LXXIV

 

 

    Le lendemain [NDA : bah oui, vous n’aviez quand même pas réellement cru que c’était la fin, quand même ? On ne va pas se quitter si vite, manque encore le grand final…], quand j’ouvre les yeux, j’ai la gueule de bois, genre le plus gros et le plus solide des bois qui ai jamais existé, vitrifié et tout voire renforcé de poutrelles de duracier et protégé par un champ de force de destroyer stellaire.

    L’un des autochtones, qui m’a quelque peu guidé toute la journée d’hier, est toujours là et me sourit de toutes ses… sans doute seize dents puisqu’il a l’air de n’en avoir qu’une de chaque, comme tout bout de leur anatomie.

    Par contre, elles sont super blanches, je suis jaloux quand je songe aux miennes qui sont au mieux couleur ivoire quand je sors de mon détartrage hebdomadaire.

    D’ailleurs, ça fait tellement longtemps que je n’ai pas pu y aller que je n’ose imaginer l’état de mes dents, d’autant que j’en ai perdu quelques-unes au cours de ces dernières semaines de folie.

    – Il est quelle heure ? que je grommelle.

    En tout cas, il est tard, si j’en juge par la luminosité qui m’agresse les pupilles, les iris et tout le reste.

    – Il est quinze heures, ô votre grandeur.

    – Quinze… ? Quinze heures du matin ?

    Il ne répond pas à cette question, ce dont je lui sais gré une fois que j’ai réfléchi à ma connerie. Pour une fois que j’en sors une, on me pardonnera. Et puis je ne suis pas dans mon état normal, ça excuse aussi. Du coup, je change de sujet de conversation.

    – En tout cas, cette petite sauterie d’hier soir était sympa.

    – Oh oui, votre grandeur. Et sur vos ordres, on est prêt à remettre ça quand vous voulez !

    Je manque de vomir en m’imaginant manger ou boire quoi que ce soit, aussi je réponds :

    – On va attendre un peu quand même.

    – Ouf, qu’il soupire, comme de soulagement.

    – Pourquoi « ouf » ?

    – Ben on a quand même mangé quatre mois de réserves de nourriture hier soir, donc si on continuait à ce rythme, je ne sais pas comment on passerait l’hiver. D’ailleurs, la question se pose réellement : je pense que nous ne passerons pas l’hiver, mes réserves ont été trop entamées.

    – Quatre mois, que je répète. Ah oui, quand même. Et du coup, il vous reste des provisions pour combien de temps ?

    – Une semaine, je crois.

    – Seulement ? Waouw, vous avez fait fort ! Et l’hiver arrive quand, sur cette planète ?

    – Dans un mois.

    – Ah. Et comment vous allez faire ?

    – Nous autres qui vivons au village ? On ne va rien faire du tout.

    – Ah bon ? Je ne comprends pas. Vous n’avez donc pas besoin de vos réserves ?

    – Bah si, sinon on meurt de faim, épidémies, malnutrition, guerre civile, toussa : la routine quand les temps sont durs, quoi.

    – OK, mais je ne comprends toujours pas comment vous faites pour reconstituer vos réserves si, comme vous le dites, vous ne faites rien à ce sujet. Ça tombe du ciel ou quoi ?

    – Bien sûr que non, qu’il me répond en s’esclaffant, ce qui me vexe.

    Depuis quand on se moque d’un dieu ? Sale hérétique, t’es pas parti pour faire long feu, toi…

    – Ce sont les actifs du village qui se chargent des réserves, qu’il continue.

    – Ah oui ? Et c’est lesquels, dans le village ?

    – Vous ne les avez pas encore vus, ils sont partis depuis une semaine à la chasse, la pêche et la cueillette. On va espérer qu’ils nous ramènent suffisamment de vivres pour passer l’hiver. Sachant qu’il manquait déjà deux mois de provisions d’avance, il en faut désormais pour six mois. L’hiver est rude par chez nous et dure plutôt longtemps.

    – Maintenant que tu le dis, vrai que je n’ai vu que des enfants ou des vieillards, à l’exception des types armés qui m’ont accueillis… et tu es la deuxième exception.

    – Oui, tous les hommes et toutes les femmes dans la force de l’âge partent plusieurs jours d’affilée pour constituer nos réserves d’hiver, sauf quelques-uns qui restent garder le village. Ce sont eux qui vous ont trouvé.

    – D’accord. Tu es donc un garde, toi aussi ?

    – Ah non ! Moi, je suis chômeur.

    – Ah ? Ça existe aussi chez vous, le chômage ?

    – Bien sûr. Aucune civilisation moderne, progressiste et éclairée ne peut se passer du chômage.

    – À ce point-là ?

    – Bien sûr. Dès que le chômage existe, les gens ont peur de perdre leur emploi. S’ils ne font plus l’affaire et qu’on me propose leur poste, ce sont eux qui se retrouvent au chômage. Donc pour éviter ça, les gens bossent bien.

