Penché sur son écran d’ordinateur, Antonino Garcia était très concentré. Il lissait machinalement sa fine moustache et, de temps en temps, rejetait en arrière une mèche rebelle. Il était bel homme et conscient de l’être ; Harry Harlington lui avait toujours trouvé une ressemblance avec les représentations classiques de Don Diego de la Vega, plus connu sous le nom de Zorro. Jusqu’à la fine moustache, les traits fins et le teint mat. Même l’origine géographique - Garcia était Ibérique - collait avec la description.
Si Garcia était fier de ses succès faciles auprès de la gent féminine, il ne pouvait s’enorgueillir d’une réussite similaire concernant sa carrière professionnelle. Entre médiocres et acceptables, ses performances avaient laissé dubitatifs tous les supérieurs qu’il avait eu dans sa carrière. Il avait même cru cette dernière finie quand, pendant deux ans et demi, il avait végété dans l’USS Baltimore décrépi, qui pourrissait lentement aux Quartiers Généraux de la Flotte, à San Francisco. Heureusement était arrivé Harry Harlington, porteur de l’ordre de réarmer le navire.
Garcia soupira. Son supérieur le poussait en permanence à s’améliorer, mais le pilote avait beaucoup de mal à se dépasser. Les moindres manœuvres lui semblaient très compliquées et il devait souvent - trop à son goût - faire ses gammes pour ne pas perdre la main. Malgré la nonchalance et l’air sûr de lui qu’il affichait en permanence, il n’en menait pas large à cet instant précis. Dans un laps de temps indéterminé qui ne serait qu’une question de jours, il lui faudrait poser le Baltimore tout près de la colonie de Narnaya Prime, or il n’avait jamais pratiqué d’atterrissage avec ce type de frégate. Entre toute une batterie de procédures à connaître sur le bout des doigts et un environnement planétaire assez hostile, il serait servi pour la manœuvre !
Il avait pourtant fait de l’assez bon travail lors de l’affrontement contre les forces du capitaine Valment, au point d’y gagner les galons de sous-lieutenant. Mais nul n’avait jamais su à quel point il avait été au bord de la panique pendant les combats, ni comment il avait dû se faire violence pour rester un tant soit peu efficace. S’il était parvenu à donner le change jusque-là, la vraie question était de savoir combien de temps encore il parviendrait à le faire.
Garcia soupira à nouveau. Sa vie personnelle non plus n’était pas rose ces jours-ci. Certes, il avait une petite amie qui servait à bord, l’aspirant Kimiko Heitashi, officier de sécurité. Petit bout de femme à ne pas sous-estimer - elle pratiquait pas moins de huit arts martiaux -, la séduire avait été un jeu d’enfant pour lui. Toujours espiègle et souriante, il l’avait trouvée craquante dès leur premier contact, et il s’était promis qu’elle échouerait dans son lit. Passé le plaisir de la conquête, que restait-il ? Jamais grand-chose aux yeux de Garcia. Une femme n’était intéressante que s’il fallait la séduire ; tombée amoureuse, elle était trop envahissante. Il ne s’écoulerait plus beaucoup de temps avant qu’il ne rompe avec elle. Restait à le lui faire comprendre et à trouver les mots justes.


T’Savhek était tellement plongée dans sa prise de notes qu’elle manqua de sursauter quand la sonnette de sa porte retentit.
– Entrez, fit-elle avant de pianoter furieusement sur son clavier pour finir un nouveau paragraphe de son rapport.
Dès qu’elle eut fini, elle leva les yeux et découvrit Sulok.
– Bonsoir, mon frère.
– Bonsoir, ma sœur. En plein travail ?
– Nous autres Vulcains ne le sommes-nous pas toujours ?
– Presque, ma chère. Écoute… incidemment, tout à l’heure, j’ai parlé de tes liens avec Silkar au commandant. Bien que ce soit un sujet strictement privé à tes yeux, pour ma défense, j’étais persuadé que tu t’en étais déjà ouvert à lui, vu que vous êtes relativement proches.
