suspects. Et si vous aviez empoisonné votre roi pour prendre le contrôle des Skelors ? Votre nomination à leur tête semble donner du crédit à une telle théorie, vous ne croyez pas ?
Tel’Ay grimaça et sortit son comlink, pour contacter son adjoint.
– Gok’Ar, des guérisseurs Jedi vont venir auprès de Ver’Liu. Fais-les escorter.
Sur ce, le Jedi, le Sith et l’ancien Padawan, qui restait prudemment silencieux en se contentant de suivre ses aînés, prirent la directions des cuisines.


***

Qu’est-ce qu’ils me font ? Impossible à savoir. Je suis aveugle. Je ne sens plus mes membres. Et pourtant…Je ne suis pas devenu un pur esprit errant dans des limbes insondables. Car sinon, comment expliquer les affres qui me tourmentent, cette douleur omniprésente qui me déchire de toutes parts ? Cette sensation que je vais me disloquer d’un moment à l’autre…
J’aimerais pouvoir utiliser mes pouvoirs de Jedi pour lutter contre cet atroce supplice, mais la Force semble m’avoir abandonné. Non. La Force n’abandonne jamais personne. Ce sont ses utilisateurs qui l’abandonnent. Je crois en elle. Je crois en moi. Mon nom est Tchoo-Nachril, et je suis un Chevalier Jedi.
Toutes mes perceptions sont erronées…Je suis plongé dans un bain glacial, auquel succède aussitôt une douche d’acide qui me ronge de l’intérieur, ou de l’extérieur, peut-être ? Peut-être. Je ne sais pas, je ne sais plus. Même réfléchir, rassembler ses pensées en un tout cohérent est une torture. Mais il faut que je tienne. Il le faut. Je suis un Chevalier Jedi. La douleur est subjective. Même si elle me semble en ce moment la seule réalité de mon existence.


***

Le trio d’enquêteurs fut salué par les gardes postés à l’entrée des cuisines du vaisseau. Conformément aux ordres de Tel’Ay, ils s’étaient assurés que personne n’en était entré ou sorti depuis l’attentat.
Ils avaient également visionné les bandes des caméras de sécurité, sur lesquelles aucun déplacement suspect n’avait été remarqué.

Les cuisines du navire étaient un monde à part à bord. On y trouvait des pièces réfrigérées, dix-sept salles équipées spécifiquement pour pratiquer des cuisines rituelles ou trop spéciales pour être mêlées aux autres, plus traditionnelles. Certaines espèces intelligentes mangeaient de la nourriture vivante, aussi des salles entières étaient-elles remplies d’animaux attendant leur destin.
Les sens des trois arrivants furent assaillis d’une multitude d’odeurs et de sons disparates. Un élément allergène inconnu fit éternuer Tel’Ay. Ils se frayèrent un chemin, dédaignant les salles occupées par les membres habituels de l’équipage du Metak Tenak, et se retrouvèrent devant l’importante partie réservée aux Skelors : nourrir onze mille Skelors n’était pas une mince affaire, surtout quand leur nourriture principale était le runderk, un robuste pachyderme originaire de Skelor I, à la base. La centaine de cuisiniers s’activaient en tous sens, dans une frénésie qui se calmait rarement. Les cris et les invectives côtoyaient les odeurs de brûlé. De temps à autre, les enquêteurs traversaient des nappes de fumée sortant de chaudrons immenses, desquels des gémissements s’échappaient. Marton, pâle, déglutit nerveusement plus d’une fois, et dut faire un effort pour ne pas rendre son dernier repas.

Ker’Al Wen-Mi régnait sur ses cuisines en despote. Sans scrupule, il dirigeait ses séides d’une main de maître, en passant le plus clair de son temps à les harceler pour qu’ils aillent plus vite. Il était fier d’être le cuisinier personnel du roi, et se faisait un point d’honneur à tout faire pour le rester, quitte à être haï par ses subordonnés. Quand il entendit une voix grave et pleine d’autorité l’appeler, un frisson parcourut son corps. Un coup d’œil nerveux lui montra Tel’Ay, accompagné d’un Jedi et d’un Padawan, qui se dirigeaient droit sur lui. Il se mit à trembler. Ils savaient ! Cela ne faisait aucun doute ! Il était perdu s’il restait là ! Il tourna les talons et détala.