    – D’accord. Et tu es chômeur depuis longtemps ?

    – Oui, je n’ai travaillé qu’un jour depuis mon passage à l’âge adulte.

    – Un seul jour ? Tu es si mauvais que ça au travail ?

    – Non, je suis juste la pire des feignasses, donc bosser ne m’intéresse pas.

    – D’accord. Et comment tu vis, alors ?

    – Je suis nourri au même titre que les autres improductifs de la société, les trop jeunes, trop vieux ou trop blessés.

    – Et ça ne pose aucun problème à qui que ce soit de t’entretenir par paresse ?

    – Bah non, au contraire. Si je quitte mon rôle, le chômage n’existera plus, donc personne n’aura plus la moindre pression pour bien travailler, la peur de perdre son job n’existera plus. La rentabilité des actifs s’en ressentira, notre croissance sera en berne et ce sera toute notre communauté qui en paiera le prix : récession, famines, épidémies, émeutes sociales…

    – OK, c’est bon, j’ai compris le principe !

    Déjà que j’avais mal au crâne au réveil, ça ne s’arrange pas, là…

    Alors que j’ouvre la bouche pour le congédier histoire de prolonger ma grasse matinée, ou plutôt ma grasse après-midiée, voilà qu’une trentaine d’autochtones, tous armés de lances, pénètrent dans la cabane, l’air pas content, mais alors pas content du tout.

 

    Personne ne les a donc prévenus qu’ils ont affaire à leur tout nouveau tout beau dieu ?

 

    L’un d’eux s’approche de moi, menaçant, et dit :

    – Alors comme ça, ce type est un dieu ?

    – Bah oui, répond mon ami – même si je ne fraye pas avec ces gens-là d’habitude – le chômeur. Regarde : il est pareil que nous mais en mieux : deux bras, deux jambes, deux oreilles, deux narines, le double de dents. Nul ne peut le nier !

    – Et personne ne s’est dit que ce type était tout simplement une erreur de la nature ? Un des nôtres mais né difforme ?

    – Vrai qu’il est très différent de nous…

    – En une soirée, vous avez gaspillé quatre mois de nos réserves pour ce type, tandis que nous, partis au ravitaillement, on en a chié et ramené au bout d’une semaine de galère trois jours de vivres. Ce type causera notre perte !

    – Bah oui mais si c’est vraiment un dieu, il faut bien l’honorer, quand même : c’est le minimum syndical !

    – Je ne suis pas d’accord. Comme je te l’ai dit, à mon œil ce n’est pas un dieu mais un être né difforme. Et tu as déjà pu voir hier soir qu’il sème la zizanie parmi nous, que nous sommes au bord de l’extinction l’hiver prochain, par sa faute.

     – C’est pas faux.

    – Tel qu’il est là, jamais il ne s’intègrera dans notre société, à moins que…

    – À moins que ?

    – À moins qu’on ne le rende normal.

    – Et comment tu vois ça ?

    – Très simple : on lui coupe tout ce qu’il a de trop : un bras, une jambe, un œil, une oreille…

    – Alouette ! intervient l’un des actifs derrière lui.

    Malgré ses efforts et son courroux, il ne parvient pas à identifier l’inopportun, et termine son énumération :

    – On lui coud une narine et on lui arrache la moitié de ses dents.

    – J’avoue que je n’avais pas pensé à ça, et je reconnais que ta théorie tient la route. Reste désormais à trancher : dieu ou anormal ?

    J’ai suivi la conversation. Mais ce n’est que quand elle s’achève que je comprends son enjeu, le temps que mes réflexions passent de neurone sobre en neurone sobre – ce qui prend du temps vu tous les neurones en coma éthylique qu’il faut contourner – jusqu’à me présenter un tableau d’ensemble.

    J’ouvre la bouche pour les convaincre que si, si, si, je vous jure, je suis forcément un dieu tellement je suis un type super et génial, et que c’est même incroyable de ne pas s’en rendre compte, mais l’actif répond déjà au chômeur :

    – On fait comme d’habitude quand un grand débat de société nous divise : un vote. Si la majorité pense que c’est un dieu, on l’honorera à jamais, comme il se doit, et si la majorité pense qu’il est né difforme, on lui coupera tout ce qu’il a de trop afin qu’il puisse mener une vie normale parmi nous.

    J’ouvre encore la bouche, mais d’une part je ne sais plus quoi dire, et d’autre part il y a tellement de vivats beuglés par les autochtones qu’on ne m’aurait de toute manière pas entendu.

    J’entends des « Un vote ! », des « La démocratie est en marche ! », et des « Préparons la campagne électorale ! ».

 

    Si j’ai bien suivi et compris, soit je reste un dieu, soit on me mutile. Gloups. Finalement, c’est pas une si bonne idée que ça de vouloir s’installer définitivement sur cette planète…