Les centaines de soldats qui avaient érigé à la hâte un chemin par-dessus la boue, à grands renforts de pierres, de branches, de carrioles déglinguées et même de quelques arbres, saluèrent Jemril à son arrivée, emplis d’espoir de voir la réapparition de leur général et fiers du travail accompli en si peu de temps.

    – Beau boulot, les gars, claironna Jemril, avant de rejoindre Delental et Seqeral, qui l’attendaient impatiemment.

    Ils s’engagèrent tous trois sur le chemin improvisé, après avoir ordonné à la troupe de rester en arrière : trop de monde dessus et le fragile édifice allait tomber en morceaux, rendant la progression difficile voire impossible.

    Une fois face à l’œuf, Jemril s’avança prudemment. La matière était comme laiteuse à première vue, presque translucide : tout au plus distinguait-on une forme à l’intérieur, sans pouvoir préciser de quoi, de qui il s’agissait.

    Il posa la main à la surface. Celle-ci était tiède. Il l’enfonça de quelques centimètres avant de la retirer. Il n’éprouva aucune sensation particulière, ni nulle trace de l’étrange matière sur les doigts.

    Il inspira profondément et entra dans l’œuf la tête la première. La forme floue n’était pas plus nette à l’intérieur, juste plus grosse. Il l’agrippa et la tira vers lui. Elle vint sans difficulté. Il recula jusqu’à en sortir.

    Une fois de nouveau à l’air libre, Jemril tenait son frère – endormi ou évanoui – dans ses bras. Il avait réussi ! Dans son dos, des centaines de voix crièrent leur joie. Osterren cligna des yeux et commença à s’agiter. Quand il voulut se débattre plus fermement,     Jemril lui dit :

    – Tout va bien, Osterren ! C’est moi, Jemril ! Reste calme.

    Osterren dut papillonner des yeux quelques temps avant que sa vision ne s’adapte à la lumière du jour dont il avait été privé pendant tant de mois.

    Jemril le dévisagea : ses sempiternels longs cheveux roux étaient encore plus longs que dans son souvenir. Bientôt, ils lui arriveraient à la taille. Ses pommettes étaient plus que jamais saillantes, révélatrices des privations qu’il avait subies, tout comme ses traits très tirés. Pourtant, quand il ouvrit enfin ses yeux gris, ceux-ci n’avaient pas changé du tout : incisifs et empreints de détermination.

    – Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il sur le ton cassant que Jemril connaissait si bien.

    – Tu as été fait prisonnier par un Gardien des Eaux il y a quelques mois, un enlèvement commandité par la Souveraine de Bilipossa. Au pays, plusieurs factions sont en train de s’affronter pour ton titre. C’est la guerre civile.

    Osterren ne manifesta aucun signe de surprise en entendant ces nouvelles. Cet homme direct ne prenait jamais le temps de s’étonner de quoi que ce soit. Il avait une capacité hors norme à assimiler et analyser les informations, habitude prise dès son plus jeune âge, lors de son éducation menée par un père officier supérieur de l’armée.

    – Où sommes-nous ? demanda-t-il.

    – Dans les plaines du nord, non loin de la frontière bilipossienne.

    – Bon boulot, Jemril, je suis fier de toi, déclara-t-il en serrant son frère dans ses bras. J’ai toujours su qu’un jour tu me reviendrais et que tu assumerais enfin ton rôle à mes côtés !

    – Je ne suis venu que pour sauver mon frère, Osterren, rétorqua Jemril, sur la défensive. Rien de plus.

    – Balivernes ! Je t’ai toujours dit que je voulais comme mon numéro deux et je n’ai pas changé d’avis ! Il est grand temps que tu grandisses dans ta tête et que tu assumes tes responsabilités !

    – Tu ne vas pas recommencer avec ça ! Combien de fois devrais-je te dire que je n’aime pas me battre et que je ne veux aucun rôle dans aucune armée ?

    – Je te poserai la question jusqu’à ce que la réponse me convienne ! Et n’oublie pas qu’en tant que Général en Chef de la Légion Mauve, je peux t’ordonner de servir ton pays et donc moi-même si je le désire !

    – Tu n’as pas changé d’un iota, mon frère, répondit froidement Jemril. Toujours aussi imbu de toi-même.

    – Mesure tes paroles, gamin ! Je suis ton aîné et ton supérieur, fais montre de respect !

    – De respect ? Et puis quoi encore ? Je n’éprouve aucun respect envers un imbécile qui se prétend roi mais n’est pas capable d’assumer correctement sa charge !

    – Tu oses prétendre que c’est ma faute si j’ai été enlevé par un mage des Eaux ?

    – Il ne s’agit pas de cela, ne confonds pas tout. Mais si tu avais été un Général en Chef digne de ce nom, il y a longtemps que tu aurais nommé ton successeur.

    – Je ne voulais pas le faire pour ne pas attiser les convoitises et déclencher les complots, se défendit Osterren. Désigner un successeur serait revenu à lui peindre une cible dans le dos !