Dès que Ker’Al se fut retourné vers lui, Tel’Ay sentit son trouble.
– C’est bien lui ! fit-il à ses compagnons avant de s’élancer vers le cuisinier.
Celui-ci bouscula sans vergogne un groupe de marmitons, les jetant à terre pour ralentir ses poursuivants. Tel’Ay et Mateseeres n’eurent aucun mal à sauter par-dessus les infortunés, mais Marton n’eut pas cette chance : l’un des marmitons se releva au moment ou l’ex-Padawan lui sautait par-dessus. Ils s’écroulèrent tous deux en grognant.
Ker’Al fonça vers un pan de mur, le long duquel cinq marmites étaient alignées, emplies d’un liquide rosâtre et bouillonnant. Dès qu’il les eut dépassées, il ouvrit un panneau de contrôle et abaissa l’une des poignées qui s’y trouvait. Une alarme se déclencha et les marmites pivotèrent en déversant leur contenu. Tel’Ay n’eut pas le temps de s’arrêter, à peine de ralentir. Il dérapa dans le liquide visqueux et faillit se retrouver à terre. Les semelles de ses bottes commencèrent à fondre, ce qui ralentit encore sa progression.
Ayant eu plus de temps pour réagir, Mateseeres avait pu sauter sur un long plan de travail adjacent et se remit à courir, presque plié en deux, sans se préoccuper de Tel’Ay.
Ker’Al glapit de peur quand, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit le Maître Jedi se rapprocher dangereusement. Il s’engouffra dans un corridor dont le sol était recouvert de boue séchée, et long duquel des ouvertures fermées par des champs de contention donnaient sur des boxes emplis de runderks à l’odeur entêtante. Arrivé face à la porte close qui terminait le corridor, il appuya sur un bouton d’un nouveau panneau de contrôle. Les champs de contention disparurent, et les runderks se jetèrent dans le couloir en meuglant.
Mateseeres fit de son mieux pour se frayer un chemin parmi les pachydermes paniqués, prenant garde à ne pas se faire piétiner par les robustes animaux cornus. Il vit une ombre le dépasser, qui courait de dos de runderk en dos de runderk. Tel’Ay.
Ker’Al appuyait toujours sur le panneau de contrôle, fébrilement, et la porte finit par s’ouvrir. Il n’eut pas le temps d’éloigner sa main du panneau qu’un sabrolaser de couleur rouge la cloua au mur, lancé par Tel’Ay.

Il hurlait toujours quand Tel’Ay vint le libérer, bientôt rejoint par Mateseeres, qui boîtait bas. Le Maître Jedi n’avait pas pu éviter qu’un des runderks lui écrase le pied. Tel’Ay empoigna Ker’Al par le col, lui fit franchir l’écoutille, et dès qu’ils eurent été rejoints par Mateseeres, il referma la porte.
Le Sith envoya Ker’Al au sol et se pencha vers lui, menaçant :
– C’est terminé, vermine, tu n’iras plus nulle part. Avoue !
– Pitié, messeigneurs, je vous en prie !
– Pitié ? cracha Tel’Ay. As-tu éprouvé de la pitié quand tu as empoisonné le thé de Ver’Liu ?
– Que…quoi ? Mais…de quoi parlez-vous ? demanda Ker’Al, incrédule.
– Tu sais très bien de quoi je parle ! lança Tel’Ay, avant de se rendre compte que les émotions émanant du cuisinier, si elles comptaient de la culpabilité et une peur bleue, se teintaient également d’une incrédulité certaine.
Il échangea un regard avec Mateseeres, et vit qu’il était aussi dérouté que lui.
– Le mieux que vous ayez à faire est de soulager votre conscience, dit le Maître Jedi au prisonnier.
– Je…je n’ai pas le temps de bien m’occuper de la cuisine, voilà tout ! J’ai en effet commis un crime affreux, mais je n’ai pas assez de monde pour pouvoir sanctifier les runderks dans les règles avant de les tuer !
– De quoi parle-t-il ? murmura Mateseeres.
Tel’Ay, plus au fait des coutumes culinaires des Skelors, crut comprendre.
– Les Livres de la Loi du Grand Sweer ordonnent que tout runderk soit sanctifié avant d’être servi en tant que nourriture. Et…tu ne le fais pas ?
– Pitié, messeigneurs, pitié, fit Ker’Al en se jetant à leurs pieds, des larmes dans les yeux. Il est déjà difficile de nourrir autant de monde, je ne peux pas en plus le faire dans le respect de nos règles sacrées. Alors oui, je serai maudit pour l’éternité par le Grand Sweer, mais je ne pouvais pas faire autrement, je vous le jure.

