Les conséquences ne se firent pas attendre. Sulok, la lèvre fendue, alla sonner à la porte des appartements du commandant Harlington et déposa sa plainte officielle contre l’infirmier andorien, assortie d’une demande de cour martiale pour son subordonné.
Au vu de l’heure tardive, Harlington promit la réunion d’une commission d’enquête dès le lendemain matin. Il ordonna au médecin-chef et à l’infirmier, contacté par communicateur, de rédiger sur-le-champ leur compte-rendu sur l’incident.
Moins d’une demi-heure plus tard, les deux rapports entre les mains, il les envoya sur les postes de travail de T’Savhek, officier en second, et de Lupescu, chef de la sécurité, avec l’ordre de les étudier pour le lendemain matin.
Harlington pesta intérieurement contre Thif et Sulok avant d’amener leurs rapports respectifs sur son écran de contrôle. La nuit promettait d’être longue et le café allait couler à flots du synthétiseur de nourriture…



Les yeux cernés de fatigue et une énième tasse de café à la main, Harry Harlington entra en avance ce matin-là dans le mess réquisitionné pour la réunion. Il constata avec une certaine pointe d’agacement que T’Savhek, Sulok et Lupescu étaient déjà là.



Il répondit aux saluts de ses subordonnés par un simple hochement de tête avant d’entrer aussitôt dans le vif du sujet.
– Vous avez tous lu les comptes-rendus de Sulok et de Thif. Lupescu, en tant que chef de la sécurité, qu’en pensez-vous ? Une cour martiale est-elle justifiée ?
– Même si j’ai beaucoup d’estime pour Thif à titrrre perrrsonnel, comme le rrreste de l’équipage, je tiens à le souligner, je crrrains que son geste ne nous laisse pas le choix, monsieur.
– T’Savhek ?
– Je suis d’accord : il n’y a pas d’autre option que de réunir une cour martiale. Frapper un officier supérieur est un acte extrêmement grave qui ne peut rester impuni. La suite logique sera l’exclusion de l’aspirant Thif de Starfleet, après avoir purgé une peine d’emprisonnement qui, selon les recherches que j’ai menées, pourrait aller jusqu’à…
– On se calme, coupa Harlington.
– Monsieur ?
– Ne condamnez pas Thif avant que la cour martiale ne se soit prononcée sur son sort… si cour martiale il y a.
– Commandant, reprit la Vulcaine, avec tout le respect que je vous dois, il ne peut que y avoir une cour martiale avec des faits d’une telle gravité.
Harlington se tourna vers Sulok, resté prudemment silencieux.
– Monsieur Sulok, quelles sont vos fonctions à bord ?
Le Vulcain haussa un sourcil, seul signe visible de sa surprise, avant de répondre.
– Je suis le médecin du bord, monsieur.
– Plus précisément ?
– Je dois veiller à ce que la santé physique et mentale de l’équipage soit à son niveau optimal.
– Et ?
– Je ne vois pas où vous voulez en venir, monsieur.
– Sont-ce vos seules attributions sur le Baltimore ?
– Oui, monsieur.
– Vos recherches sur le virus hélicondratile entrent-elles dans le champ officiel de vos fonctions de médecin du bord ?
– C’est un programme ambitieux, subventionné par la Fédération des Planètes Unies, et que je mène en collaboration avec d’autres chercheurs.
– Cela ne répond pas à ma question, docteur.
– La réponse est non, monsieur. Ces travaux, aussi importants soient-ils, sont menés en-dehors du cadre de mes fonctions officielles, sur mon temps de loisir.
– Alors si j’ai bien compris, asséna sèchement Harlington, vous voulez convoquer une cour martiale pour un incident survenu entre deux membres de l’équipage pendant leurs loisirs ?
– Commandant, intervint T’Savhek, aussi pertinent que soit votre argument, ne pas punir l’infirmier Thif pour son geste conduira à miner la discipline sur le navire, et le respect dû au médecin de bord risque d’en pâtir d’une manière qui pourrait s’avérer désastreuse.
– Vous n’avez pas tort. Mais il y a un autre point qui me gêne. D’après ce qu’a expliqué Thif dans son rapport, ses relations avec vous, docteur Sulok, n’ont jamais été au beau fixe, et ont empiré jusqu’à la perte de son self-control hier soir. D’un point de vue psychologique, pensez-vous que cette théorie se tienne, docteur ?
– Je veux bien admettre que chez les espèces intelligentes qui ne maîtrisent pas leurs émotions, notamment les Andoriens, les choses soient arrivées telles que vous les décrivez.
– Comme vous l’avez souligné par ailleurs, votre fonction consiste à veiller à ce que l’équipage soit au top de sa forme physique et mentale. Ne peut-on pas penser que vous avez failli à votre devoir de médecin en laissant l’état psychologique de l’infirmier Thif se dégrader jusqu’à aboutir à l’incident d’hier soir ?
Un silence de plomb se fit suite à cette déclaration. Les deux Vulcains semblèrent soupeser les arguments avancés par leur commandant, tandis que Lupescu, qui restait prudemment silencieux, avait du mal à dissimuler sa satisfaction.
– Commandant, finit par répondre Sulok, j’admets n’avoir pas prêté assez attention aux signes avant-coureurs. Je me rends compte qu’il y en avait. De ce fait, je porte une part de responsabilité dans ce qui s’est passé.
– Je suis ravi de constater que nous arrivons à la même conclusion, docteur. Souhaitez-vous toujours engager une procédure en vue de réunir une cour martiale contre l’aspirant Thif ?
– Je crois qu’en fin de compte, ce ne serait guère adéquat, monsieur.
– Un simple non m’aurait suffit, docteur, rétorqua Harlington en souriant pour la première fois depuis le début de la réunion. J’ose espérer que votre mauvaise appréciation de l’état d’esprit d’un membre de l’équipage sera la dernière erreur du genre.
– Je l’espère aussi, monsieur, et je puis vous assurer que je vais y travailler avec le plus grand sérieux.
– Parfait ! Dans ce cas, je ne vous retiens pas plus, messieurs-dame. Sulok, je vous laisse annoncer vous-même à l’infirmier Thif les conclusions de cette réunion. Lupescu, restez un peu, j’ai à vous parler.
Dès que les Vulcains furent sortis, Harlington dit à son chef de la sécurité :
– La position du docteur Sulok est désormais affaiblie, et ses compétences pourraient être remises en cause par l’équipage suite à l’incident. Il ne gagnera sans doute jamais un concours de popularité à bord, mais je ne veux pas qu’il soit mis au ban de l’équipage ni qu’il soit l’objet de railleries ou d’irrespect.
– Si je peux me perrrmettrrre, monsieur, il s’est déjà mis tout seul au ban de l’équipage.
– Ce n’est pas une raison pour l’enfoncer. Je veux que vous insistiez auprès de tout le monde sur l’autocritique qu’a mené le docteur. Il sait reconnaître et admettre ses erreurs et est là pour prendre soin de l’équipage, voilà le message à faire passer.
– À vos orrrdrrres, monsieur.
– Merci, Lupescu, ce sera tout.
Une fois seul, Harlington se permit un long soupir théâtral. La situation semblait calmée, mais l’intuition tenace que les choses n’en resteraient pas là refusait de le quitter…



