XXXVIII

 

 

    Je suis encore à moitié sonné quand je sens qu’on m’emporte. Oh non ! Aurais-je été reconnu ? Quelqu’un serait-il en train de me vendre pour toucher la prime ? Tandis que j’évolue dans le brouillard, on me remet debout, on place mes mains en avant. Serait-ce la fin ? Va-t-on me mettre des menottes et me ramener honteusement sur Planèteville pour y être abandonné entre les mains sadiques de mon banquier ?

    D’agréables flagrances viennent chatouiller mon nez, ce qui me rend perplexe. On m’a mis des menottes parfumées ? Si c’est le cas, je trouve que c’est une délicate attention.  Alors j’ouvre les yeux.

 

    Une foule me fait face, en contrebas. Je suis sur une estrade. À ma droite, sur un strapontin plus haut, Snaf Snof, médaille d’or autour du cou. À côté de lui, Zavid, sur un strapontin plus petit que le mien, qui ne cesse de me lancer des regards assassins. Ils ont chacun un bouquet de fleurs à la main. Tiens, moi aussi ! C’était donc ça, ce parfum ?

 

    Une voix off se fait entendre :

    « Chers amis, voici donc les trois vainqueurs de la course de 13h47 ! Le vainqueur est Snaf Snof, de la planète Rbetagne ! À lui les dix mille crédits ! »

    – Ooooooh, c’est beau, je suis ému, snif !

    « À sa gauche, le deuxième, qui s’appelle… euh… »

    – Erderfci Nimos ! que je crie, mes esprits retrouvés et pour brouiller les pistes.

    – Oooooooh, comme c’est malin de ta part, trouver une anagramme de ton nom et si rapidement, en plus, snif ! On dirait que tu as fait ça toute ta vie !

    – Bien sûr que non, que je me défends. Il faudrait être sacrément tordu pour faire ce genre de truc régulièrement !

    Non mais oh ! Manquerait plus que je passe pour un fou !

    «… Erderfci Nimos, donc ! Veuillez nous pardonner de ne pas avoir pu vous donner son nom, mais sur les trois vainqueurs, il est le seul sur lequel nous n’avons pas trouvé de papiers d’identité, donc bon… De là à penser que c’est un voyageur clandestin, peut-être même un dangereux tueur en cavale, il y a un pas que nous ne permettrons pas de franchir… Laissons la douane faire son travail ! »

    Non mais c’est pas possible, ça ! Il peut pas la fermer, lui !

    Tiens, je vois des uniformes fendre la foule pour se rapprocher de l’estrade. Ils veulent sans doute que je leur signe un autographe.

    «  Et la troisième de la course est le lieutenant Diva Zavid, agent de terrain des Services Secrets Impériaux, qu’on applaudit très fort ! Elle est sans nul doute en mission secrète sur notre belle planète, aussi n’allons-nous pas insister sur ce point afin de ne pas gâcher ses chances de réussite ! Faites donc comme si vous n’aviez rien entendu ! Ovation pour nos gagnants ! »

    La foule en délire se fend alors de vivats, qui ne m’émeuvent d’ailleurs pas beaucoup : j’ai déjà vécu ce type de scène des milliards de fois (au moins) en rêve, aussi en être le héros en vrai ne me semble rien moins que naturel.

 

    Alors que ce maudit Snaf Snof pose en compagnie des organisateurs et de femmes magnifiques à la poitrine généreuse, son chèque géant de dix mille crédits entre les mains, Zavid et moi sommes priés de descendre de l’estrade.

    Furibarde et mâchoire serrée, elle se rapproche de moi. Heureusement pour moi, nous sommes séparés par des journalistes qui veulent recueillir nos impressions. Trente-deux micros se tendent vers moi (oui, je suis bon en calcul mental rapide), et sept caméras (là je n’ai pas de mérite, elles sont nettement moins nombreuses).

    Mais voilà que parmi les micros, l’un d’eux me saute immédiatement aux yeux. Je l’ai tellement utilisé moi-même. Il porte le sigle d’Empire Actualités. Zut, je ne reconnais pas le visage de mon collègue. Sûrement un correspondant local. Bon, pas d’inquiétude.   Dès qu’il saura qui je suis, il m’aidera, pas de doute, au nom de la solidarité sans faille entre membres d’une même corporation.

    – Erderfci, vos impressions ?

    – Euh… J’aimerais remercier mon entraîneur, qui…

    – Que répondez-vous aux accusations de dopage dont vous faites l’objet ?

    – Ah jamais ! J’ai toujours été propre ! Sentez ma main, ça sent le propre, non ?

    – Dix-huit personnes se sont suicidées quand vous avez fini deuxième, parce qu’ils ont perdu leurs dernières économies en pariant contre vous. Comment vivez-vous cette culpabilité au quotidien ?

    – Parier contre moi, faut être stupide, aussi…

    – Deux humains sur le podium sur les trois premières places, n’est-ce pas la preuve de la supériorité de la race humaine sur toutes les autres espèces sous-évoluées de la galaxie ?

    Ah ! Enfin mon collègue d’Empire Actualités se manifeste. Mais je n’ai pas le temps de lui répondre car il se prend moult coups de la part de ses collègues non-humains. Mais c’est un pro, un vrai ! Il se protège le visage du bras et tend toujours son micro vers moi.

    Je me penche vers lui et lui chuchote :

    – Hey, copain ! En fait je suis Cirederf Nomis, ton illustre aîné et collègue à EA. Je suis dans la mouise, avec des chasseurs de primes à mes trousses. Il faut que tu m’aides à me sortir de là !

    – Nomis !

    Je tourne la tête vers Zavid, qui m’a ainsi apostrophé. Allons bon, qu’est-ce qu’elle veut, encore ? Elle tend le doigt dans une direction. Je regarde. Il y a un écran géant sur lequel j’apparais en gros plan. C’est très sympa à regarder, d’ailleurs : j’envisage dès lors de changer ma tapisserie à la maison avec des lés de moi géant.

    Mon collègue se colle à moi, une main sur l’épaule. Mais… mais… mais… Il me fait quoi, lui ? Je ne mange pas de ce pain-là ! Il se tourne vers la caméra et dit :

    – Info exclusive ! Je suis actuellement sur Althètis, avec le criminel recherché Cirederf Nomis ! Cirederf, êtes-vous ici pour perpétrer un attentat contre les Jeux Olympiques Galactiques ?

 

    Mais enfin ! Où sont passées les nobles traditions du journalisme impérial d’État, la solidarité immuable entre ses membres, prêts à se sacrifier les uns envers les autres ? Je suis très déçu par mon collègue. Puisqu’il bafoue nos valeurs, pas question de le ménager. Je lui donne donc un coup de genou bien placé et il s’écroule à mes pieds en gémissant.

    – Nomis ! me crie derechef Zavid en me montrant un autre écran, où se déroule la course suivante des migrants.

    On y voit une scène de guerre, des tirs de laser, des torpilles, des chasseurs de primes en jetpack qui lancent des grenades. La voix off commente :

    « Ah, il est clair que nos amis chasseurs de primes sont favoris de cette nouvelle course qui vient de démarrer ! Il se murmure dans les milieux bien informés qu’ils sont ici pour tenter de mettre la main sur un individu fort dangereux, le machiavélique, l’infâme, le traître, l’exploseur de découvert autorisé, j’ai nommééééééééé… CIREDERFFFFFFFFFF NOMISSSSSSSSSS ! »

 

    Je ne sais pas pourquoi, mais mon instinct me souffle que cette journée aussi va être très longue…