Tel’Ay aurait bien tué l’imbécile sur-le-champ, rien que pour évacuer sa frustration. Malheureusement, Mateseeres risquait de ne pas l’entendre de cette oreille.
– Je dois bien avouer que j’aime beaucoup la Force, quand ses manifestations nous rappelle ce qu’est l’humilité, observa malicieusement le Maître Jedi.
Tel’Ay le fusilla le regard et reporta son attention sur Ker’Al.
– D’où provient le thé orsunc servi à Ver’Liu ?
– Le…thé ? Euh, de ma réserve personnelle.
– Allons voir ça, répondit Tel’Ay en relevant le cuisinier.
– Il faut soigner sa main, dit Mateseeres.
– La blessure est déjà cautérisée, et non mortelle, ça attendra. Des objections, le cuistot ?
– Euh…non, aucune, monseigneur.

Tel’Ay contacta son adjoint Gok’Ar afin qu’il ramène le calme dans les cuisines, et fasse rentrer les runderks dans leurs logements. Il eut aussi Marton en ligne, qu’il tança vertement pour n’avoir pas été capable de les suivre, et à qui il ordonna de les rejoindre devant la pièce de stockage réservée de Ker’Al.
Quand Tel’Ay voulut bouger les pieds, il s’aperçut que ses bottes, dont les semelles avaient continué à fondre pendant l’interrogatoire, étaient hermétiquement collées au sol. Il s’en extirpa maladroitement en imaginant mille et une manières de tuer lentement Ker’Al Wen-Mi, et s’en fut pieds nus.

La réserve du cuisinier était protégée par un code d’accès connu de lui seul. Tel’Ay fit faire des prélèvements de toutes les denrées qui y étaient entreposées. Aucune trace de poison ne fut décelée nulle part, comme il l’apprit une heure plus tard.
Toujours accompagné de Mateseeres et de Marton, il retourna auprès de Ker’Al, qui avait été mis en cellule entre-temps, et dont la main s’ornait désormais d’un bandage.
– Quand tu as préparé le thé de Ver’Liu, as-tu eu les yeux rivés dessus en permanence ?
– Ah, ça oui, monseigneur. Je mets un point d’honneur à m’occuper particulièrement de ses repas. Et…euh, pour lui, je prends bien sûr le temps de sanctifier le runderk, n’oubliez pas de le lui assurer.
– Et quand tu as fini de le préparer, par qui a-t-il été amené aux quartiers du roi ?
– Par Ziv’Log, l’un de mes jeunes serveurs.
Tel’Ay sortit son comlink :
– Gok’Ar, mets la main sur un jeune nommé Ziv’Log.

Ziv’Log, adolescent gracile, était au bord de l’effroi. Il avait été arrêté par quatre gardes pour le moins hostile, et jeté en cellule sans qu’aucune explication lui ait été donnée. Il ne fut guère rassuré en voyant Tel’Ay venir lui rendre visite, flanqué d’un Jedi.
– Tu as reçu des mains de Gok’Ar une théière pour notre roi ?
– Oui, monsieur.
– Qu’en as-tu fait ?
– Je l’ai porté jusqu’aux quartiers de notre souverain, que le Grand Sweer le protège, monsieur.
– Tu l’as remis en mains propres à Ver’Liu ?
– Oh, non, monsieur, je n’ai jamais eu le privilège de le voir personnellement. Je remets toujours la nourriture au roi à l’un de ses proches.
– Qui ?
– Ça dépend de qui est là, monsieur.
– A qui as-tu confié le thé tout à l’heure ? précisa Tel’Ay, dont la patience s’étiolait très vite, et de plus en plus vite.
– A Lar’Jon, monsieur.
– Bon. Tu restes ici jusqu’à ce que nous soyons certains que tu nous dis la vérité.
– Voyons, Tel’Ay Mi-Nag, vous exagérez, dit Mateseeres. Je suis sûr qu’il est sincère. Ne l’avez-vous pas senti ?
– Je ne laisse plus rien au hasard. Simple précaution.
– Qui est ce Lar’Jon ?
– L’un des conseillers. Le frère d’Amo’Kar.
– Mais pourquoi en voudrait-il au jeune roi ?
– Nous n’allons pas tarder à le savoir, répondit Tel’Ay, sinistre.