    – Superbe réussite, Osterren ! Grâce à ce raisonnement si intelligent, chaque chef de guerre du pays a décidé qu’il était digne du poste, et aujourd’hui tes compatriotes n’ont de cesse de s’entretuer ! Et ça, c’est entièrement de ta faute, alors je ne te permets pas de venir me faire la morale, est-ce clair ?

    Le Général en Chef de la Légion Mauve fixa son jeune frère d’un œil noir, avant de poser une main sur son épaule et de déclarer d’une voix glaciale :

    – Merci de m’avoir sauvé, Jemril, mais tu m’excuseras, j’ai du travail : un pays à reconquérir et une guerre à livrer contre Bilipossa.

    Il tourna les talons et fit signe à Delental et Seqeral de le suivre en passant devant eux. Les sénéchaux hésitèrent puis, après un regard désolé vers Jemril, emboîtèrent le pas de leur Général.

 

    La colère de Jemril ne tarda pas à retomber. Il se permit même un sourire en coin. Il était content de lui : content d’avoir sauvé son frère, et surtout content d’avoir joué un rôle décisif pour ramener la paix intérieure à Tilmand. Les agissements futurs du Général en Chef ne le regardaient pas ni ne l’intéressaient. Il en avait désormais terminé avec la politique, qu’il avait de toute manière toujours abhorrée. Désormais, il était libre.

    Libre ?

    Hum, pas encore. Pas tout à fait. S’il connaissait bien son Général en Chef, il restait un dernier écueil à franchir…

    Il se lança à son tour sur le chemin du retour et se hâta afin de rattraper les trois hommes. Hors de question d’être absent quand Osterren mettrait les pieds dans le camp.

    Heureusement, une fois la terre ferme atteinte, Osterren prit le temps de se faire acclamer et porter en triomphe par ses hommes. Si Seqeral resta aux côtés de son roi, Delental, lui, rejoignit Jemril.

    – Je suis désolé de la tournure prise par les événements, mon ami, dit-il.

    – Bah, nous savions à peu près à quoi nous attendre avec le Général, Delental.

    – Tu en es sûr, Jemril ?

    – D’accord, j’avoue que je m’attendais à plus de reconnaissance de sa part. Mais ça aurait été au cas improbable où il aurait un tant soit peu changé. Et bien non, tout est toujours pareil. Il est temps pour moi de me faire une raison : autant j’aime mon frère, autant je déteste le Général. Sauf que le premier n’a pas de place pour exister.

    – Que vas-tu faire, maintenant ?

    – Repartir de mon côté. Suivre ma voie. Cette fois-ci, sans me retourner. Je ne dois plus rien à Tilmand, j’ai fait ma part.

    – Porte-toi bien, mon ami, répondit Delental en lui donnant l’accolade. Et si tu as besoin de quelque chose, moi je serai là.

    – J’y compte bien, car la réciproque est vraie. Dès que j’aurais réglé les derniers détails de mon départ, je te dirai où je compte me rendre.

    Voyant que le Général, avec Seqeral à ses côtés,  se remettait en marche vers le camp, tous deux le rejoignirent. Delental à sa gauche et Jemril légèrement en retrait.

    – Comment m’avez-vous retrouvé, les gars ? demanda Osterren.

    – Nous n’y sommes pour rien. C’est Jemril qui a tout fait, répondit Delental.

    – Ah ? Très bien. Merci, lâcha-t-il en se retournant à peine vers son cadet, qui ne broncha pas, indifférent face à l’ingratitude de ce désormais étranger à ses yeux.

    Pourtant, Jemril sentit que son aîné brûlait de demander des précisions. Il imagina aisément son tourment intérieur et s’en amusa. Allait-il parvenir à surpasser son arrogance, à ravaler sa morgue ?

    Osterren ne posa plus de question.

 

    L’arrivée du Général au campement fut également un triomphe. Jemril n’en avait cure. Il se dirigea vers la tente de Vhondé. Devant les gardes, trop disciplinés pour avoir quitté leur poste malgré le retour de leur roi, Seronn, bien campé sur ses pieds et mains sur les hanches, souriait de toutes ses dents, les yeux tournés vers le ciel.

    – Tu joues à quoi, imbécile ? demanda Jemril. Encore à chercher des formes dans les nuages ?

    – Oui, je me demande si je serais capable de déterminer l’animal-totem du petit.

    – Quel petit ? Tu veux dire que… ?

    – Oui, il est né peu après ton départ. J’ai aidé Vhondé comme j’ai pu, je lui ai fait serrer ma main. Mais depuis, j’ai mal dès que je la bouge. Je me demande si elle n’est pas cassée. Euh… Jemril ?

    Seronn parlait tout seul. Il ne s’était pas rendu compte que Jemril s’était déjà engouffré dans la tente. Il n’en fut ni mortifié ni vexé. Qui n’aurait pas craqué devant cette adorable frimousse et n’aurait pas voulu se précipiter pour contempler cette merveille ? Seronn reprit sa position. Tiens, ce nuage ne ressemblait-il pas à un Piminomo ?

