XX

 

 

    – Floc… le colonel Rigobert Flocoche ?

    – Oh oui ! Dès que je l’ai vu, si beau, si plein de prestance, dans son uniforme taillé sur mesure qui moulait ses muscles d’airain, je… je…

    Allons bon ? Je croyais qu’elle était lesbienne ?

    – … j’ai tout de suite souhaité partager ma vie avec lui, me consacrer entièrement à son bien-être, affronter à ses côtés les vicissitudes d’une existence tourmentée. Avec lui, je sentais que rien ne serait impossible ! J’étais prête à conquérir l’univers, y compris les dimensions parallèles, tant le simple fait de me tenir à ses côtés m’électrisait ! Cet homme a un aura extraordinaire, que je n’ai jamais plus retrouvé chez quiconque depuis, ni de près ni de loin.

    Hum… Là, j’ai quand même un doute sérieux : on parle vraiment de la même personne ?

    – Et vous l’avez rencontré comment ?

    – Alors que j’étais au lycée, il est venu présenter les débouchés professionnels au sein des SSI, lors d’une conférence sur les métiers d’avenir. J’ai été conquise dès le départ et il m’a parrainé pour entrer aux SSI une fois mon diplôme acquis. Encore mieux : ce grand homme m’a tout appris lui-même.

    Grand homme ??!! Lui ??!! Je ne vois qu’une seule explication rationnelle possible : le Flocoche qu’elle a connu est mort et a été remplacé par son clone maléfique. Bref, celui que moi j’ai côtoyé. Parce que là, tout ce qu’elle me dit est l’antithèse de mon patron disparu !

    – De fil en aiguille, notre parcours professionnel commun s’est mué en un amour aussi profond que parfait. Je me souviendrai toute ma vie du soir où notre fusion jusque-là mentale a trouvé son prolongement logique dans l’ivresse des sens et la communion de nos corps.

    Houlà, je suis très loin d’être certain d’avoir envie d’entendre ça…   

    Zavid a les yeux dans le vague, rêveuse. Je la contemple sans oser bouger, appuyé sur mon balai et les pieds et les pieds dans les crottes de Kiki. J’ignorais d’ailleurs que les crottes de minougroar sentaient aussi fort. À ce moment, j’aimerais bien être enrhumé. Bronchiteux. En proie à la pire des angines. J’envisage même de me faire opérer : l’ablation du nez, ça doit bien se pratiquer quelque part dans la galaxie, non ?

    Alors que je respire bruyamment par la bouche, Zavid sursaute et fronce les sourcils.   Oups, je l’ai dérangée dans ses délires ! Vite, faire diversion avant qu’elle ne m’arrache les yeux !

    – Et donc cette nuit fut la plus belle de votre vie ? que je demande avec un sourire hypocr… diplomatique.

    Un long silence. Puis elle se lance :

    – Ça a été la pire. Dans le genre qui fait remettre en cause tous les choix d’une vie.

    – À ce point-là ?

    – Au moins.

    Nouveau silence, et elle reprend d’un trait, revêche :

    – Les quelques secondes d’amour torride que nous avons vécu ne pouvaient suffire à me satisfaire. C’est alors que j’ai compris que je me fourvoyais, et que Flocoche ne serait jamais l’homme de ma vie. Il m’a brisé le cœur ! Après cela, plus jamais je ne pouvais envisager de me remettre avec un homme…

    Ah, je comprends mieux. Voilà qui explique beaucoup de choses…

    – Même la simple vue de Flocoche m’étant devenue insupportable, nous rompîmes là notre relation et je changeai de voie au sein des SSI. J’intégrai le département zoologique, où nous formons des animaux au gré de nos besoins, dans le cadre de nos missions spéciales. Mon nouveau formateur, le colonel Sorhumme, était un très vieil homme, faible et tremblant de partout, et qui avait besoin d’une canne pour marcher. Un jour, on nous a confiés une portée de bébés minougroars, à charge pour nous d’en faire des outils-agents des SSI.

    – Kiki était dans le lot, je présume ?

    – Oui, avec ses frères et sœurs : Lapinou, Câlinou, Doudou et Grosminet.

    – Jolis noms.

    – Merci. Je les ai baptisés moi-même. C’est bien trouvé, hein ?

   

    – Formidablement.

    Ben quoi ? Règle de base de la diplomatie : toujours aller dans le sens d’une folle à lier avec un fouet-laser et un minougroar apprivoisé. En plus, elle a été formée par les SSI : je suis sûr qu’elle peut me tuer avec un simple brin d’herbe, de trente-quatre manières différentes.

    – Mais après, ça s’est gâté… reprend-elle.

    – Ah ?

    – J’entraînais moi-même la portée de minougroars et tout se passait bien… jusqu’à ce que Kiki montre à quel point il avait été bien formé. Il a mangé le colonel, ainsi que ses frères et sœurs.

    – Aïe !

    – Au contraire ! Il venait de prouver sa valeur ! J’étais si fière de lui !

    Mais quelle psychopathe…

    – La remplaçante de Sorhumme, le colonel Bourtemouni, a voulu faire exécuter Kiki, qu’elle jugeait dangereux et incontrôlable, mais je m’y suis opposée avec la plus vive des véhémences !

    – Et elle a fini par céder ?

    – Oui, même si nous avons dû en venir aux mains pour régler ce différend !

    – Dans de la boue ? que je demande avec espoir, même si je ne sais même pas pourquoi, en fait. Mais si, je vous jure…

    – Non, mais notre combat s’est prolongé jusqu’à devenir… autre chose.

    – Comment ça, autre chose ?

    – Le colonel Bourtemouni m’a donné ce dont le colonel Flocoche avait été incapable. En effet, alors que je la chevauchais en lui tirant les cheveux, sa main s’est glissée…

    – C’est bon, j’ai compris ! que je la coupe brusquement.

    J’ai beau être un journaliste endurci, il y a des limites à ce que je peux entendre…

 Ouf, elle ne relève pas ma brutale intervention. Elle a à nouveau les yeux dans le vague, un sourire extatique aux lèvres…

    Heureusement, une diversion profile le bout de son nez. Kiki, qui vient me renifler les chaussures.

    – Couché, Kiki, je le lui dis avec toute l’autorité naturelle de la race humaine, pinacle de la civilisation galactique, et je suis un membre si représentatif, que dis-je, si éminent !

    Il gronde, m’attrape la cheville. Je tombe à terre. Et il se met à me secouer comme un prunier nain de la planète Gullivera IV.

    – Lâche-moi, Kiki ! Arrête ça tout de suite ! Ce sont des chaussures en crocodile chevelu d’Imberb II, ça vaut quatre mois de salaire !

    Il n’a cure de mon indignation et continue son jeu.

    – Lieutenant Zavid ! Help !

    Elle émerge de ses pensées lointaines, fronce les sourcils et murmure : « couché ».

    Kiki me lâche aussitôt, se retourne sur le dos, les pattes en l’air, attendant qu’on lui gratte le ventre en guise de récompense.

    Je me relève, crotté de la tête aux pieds. Je pense que mon costume, un Goirgoi Irmina, est désormais irrécupérable, même entre les mains expertes de madame Lavacek, l’expérimentée gérante du pressing au coin de la 1813ème rue de Planèteville…