Contre toute attente, ils parvinrent à localiser Lar’Jon le plus facilement du monde. Le conseiller s’était en effet enfermé dans son bureau, et il ne sembla pas étonné quand le trio y entra.
Déployant leurs sens dans la Force, le Sith et le Jedi ne perçurent qu’une détermination sans faille chez Lar’Jon, pas une once de peur ni de regret.
– Pourquoi ? lui demanda simplement Tel’Ay.
– Les Skelors ont assez souffert comme ça ces dernières décennies. Et tout ça par la faute de la famille royale ! Les imbéciles sur le trône se sont coupés volontairement du reste de la galaxie, estimant qu’ils n’étaient pas dignes de s’allier à des peuples qu’ils estimaient inférieurs à leur propre statut ! Et qu’est-ce que ça nous a rapporté ? L’invasion et la diaspora ! Ces abrutis dégénérés par trop de mariages consanguins ont été déifiés par leur propre peuple, un comble quand on pense qu’ils sont à l’origine de tous nos problèmes !
– Ver’Liu n’agit que dans le souci de son peuple, je le sais, répondit Tel’Ay.
– J’en ai bien conscience, ne me prenez pas pour un imbécile ! rétorqua Lar’Jon, une lueur fanatique dans les yeux. Mais s’il remonte sur le trône et qu’il perpétue la dynastie, à un moment ou à autre, les mêmes problèmes resurgiront ! Regardez les Skelors aujourd’hui ! Dès qu’on leur a appris l’existence de Ver’Liu, ils se sont tous jetés à ses pieds, comme s’il était un sauveur ! C’est avoir la mémoire un peu courte, je trouve. Les Skelors se porteront bien mieux quand leur monarchie aura été intégralement rayée de la carte !
– Un fanatique, fit Tel’Ay à Mateseeres. Je déteste ces gars-là, on ne peut pas les raisonner.
– Je suis moins catégorique que vous. A force de discussions, et avec le temps, il n’est pas rare d’arriver à les déconditionner.
– Nobles sentiments, Maître Mateseeres, mais hors de propos ici. Selon les lois des Skelors, le crime de régicide est puni par la mort.
– Selon les lois de la République, qui ont cours à bord du Metak Tenak, Lar’Jon a le droit à un procès.
– Bien sûr que Tel’Ay Mi-Nag ne veut pas de procès, intervint Lar’Jon. Il est à la botte de Ver’Liu, c’est son petit chien-chien, son exécuteur des basses œuvres. Voilà bien le pire des crimes de l’héritier du trône : il s’est allié au Mal pour reconquérir le pouvoir ! L’honneur des Skelors en est à jamais terni ! Dans leur infâme collusion, jamais ils ne toléreront un procès, car ils ne veulent pas que la vérité éclate sur la corruption et l’incompétence de la monarchie ! Mais je n’ai pas peur d’eux, et je mourrai la tête haute ! Et croyez-moi sur parole, nous finirons par gagner !
Nous ? tiqua Tel’Ay.
Lar’Jon se mordit la lèvre, prenant conscience qu’il en avait trop dit.
– Effectivement, tu ne mourras pas, Lar’Jon. Pas avant un bel interrogatoire en bonne et due forme, en tout cas, dit Tel’Ay en se rapprochant du bureau.
– La République Skelorienne vaincra ! hurla Lar’Jon en se redressant brusquement.
Il sembla mordre dans quelque chose, et s’écroula sur le bureau, comme foudroyé.
Tel’Ay, Mateseeres et Marton se précipitèrent sur lui. Trop tard. Il était mort.
Il y en a d’autres comme lui, et nous n’avons pas la moindre piste…songea Tel’Ay.


