LII

 

 

    Quand, dans le cockpit, je tourne la manivelle qui met le vaisseau en route après quelques crachotements – oui, le vaisseau est légèrement ancien. Je ne suis d’ailleurs même pas certain qu’il en existe encore des exemplaires dans les plus grands musées de l’univers ; et oui, mes apartés explicatifs sont peut-être parfois un peu longs –, un sentiment d’exaltation m’étreint.

    Certes, j’aurais préféré que cette étreinte provoquant mon émoi soit le fait d’une accorte Lanconienne qui me susurrerait « Prends-moi, Cirederf ! », ou « T’avoir rencontré a changé ma vie à jamais », ou encore « Je ne te mérite pas, tu es trop super à côté de moi » mais bon, on n’a pas toujours ce qu’on veut dans la vie, c’est malheureusement bien connu.

    Exaltation donc, car je suis libre ! Enfin ! Débarrassé de tout le monde, de Zavid, de Kiki, de Gaga, de Snaf, de Flocoche, de mon banquier et de tous les autres.

    Liiiiiiiiiiiiiiibre !

    Libre de commencer une nouvelle vie, de prendre un nouveau départ. L’univers n’attend plus que je parte à sa conquête !

    Je suis définitivement né sous une bonne étoile, ce dont j’ai toujours été persuadé, d’ailleurs.

 

    La mise en route du vaisseau est décidément spéciale. Au-dessus de la manivelle, il y avait un panneau disant « 1 : tourner la manivelle ». À ma droite, une petite molette avec écrit dessus « 2 : mettre les gaz. Prière d’éteindre vos cigarettes, un accident est si vite arrivé ». La manette face à moi est surmontée d’un « 3 : manette d’aclélération… d’aréccél… de la vitesse, moins et plus : en avant pour plus, en arrière pour moins ».  Enfin, il y a une espèce de cercle de fer devant moi : « 4 : ceci est un volant. Le tourner à droite pour aller à droite, le tourner à gauche pour aller à gauche. La droite, c’est la main avec laquelle vous écrivez. Si vous êtes normal ». 

    Ayant assimilé les instructions, je fais décoller le vaisseau. Soit il n’a pas décollé et le hangar est en proie à un séisme de magnitude 18 sur une échelle de 1 à 10, soit la Kass’rol est décidément une grosse brique avec des moteurs. Je serais plus au calme sur une planche à voile au milieu d’un cyclone en plein océan.

    Alors que la nausée me prend, j’avise un panneau amovible, avec son sempiternel conseil : « 5 : ici, vous trouverez les sacs à vomi. Achetez-les en gros chez Marrefour Carcket, le dixième est offert ». C’est bon à savoir, me dis-je tandis que j’en colle un sous mon menton et fais ce que j’ai à faire dedans.

    Enfin, je quitte l’atmosphère d’Althétis. Par-delà le cockpit, l’indicible drap de ténèbres de l’espace est moucheté des innombrables étoiles qui semblent me crier : « Choisis-moi ! ». « Non, moi ! ». « Ne l’écoute pas, c’est vachement mieux chez moi ! ». « Ignore ces mythos, j’abrite le paradis ! ». « Tu as pensé à consulter ? Parce que là, t’es quand même en train d’avoir une conversation avec des étoiles ».  

    Coup d’œil à ma gauche, sur une console. « 6 : hyperpropulsion. Quand vous rentrerez les coordonnées de votre destination, appuyez bien sur la touche 4, elle reste parfois bloquée ». Ma destination ? Très bonne question, ça. Déjà, je ne sais pas où je vais, et en plus je n’en connais aucune de tête.

    Peu importe, je suis Cirederf Nomis, je n’ai peur de rien, même pas de l’inconnu.

    Je tape donc des coordonnées totalement au hasard et j’appuie sur le bouton « marche » (« 7 : gardez votre doigt appuyé sur le bouton dix secondes. Le contact a du mal à se faire sinon »). Les étoiles se transforment alors en traits lumineux.

    Mais aussi sec, une alarme retentit, ainsi que la voix de l’ordinateur de bord :

    – Attention ! Attention ! Les coordonnées que vous avez rentrées n’existent pas dans la base de données !

    Oups. Je tente de désactiver l’hyperespace. En vain.

    La voix reprend :

    – Trop tard, vous n’aviez qu’à réfléchir avant. Vous ne viendrez pas pleurer si le vaisseau termine sa course dans une étoile.

    En proie à la panique, j’appuie sur tous les boutons à portée de main. Rien n’y fait.

    – Arrêtez vos caprices. De toute manière, les commandes sont bloquées, par sécurité. Fallait apprendre à compter avant. Boulet.

 

    Vais-je donc mourir là, abandonné de tous, au milieu de nulle part ? Le stress m’envahit. Se pourrait-il qu’il soit possible que Cirederf Nomis meure ainsi ? Sans avoir accompli l’extraordinaire destin qui lui est forcément promis ?

    Oui, Cirederf aime bien parler de lui à la troisième personne du singulier. Ça fait classe. Ceci dit, j’échange sans souci ma classe contre ma survie.

    Quelque chose explose dans une console du cockpit. En plus des étincelles et de la fumée, une nouvelle alarme se met à beugler, si fort que je sursaute et lâche mon sac à vomi qui tombe et se déchire sur mes genoux.

 

    Et tandis que le panorama bleu mouvant de l’hyperespace se transforme en un blanc opaque qui envahit tout, y compris le cockpit, je crie une ultime fois mon désespoir :

   

– Noooooooooooooooon ! Je n’ai pas de pantalon de rechange !