LIII

 

 

    Je tremble de tous mes membres. Jusqu’à mes dents qui claquent. Car je suis mort. Oh, je le sais, inutile de faire semblant de vous apitoyer sur mon sort. Il ne peut en être autrement, pour la simple et bonne raison que je baigne dans un brouillard de coton.

    Je ne vois même plus le bout de mon nez. Non pas qu’il soit si gros. Au contraire, il est aussi fin et distingué que le reste de ma personne, mais il est quand même vachement près de mes yeux, donc si je ne le vois plus, aïe aïe aïe…

    Comment je sais que je suis mort ? La lumière blanche, voyons ! Il est bien connu que les gens qui, au bord de la mort, suivent la lumière blanche sont sûrs d’y rester.

    Par contre, je suis plutôt mécontent. J’ai pas demandé à la suivre, moi ! Si j’avais pu, bien sûr que j’aurais pris mes jambes à mon cou pour m’enfuir loin d’elle. Si la mort se met à tricher et bafoue les traditions, où va l’univers, je vous le demande ?

    Je me dis également que s’il y a un SAV de la lumière blanche, il va m’entendre ! Je vais leur péter un scandale dont il se souviendra longtemps, foi de Cirederf Nomis ! Et puis même si leur SAV n’existe pas, je bouderai tout le reste de l’éternité, juste par principe, na !

    Je m’installe confortablement dans mon fauteuil de pilotage invisible. Tant qu’à passer l’éternité ici, autant prendre ses aises. Je soupire. C’est long. Je m’ennuie. Ça va être comme ça tout le temps ? Rhalala, quelle galère.

    En fait, ce qu’il me faudrait, c’est une sorte de purgatoire. La vraie vie – surtout la mienne ces derniers temps – est trop agitée, trop folle. Et la mort, c’est l’enfer. Si j’ose dire. Donc un truc intermédiaire ce serait pas mal. Mi-mort mi-vivant, comme qui dirait.  Mais rien à voir avec un zombie, merci.

 

    Pour tromper mon ennui, j’énonce ma frustration à haute voix :

    – Quelqu’un pour une belote ?

    Je fais un bond et je tombe sur un sol invisible quand une voix me répond :

    – Non merci, je suis sûr de t’écraser.

    – Que… ? Qui… ? Euh… C’est toi ? Dieu ?

    – Non, triple buse, je suis l’ordinateur de bord, et j’attends que tu appuies sur le bouton d’évacuation de la fumée.

    – La… fumée ?

    – Tu n’as pas remarqué que de la vapeur d’eau a envahi le cockpit ?

    – Ah, c’était donc ça, que je fais.

    – Bah oui, tu croyais quoi ? Et c’est qui, ce « Dieu » ?

    – Euh… non, personne.

 

    Ainsi donc, je ne suis pas mort ! Bon, tant mieux… si ma situation veut bien évoluer.

    – Il est où, ce bouton ? que je demande à l’ordinateur de bord.

    – Console B4, bouton E7.

    – Oh, chic, une partie de bataille navale !

    – Qu’est-ce que tu racontes, encore ?

    – Hum… Euh… Où est la console, voulais-je dire ? On n’y voit rien.

    Je sais que ce n’est possible mais à ce moment, je jurerais avoir entendu l’ordinateur soupirer avant de répondre :

    – La console à droite de celle qui te fait face.

    À force de tâtonner, je finis par trouver ladite console, et le bon bouton. Comme par enchantement, la fumée se dissipe.

    À travers le cockpit, je vois à nouveau les étoiles, ainsi qu’une planète ocre en contrebas. Et je me vois moi, y compris le bout de mon nez.

    – Yahou ! De retour dans le monde des vivants ! que je m’écrie, bras levés vers le ciel.

    Une alarme retentit alors et l’ordinateur de bord annonce :

    – Alerte collision. Comme tu as fait n’importe quoi au niveau des coordonnées hyperautoroutesspatiales, le saut programmé devait traverser cette planète… donc on est sorti d’hyperespace pour éviter que cela arrive, mais ça a provoqué une panoplie de pannes à bord.