***

Derrière une vitre teintée, les deux chercheurs Ho’Din scrutaient avec attention toutes les indications données par les multiples capteurs reliés à Tchoo-Nachril. Le corps du Chevalier Jedi était pire qu’une plaie béante. Il avait été débarrassé de son épiderme, et des centaines de câbles minuscules parcouraient son corps, ou s’y enfonçaient. Le dessus de son crâne laissait apparaître son cerveau, lui aussi bardé de filaments recueillant des données ou envoyant des impulsions électriques. Cela faisait trente ans que les Ho’Din alliés de Dark Omberius menaient des recherches intensives sur les mécanismes de la Force, avec un crédit illimité, le rêve de bien des chercheurs. La mission qu’ils avaient reçu était de comprendre et de mesurer les interactions des midi-chloriens. Ils avaient été très sceptiques au départ, car cela faisait des milliers d’années que plus d’un projet avait vu le jour à ce sujet, pour un résultat nul.

Le Seigneur Noir des Sith avait vite vaincu leurs doutes en leur présentant la manière dont seraient menées les recherches : ils auraient à leur disposition des cobayes. Personnes sensibles à la Force, ou non, et surtout des êtres issus de la gémellité. Omberius avait en effet estimé qu’étudier des jumeaux ou d’autres êtres issus du même œuf, dont seulement un serait sensible à la Force, pourrait leur apporter bien des réponses. Son intuition avait vu juste. Mais une telle combinaison s’avérant rarissime, il n’avait jamais pu fournir de sujets d’étude à ses Ho’Din, correspondant à ses critères de sélection.
Qu’à cela ne tienne : il avait donné son propre sperme pour ensemencer des femelles zabraks. Par le biais de fécondations et d’expériences in vitro, et après des dizaines d’essais infructueux, l’une des femelles avait enfin donné naissance à une combinaison intéressante : des triplés, dont un seul sensible à la Force. Les expériences avaient été très concluantes. Et les enfants éliminés par leur père avant d’avoir atteints deux ans. Aujourd’hui, dix ans plus tard, les Ho’Din touchaient au but. Tout être possédait en lui des midi-chloriens. Pas de vie, pas de midi-chloriens, et vice-versa. Mais les personnes dites sensibles à la Force possédaient en eux un taux de midi-chloriens bien plus élevé que chez le commun des mortels.
A force de patience, les Ho’Din avaient pu synthétiser des midi-chloriens. Mieux, ils étaient parvenus à les modifier suffisamment pour en faire les prédateurs de midi-chloriens déjà en place : un marqueur génétique leur permettait de ne s’attaquer qu’aux midi-chloriens naturels. Les Ho’Din en avaient injecté à des êtres sensibles à la Force. Leur affinité avec la Force avait diminué jusqu’à disparaître, privant les personnes ainsi inoculées de leur rapport privilégié avec la Force…à jamais.

– Le sujet est prêt, annonça l’un des Ho’Din à son collègue quand le dernier capteur fut mis en place.
– Magnifique ! s’exclama l’autre. C’est la première fois que nous pouvons pratiquer des expériences sur un être qui a été formé pour utiliser ses midi-chloriens ! Nous allons savoir si notre modélisation fonctionne !
– Je lui injecte l’égalitaire, répondit le premier en manipulant des manettes sur sa console. Derrière la vitre, des bras mécaniques se déployèrent. L’un d’eux, qui se terminait par la pointe d’une seringue hypodermique, vint se coller contre le cou du Whiphid.
Le Ho’Din soupira d’émotion mal contenue, avant d’appuyer sur une dernière commande.


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Combien de temps…dure une éternité ? Question idiote. Ou pas. Je dois me concentrer. Focaliser mon esprit mais c’est dur…si dur. Je suis broyé. Digéré. Réduit en poussières. Je suis né sur Toola. J’ai mal. A l’âge de quatre mois, j’ai été envoyé sur…sur…Coruscant. Le Temple. Comment…est-il possible de mourir tant de fois ? L’homme qui m’a amené jusqu’au titre de Chevalier Jedi se nomme Yoda. Suis-je mort, suis-je encore en vie ? Je dois…ramener les informations que j’ai récolté au Conseil Jedi. Je suis hors du temps. Les Sith. Les dernières ersatz de sensations physiques m’abandonnent. Prévenir le Conseil. Je ne…vois plus, ne ressens plus. Privés de mes sens, que…me reste-t-il ? Tenir. Ce que…je sais est trop…important pour être…perdu. Que… ? Je suis…je…suis…Tchoo…Tch…je s…