– Et pourtant tu étais dans l’erreur, répondit T’Savhek, un peu sur la défensive.
– Je trouve cela étrange. Il est certes ton supérieur, mais vous avez partagé des moments forts ensemble. Vous me semblez même être passés au stade de l’amitié, me trompé-je ?
– Nous avons en effet des liens. Amitié, je n’en suis pas sûre. Respect mutuel, en revanche, c’est certain. En tout cas, pas de liens assez importants pour que je lui parle de mon fiancé.
– Vraiment ? Pourtant, quand tu te marieras, je présume que tu quitteras le service de Starfleet pour regagner Vulcain, et que tu abandonneras donc ton poste… et ton commandant ?
– C’est en effet ce que j’ai toujours envisagé. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Servir dans Starfleet n’est pas idéal pour mener une vie de famille, et tel n’est de toute manière pas mon but. J’ai toujours pensé qu’une fois mariés, Silkar et moi retournerions sur Vulcain pour y fonder notre famille.
– J’ai une autre solution à te proposer, ma chère.
– Je t’écoute.
– Depuis combien de temps n’as-tu pas vu Silkar ?
– Six mois et dix-sept jours. Ta mémoire te jouerait-elle des tours ? Tu y étais.
– Je sais que vous êtes fort attachés l’un à l’autre. Pourquoi ne pas concrétiser cet attachement en demandant à notre commandant de vous marier ? Après tout, il en a les prérogatives. Pourquoi encore attendre alors que l’occasion vous est fournie ?
– Il est hors de question que je rompe mon serment d’officier de Starfleet : je ne compte pas démissionner.
– Qui te parle de démissionner ? Il existe une autre solution. Une fois que vous serez mariés, vous pourrez mettre à profit cet état de fait pour demander à servir ensemble. Notre oncle Stelek n’aurait qu’un mot à dire pour arranger cela.
– J’avoue que l’idée de conjuguer les devoirs d’une épouse et ceux d’un officier de Starfleet ne m’était pas venue à l’esprit. C’est une perspective séduisante, mon frère, je te remercie de me l’avoir soumise. J’en parlerai dès demain matin au commandant. – Voilà qui est dit et bien dit, ma sœur. À demain.
– À demain, Sulok.
Restée seule, T’Savhek permit à ses pensées de vagabonder librement. Elle se demanda pourquoi Sulok avait paru la sonder à propos de… elle et du commandant Harlington ? Drôle d’idée que d’envisager que quelque chose puisse se passer entre eux. Une idylle entre un commandant et son officier en second ne pouvait déboucher que sur une catastrophe, toutes les statistiques le montraient.
Ce qui ne l’empêchait pas de beaucoup aimer cet humain, qu’elle considérait comme un véritable ami même si leurs relations dépassaient rarement le cadre du travail. Il ne pensait pas comme un Vulcain – loin de là, même – et c’était ce qui le rendait spécial. Son enthousiasme, ses émotions non réprimées avaient quelque chose de… vivifiant ? Peut-être était-ce le mot juste, mais elle n’en était pas certaine. Jamais elle ne connaîtrait une telle sensation auprès d’un Vulcain.
Quant à savoir pourquoi elle ne lui avait jamais parlé de Silkar… elle n’avait pas été tout à fait franche avec Sulok. Harry Harlington comptait vraiment sur elle et il était d’une loyauté sans faille à son égard. Elle n’avait pas envie de lire de la déception dans ses yeux quand elle lui apprendrait son mariage, car à partir du moment où son union avec Silkar serait décidée, ce ne serait qu’une question de temps avant qu’ils ne cessent de travailler ensemble. Ce qu’elle ne désirait pas, dut-elle admettre.


Les yeux rouges de fatigue, Harlington arpentait les coursives du Baltimore, une tasse de café corsé à la main. Elle ne serait pas de trop dès qu’il aurait rejoint la passerelle. Quand il entendit derrière lui la voix de T’Savhek l’interpeller, son humeur remonta aussitôt.
