XLIX

 

 

    Et me voilà transformé en monture, qui plus est par un homme que j’ai toujours considéré comme étant un âne, ce qui est un joli paradoxe.

    Je fais deux pas avant de m’arrêter, Flocoche ayant crié :

    – Hue, casaque noire !

    À mon air interrogateur, il en prend un contrit et m’explique :

    – Désolé, je suis fan de turf. Dans le feu de l’action, je me suis identifié à…

    – Vous pourriez avoir l’amabilité de vous taire, colonel ?

    – Je… oui, bien sûr. Mon cher…

    Ces deux derniers mots ont du mal à franchir ses lèvres, presque scellées sur le coup.

    – Et puis vous êtes sacrément lourd. Un régime ne sera pas de trop une fois que vous serez rentré sur Planèteville, m’est avis.

    Il ne répond rien mais j’entends un drôle de bruit émanant de lui, que je finis par identifier comme étant ses dents qui crissent. Je ricane intérieurement : elle me plaît bien, cette évasion avec Flocoche.

    Laborieusement, je fais les quelques pas qui nous rapprochent de la porte du couloir. Arrivé devant, une grande question me taraude : mes mains étant occupées à retenir Flocoche sous les genoux, je fais comment pour ouvrir ?

    – Tournez-vous, je vais ouvrir, fait justement ledit colonel.

    – Ah, bonne idée ! Bien pensé.

    Pas de doute, il a un sacré sens pratique : son passé de barbouze, ça…

    – Bof, c’est une idée niveau école matern… euh… merci, voulais-je dire. Nous… formons… une bonne équipe, Nomis.

    Je me tourne vers lui pour me délecter de la pitoyable grimace dont il me gratifie, en espérant me faire croire que c’est un sourire. Je suis aux anges, avec le sentiment que ses joues vont se déchirer à cause de l’effort zygomatique incommensurable qu’il est en train de produire.

    Une fois la porte ouverte, je m’avance, et Flocoche me fait :

    – Baissez-vous, sinon je vais me prendre le cadre de la port… ouille !

    Choc. Flocoche part en arrière et m’entraîne dans sa chute.

    – Non mais c’est pas possible d’être aussi empoté ! me lance-t-il en se frottant le front douloureux. Vous avez pris des cours, ou quoi ?

    Je le regarde, il me regarde. Il corrige :

    – Ce n’est pas grave, en fait. J’ai bien conscience que vous faites du mieux que vous pouvez, Nomis. Et permettez-moi de vous dire que pour un non-combattant, je trouve que vous valez bien des hommes surentraînés !

    Je ne réponds plus à ses basses flatteries, trop occupé à reprendre mon souffle. J’ai les bras gourds et qui me font un mal de chien, en plus. C’est qu’il est lourd, l’animal !

    – Bon, on y retourne, Nomis ?

    – Minute. Je… je suis épuisé.

    – Déjà ?

    – C’est des muscles que je n’ai pas l’habitude de solliciter, c’est pour ça.

    – Hum… oui, ça doit être ça. Mais quand même… on a fait un bon mètre, et il faudra en faire quelques centaines de plus pour aller jusqu’au hangar à vaisseaux.

    – Oui bah c’est bon, que je rétorque, vous allez peut-être pouvoir marcher, maintenant ?

    – Si je marche, vous me servez à quoi, Nomis ? qu’il me fait, perfide. De toute manière, mes jambes ne répondent toujours pas.

    Je me remémore à son ton méprisant pourquoi je n’aime pas ce type. D’un autre côté, je me rends compte qu’il n’a pas tort. Maintenant que je l’ai libéré, il n’aura plus besoin de moi dès qu’il sera en état de tenir debout.

    Même si je souffre le martyre, il va falloir que je puise au plus profond de moi-même des forces cachées. Je ne vois pas du tout où, par contre. Elles sont vachement bien cachées parce que là, je n’ai qu’une envie. Rester allongé et me reposer.