    – Bah, relançons les moteurs et en voiture Simone !

    – Qui est cette Simone ?

    – Laisse tomber, que je soupire.

    – De toute manière, l’arrêt brutal de la propulsion hyperluminique a affecté quasiment tous les autres systèmes du vaisseau.

    – Genre ?

    – Genre les moteurs subliminiques, l’air, y compris conditionné, la chasse d’eau, les chargeurs d’Ipadphone, le…

    – Qu’est-ce qui marche encore, en fait ? Ça ira sans doute plus vite dans ce sens-là.

    – Le compartiment du frigo qui fabrique des glaçons.

    – OK, que je réponds calmement, avant que la compréhension de notre situation n’atteigne mon cerveau.

    Alors je crie, nettement moins calmement :

    – Je vais mouriiiiiiiiiiiiiiiir !

    – Trop sympa de penser à moi, bougonne l’ordinateur en reniflant de mépris. Tous les mêmes, ces êtres organiques…

    – On va mouriiiiiiiiiiiiiiir ! que je corrige.

    – Je te dirais que je suis ravi de t’avoir connu, que c’est un honneur de mourir à tes côtés, mais je ne suis pas doué pour l’hypocrisie.

    – Et moi, alors ? Tu ne crois pas que j’aurais préféré mourir d’une crise cardiaque en plein ébats avec plusieurs nymphomanes ?

    – Tes centres d’intérêt sont décidément aussi limités que toi, que cet enfoiré me balance.

    – Non mais dis donc, espèce de stupide machine de m…

    – Je te signale, juste comme ça en passant, entre nous, que la gravité de cette planète est en train de nous attirer, et que nous n’avons plus le contrôle de la Kass’rol.

    – Mais… tu ne peux pas réparer ?

    – Je n’ai pas de bras, stupide animal, encore moins de doigts, sinon tu penses bien que j’en aurais levé un en ton honneur depuis longtemps.

    Je me demande ce qu’il veut dire par là, mais pas le temps de m’y attarder : je veux survivre !

    – Et si moi j’allais réparer ? que je propose.

    – Tu as un diplôme d’ingénieur ? Parfait, on a peut-être une chance, alors !

    – Euh… non. Je n’ai aucun diplôme, et je n’y connais pas grand-chose en technologies.

    – Je vois. Tu es du genre à ne savoir que changer une ampoule ou les piles usagées d’une télécommande.

    – La dernière fois que j’ai changé une ampoule, je me suis pris une décharge électrique. Quant à la télécommande… elle ne marche plus depuis que je n’ai jamais pu découvrir par quel tour de Force on ouvre le compartiment des piles.

    – Je vais mouriiiiiiiiir ! crie alors l’ordinateur de bord.

    – Non mais si tu me dis quoi faire, pas de problème, je vais réparer.

    – Ah oui, tiens, je n’y avais pas pensé, qu’il concède.

    Et toc ! L’homme est plus fort que la machine, en plus d’être plus fort que tous ces perfides non-humains qui pullulent dans la galaxie. Non mais oh !

    – Bien, reprend l’ordinateur de bord. Mon diagnostic est posé, je sais précisément ce qu’il faut faire pour remettre les systèmes en route. En dessous de ton siège, il y a la caisse à outils, tu la vois ?

    – C’est bon, je l’ai.

    – Très bien. Prends le tournevis cruciforme.

    – C’est fait !

    – Euh… Comment dire… Ce que tu tiens à la main, ça s’appelle une scie égoïne.

    – Ah oui ? C’est compliqué, aussi, tous ces outils. Ils se ressemblent tous, que je dis pour ma défense.

    – Je sens que c’est pas gagné, commente l’ordinateur de bord.

    – Au fait, où sont les gants ? que je demande. Parce que les outils, je sais ce que ça fait : en cinq minutes, j’attrape toujours des ampoules si je ne porte pas de gants.

    – Non, décidément, vraiment pas gagné…