– Bonjour, T’Savhek, sourit-il. Comment allez-vous ?
– Ma forme est optimale, commandant. Puis-je vous entretenir d’un sujet personnel ?
– Bien sûr, je suis à votre disposition, répondit-il.
– Mon frère vous as parlé de mon futur mari.
– En effet. Et j’avoue que je n’en soupçonnais pas l’existence.
Était-ce une pointe de reproche qu’elle sentit dans sa voix ?
– Il est vrai que les circonstances n’ont jamais été propices pour que je vous en entretienne. Maintenant que mon frère a vendu la mèche, comme vous dites, vous autres les humains, je pense vous devoir une explication.
– Je ne me permettrais pas de m’immiscer dans votre vie sans y avoir été invité.
– Je le sais et je vous remercie de faire montre d’une telle discrétion, commandant. Je suis fiancée à Silkar depuis très longtemps. Je m’étais toujours imaginée l’épouser une fois nos temps respectifs de service au sein de Starfleet achevés, mais j’avoue que devenir sa femme dès maintenant ne serait pas pour me déplaire.
Harlington sentit un étau enserrer son cœur à ces paroles, mais parvint à faire bonne contenance.
– Euh… êtes-vous sûre que ce soit une bonne idée ? Vous seriez loin l’un de l’autre.
– Un rapprochement géographique de nos affectations respectives ne serait pas un problème une fois notre mariage prononcé.
– Oui… c’est vrai. Le règlement de Starfleet prend en compte les spécificités familiales. Qui plus est, votre oncle pourrait sans doute accélérer les choses.
– Exactement, acquiesça T’Savhek.
– Vous quitteriez l’USS Baltimore, ou tenteriez de faire inclure votre mari à l’équipage ?
– À vrai dire, il est trop tôt pour y songer. Il faut d’abord que j’en parle avec Silkar.
– Oui, bien sûr. Puis-je vous poser une question personnelle, T’Savhek ?
– Faites, commandant.
– Vous… l’aimez ?
– Les mariages arrangés entre Vulcains s’avèrent le plus souvent aussi solides que les mariages d’amour. Certes, ce sont tout d’abord des mariages d’intérêt, mais quand vous y êtes préparé dès votre plus jeune âge, les futurs époux font ce qu’il faut pour être proches l’un de l’autre. Silkar et moi avons toujours été en contact dès que c’était possible. Il est issu d’une famille importante et a bénéficié d’une éducation sans faille, c’est indubitablement un bon parti. Depuis le temps que nous nous côtoyons, nous savons que nos caractères s’accordent. Et il est bien fait de sa personne, ce qui ne gâte rien.
– Je… j’en suis ravi pour vous, T’Savhek, fit Harry, pris d’une soudaine envie de hurler et de se taper la tête contre les murs.
Comment ne se rendait-elle pas compte qu’elle venait de le poignarder en plein cœur ?
– Si Silkar est d’accord pour que la cérémonie se fasse rapidement, ce serait un honneur pour moi que vous nous mariiez.
– Moi ? demanda Harlington, incrédule.
– C’est l’une de vos prérogatives de commandant de navire, et je préfère que ce soit vous qui officiiez qu’un parfait inconnu ou un haut dignitaire de Vulcain.
– Bien sûr, vous pouvez compter sur moi, répondit Harlington précipitamment.
Dieu qu’elle était belle. L’ovale parfait de son visage et ses traits fins étaient rehaussés par ses yeux verts irradiants de bonheur.
– Alors, c’est entendu. Merci beaucoup, commandant, je ne vous dérange pas plus longtemps.
Elle salua et s’en fut, tandis qu’Harlington restait immobile dans la coursive, pétrifié. Ce serait à lui de la marier ? Pour la première fois de son existence, il comprenait le sens de l’expression « boire le calice jusqu’à la lie ».