 

    – On les tient !

    Flocoche et moi n’avons pas été assez prudents. Par la porte restée ouverte, cinq sbires de Gaga viennent de surgir et nous tiennent en joue.

    Machinalement, j’attrape la première chose qui me tombe sous la main et je me retrouve à les menacer avec un balai.

    Sans même réfléchir, je leur lance :

    – Déposez vos armes ou je vous abats !

    Ce n’est qu’après que je me dis : non mais un balai… Vraiment ?

    Étrangement, l’un des gars jette son fusil-laser-mitrailleur au sol et lève les mains en signe de reddition. Face aux regards insistants de ses collègues, il reprend son arme et dit, pour sauver la face :

    – C’était une blague, les gars. Lol, quoi.

    Ils n’ont pas l’air d’y croire et se tournent vers moi :

    – Comment dire… C’est bien avec un balai que tu nous menaces ?

    – Je crois bien que oui, fait un autre.

    – Faites gaffe, les gars, c’est peut-être un piège ! Après tout, Flocoche est un agent des SSI. Si ça se trouve, Nomis en est un aussi, et en tant qu’espion féru de gadgets technologiques, ça ne m’étonnerait guère qu’il ait fait en sorte d’acheminer discrètement une arme sous le couvert inoffensif d’un balai.

    Je crois bien que j’adore ce type.

    – Arrête tes âneries, réplique un autre. Tu regardes trop les films-3DHD de Bames Jond.

    Lui, je ne l’aime pas. Et il ajoute à mon intention :

    – Tire, alors, si c’est une arme.

    Là, et pour l’une des très rares fois de ma vie, j’ai l’air malin. Heureusement, une tornade humaine me passe devant en faisant des roues acrobatiques et plein de prises de rakaté dignes de Let Ji et de Cacky Jhan. Le plus étonnant c’est que c’est bien sûr Flocoche.

    Quelques secondes lui suffisent pour mettre les cinq gars hors de combat, et je commence à m’inquiéter : il a clairement retrouvé sa capacité à utiliser ses jambes. Ce qui veut dire qu’il n’a plus besoin de moi.

    Mon inquiétude augmente d’un cran quand il prend un fusil-laser-mitrailleur dans chaque main et se tourne vers moi.

    Et là, il tombe à terre, sans prévenir, comme ça, pouf, et grommelle :

    – Zut, l’adrénaline a cessé de faire effet.

    Ouf, je vais pouvoir continuer à le porter. Quoique « ouf »… C’est quand même super fatiguant.

    – En avant, Nomis, me fait Flocoche une fois que j’ai réussi à le soulever sur mon dos.

    Je fais un pas. Puis un autre. Puis encore un. Encore. Encore.

    – La porte, Nomis ! Faites attention à la porte !

    Je la franchis en m’accroupissant légèrement. Je transpire comme jamais et mes jambes commencent à trembler. Bon, on a presque assez avancé pour qu’il ne soit plus de toucher la porte à bout de bras. On y croit !

    Il y a un qui n’a pas l’air d’y croire, vu les soupirs qu’il lâche.

    – Au bout du couloir, il faudra tourner à droite, Nomis.

    – Comment vous le savez ?

    – Je suis colonel des SSI, voyons ! J’ai noté tous les détails quand on m’a amené ici, et suis donc capable de retrouver mon chemin partout dans le palais de Gaga. Nous sommes à 352 mètres du hangar à vaisseaux. Ou 357, j’ai peut-être perdu le fil quand on a croisé la Zeltronne nymphomane dans un couloir.

    Plus de 350 mètres ? On n’y arrivera jamais ! Je n’y arriverai jamais, surtout en trimbalant un tel poids mort.

    Mais pas question de montrer le moindre signe de faiblesse. Courage, Cirederf ! Dis-toi bien qu’au bout de ce chemin de croix, la liberté t’attend !

    Alors je fais un pas, puis un autre, encore un autre, puis encore un autre… C’est chiant, hein ?