Comme convenu, Sulok se rendit aux quartiers de Thif et lui apprit l’abandon des poursuites qui planaient sur lui. Puis il se tut, après avoir reconnu sa part de responsabilité dans l’incident.
Visiblement gêné, Thif eut besoin de temps pour remettre ses idées en place. Soulagé de voir l’évolution de sa situation après avoir envisagé le pire, il lâcha :
– Même si les charges sont abandonnées, je tiens à vous présenter mes excuses, docteur. Jamais je n’aurais dû vous frapper, et jamais je n’aurais dû commettre l’erreur grossière de contaminer nos échantillons. Je… si vous voulez encore de mon aide pour vos travaux sur le virus hélicondratile, je serai honoré de vous assister, car ces recherches sont très importantes pour la survie de millions d’êtres.
– En ce cas, allons de l’avant, monsieur Thif. Je serai d’ailleurs curieux de savoir si la contamination de nos échantillons par votre ADN ne nous apprendra pas certaines choses qui nous ont échappé sur le virus.
– Vraiment ? Vous voulez dire que mon erreur pourrait en fin de compte nous faire avancer ?
– Qui sait, monsieur Thif ?
À vrai dire, Sulok ne le pensait guère, mais aussi illogique – et donc irritant pour son esprit vulcain – que cela paraisse, il n’était pas rare que des hasards et des erreurs soient à l’origine de percées fondamentales dans le monde de la recherche et de la science.