 

    Encore une fois, Jemril s’arrêta dès le seuil franchi. Les archiatres n’étaient plus là. Vhondé avait les traits tirés, ses cheveux poisseux étaient collés à son visage luisant de transpiration. Jemril crut voir une déesse, l’image de l’amour et de la sérénité, tandis qu’un sourire extatique glissait sur le petit être pelotonné contre sa poitrine.

    Elle croisa son regard et il détourna le sien, avec le sentiment de ne pas être à sa place.

    – Jemril ! Je suis si heureuse que tu sois là ! Approche, viens voir ! J’ai un fils !   

    Il obéit avec circonspection, l’air méfiant.

    – Il est vraiment tout petit, murmura-t-il.

    – Tu veux le prendre dans tes bras ? demanda la princesse, amusée par sa gêne presque palpable.

    – Je… je ne saurai pas faire ça, bredouilla Jemril.

    Mais pourquoi est-ce que j’ai voulu venir ?

    – C’est facile. Tu le mets dans le creux de ton bras et tu soutiens sa tête avec l’autre main. Vas-y !

    Il obtempéra avec une douceur qu’il ne se connaissait pas. Avoir l’enfant dans les bras déchaîna en lui un torrent d’émotions qu’il parvint à juguler, grâce à la force de l’habitude.  Vhondé ne le lâchait pas des yeux, sourire aux lèvres, aussi se sentit-il obligé de se défendre :

    – Quoi ?

    – Tu avais l’air émerveillé à l’instant.

    – N’importe quoi ! Juste surpris. Je n’ai pas l’habitude des enfants. Et puis il en naît tous les jours, pas de quoi en faire un plat.

    Il se tut, se rendit compte qu’il venait d’être odieux et eut une vision fugace d’Osterren.

    – Tu… l’as réussi, Vhondé. Il est magnifique. Vraiment. Je suis content pour toi, et je te souhaite le meilleur pour lui. Le Lacteng a désormais un héritier !

    Vhondé eut l’air peinée, et Jemril se morigéna : allons bon, qu’est-ce qu’il avait encore dit qu’il ne fallait pas ? L’entrée de Seronn dans la tente lui offrit une diversion sur laquelle il se jeta :

    – Il est superbe, n’est-ce pas, Seronn ?

    – Oui, c’est vrai. Vhondé, je crois que je sais ce que sera son animal-totem.

    – Vraiment, Seronn ?

    – Oui. Je suis à peu près certain que c’est une poule… à moins bien sûr qu’il s’agisse d’un Piminomo, mais comme leur principale différence physique tient à la forme de leur bec, c’était difficile à lire sur un nuage.

    – Piminomo, fit une voix faible et rocailleuse de l’autre côté de la tente.

    Jemril découvrit avec surprise maître Talca reposant sur une chaise, enveloppé dans un plaid, et qui les regardait d’un œil fatigué.

    – Cet enfant est né sous la protection de Seronn, qui est un ami des Piminomos. Jemril a lui gagné notre respect par la noblesse et le désintéressement de ses actes. Cet enfant aura des liens privilégiés avec mon peuple, si tel est votre désir, princesse.

    Ceci dit, il referma son œil en soupirant et sa respiration redevint régulière.

    – Moi aussi, je suis sûr que c’est le Piminomo son totem, surenchérit précipitamment Jemril afin de faire oublier le passage concernant son soi-disant altruisme. Un animal noble pour un enfant noble, quoi de plus logique ?

    L’expression de Vhondé s’assombrit à nouveau.

    – Cet enfant ne sera pas noble, répondit-elle.

    – Comment cela ? demanda Jemril. Il est le fils de la princesse héritière du royaume, ça compte, non ?

    – Non. Je ne rentre pas au palais de mon père.

    – Mais enfin, Vhondé…

    – Il m’a répudié, il s’est remarié. Aujourd’hui, je ne suis plus rien. Ou plutôt si ; aujourd’hui je suis une femme libre, pour la première fois de ma vie. Et je compte bien vivre en tant que telle.

    Jemril tiqua mais se tut. Voilà un discours bien similaire à celui que lui-même s’était tenu peu de temps auparavant.

    – Et que vas-tu faire, concrètement ?

    – Je ne sais pas. Et toi, Jemril ? Maintenant que tu as retrouvé ton frère, je suppose que tu vas le suivre ?

    Jemril secoua la tête et reposa délicatement l’enfant sur le lit.

    – Je n’ai retrouvé que le Général en Chef de la Légion Mauve. Je crains que mon frère ne soit plus. Je ne rentre pas avec les miens.

    – Et que vas-tu faire, alors ?

    – La même chose que toi, je présume.

    – Et où comptes-tu te rendre ?

    – Aucune idée. Et toi ?

    – Je ne le sais pas encore non plus.

 

    – Jemril !

    La voix d’Osterren, impérieuse, venait de retentir de l’autre côté de la tenture.

    – Je reviens, dit Jemril à l’attention de ses amis. Un dernier détail à régler…