LXXIX

 

 

    – Pardon, je voulais dire « bonjour ! ». C’est le gène du poulet qui parle en moi, et ce n’est – tchip ! – pas toujours facile de le contrôler. Vous avez fait bon voyage ?

    – Oui, que je réponds parce que c’est plus simple que de lui raconter les événements récents.

    – Messieurs, qu’il reprend en se tournant vers mes deux amis, félicitations. C’est du très bon travail. Ne me reste plus qu’à vous payer.

    Il extirpe de ses plumes bouffantes un datapad, me fait un clin d’œil et me dit :

    – Vachement pratique, hein, comme rangement de matériel ?

    – Euh. Ouaip.

    Il tapote son datapad, ça fait bip sur celui de Qel, qui l’ouvre et constate que le virement d’un million et demi de crédits impériaux vient d’être effectué sur son compte.

    – C’est un plaisir de faire des affaires avec vous, m’sieur Saint-Lazare, qu’il dit, grand sourire aux lèvres. Si vous avez à nouveau besoin de nous un jour, n’hésitez pas à nous contacter.

    – Tchip ! acquiesce Saint-Lazare.

    Comme on n’est pas des sauvages, Qel et Qyp me donnent des bourrades dans le dos en me serrant dans leurs bras et en me souhaitant bonne chance pour la suite. 

    Je suis aussi ému qu’eux, mais en même temps je n’en mène pas large, à l’odée de rester avec l’autre psychopathe charcuteur de centaines de personnes. Alors je tente mon va-tout et murmure à Qel :

    – Au secours, les gars ! Alertez qui vous voulez sur le lieu où je suis, mais faites-le ! Il faut que quelqu’un me sorte de cet enfer !

    – On va voir ce qu’on peut faire, Cirederf, me fait Qel, les yeux dans les yeux et la main réconfortante sur l’épaule. En attendant, tu nous excuseras mais on a un million et demi à dépenser !

    – Yahoo ! ajoute Qyp, bras levés au ciel. Allez Nomis, à plus ma poule ! Euh, pardon, m’sieur Saint-Lazare, c’est pas ce que je voulais dire.

    – Il n’y a pas – tchip ! – d’offense, répond l’homme-poulet – ou la poule humaine, j’avoue avoir un doute –. Merci encore, messieurs, et bon retour chez vous. Tchip !

    Et ils s’en vont, m’abandonnant à mon triste sort.

 

*

**

 

    Gédéon Saint-Lazare se tourne vers moi, un large sourire aux coins du bec. C’est assez déstabilisant à regarder, d’ailleurs. Il a un regard mi-scrutateur, mi-sadique, mi-content et oui, je sais, ça commence à faire un peu trop de « mi ».

    – Nomis ! Nomis ! Nomis ! Mon cher ami ! Tchip ! C’est un plaisir de vous avoir à mes côtés. Quand j’ai appris vos récentes aventures, je n’ai pas tenu bien longtemps : il fallait absolument que je vous rencontre !

    – Ah ? Bah merci, c’est gentil, que je réponds, encouragé par le fait que décidément, ce Saint-Lazare était bien en train de s’affirmer comme étant un fan.

    Pour une fois, ça fait vraiment plaisir d’être reconnu à sa juste valeur.

    – Il y a en vous… de la – tchip – grandeur !

    – Je l’ai toujours dit et pensé.

    – Un instinct de survie à toute épreuve !

    – Oui, c’est un de mes dons, que j’approuve tout en époussetant ma veste avec une feinte nonchalance.

    – C’est pourquoi vous étiez – tchip – prédestiné à finir ici !

    – Ah oui ?

    – Oui. Tchip. Que savez-vous de moi ?

    – Et bien… que vous êtes un chirurgien.

    Je préfère passer sous silence le reste, les condamnations, les mutilations. Vu qu’il m’a à la bonne, ce serait dommage de le froisser en lui rappelant les quelques broutilles qu’il a sur la conscience.

    – Pas tout à fait, mon – tchip – cher. Je suis un grand chirurgien ! Le plus grand ! Mais vous savez quoi ?

    – Non.

    – Je n’ai jamais été reconnu comme tel. Tchip. Parce qu’on m’a mis des bâtons dans les roues, qu’on m’a traîné dans la boue, tout ça par jalousie. On m’a fermé des portes pour brider mon génie, ma créativité.

    – Ça, ça me parle. C’est un peu l’histoire de ma vie aussi, que j’acquiesce.

    – Exact. Sauf que j’ai un immense avantage sur vous !

    – Ah oui ?

    – Oui. Mon métier, que dis-je, mon sacerdoce : la chirurgie ! Grâce à elle, j’ai pu pendant des années et des années travailler au développement du genre humain, en identifiant ce qui fait le génie, et en le couplant avec le corps le mieux adapté à la survie. Tchip.

    – Le corps de poulet ?

    – Oui.

    – Le corps de poulet ??

    – Bah oui, réfléchissez un peu. Nous autres scientifiques sommes toujours à la recherche de LA réponse à LA question, et la réponse ne peut être à la hauteur de la question uniquement si celle-ci est à la hauteur de la réponse ! Vous me suivez ?

    – Non.

    – Normal, c’est assez pointu, scientifiquement parlant, tchip. Bref, la grande question qu’il fallait se poser pour avancer, c’était : « Qui est arrivé en premier : la poule ou l’œuf ? ».

    – Et la réponse est ? que je demande, un peu perdu.

    – Peu importe ! Voilà la réponse ! Vous vous rendez compte à quelle point elle est adaptée, cette réponse-là ?

    – Pas le moins du monde, que je reconnais, tout en commençant à penser que ce type devrait peut-être être enfermé. Ça n’a pas l’air de tourner trop rond là-haut.

    – La réponse est « peu importe » car en tant que chirurgien, j’ai ouvert de nouveaux horizons qui me permettent de créer des œufs ou des poules, selon mon désir : j’ai donc apporté la plus satisfaisante des réponses à la grande question. « Poule ou œuf ? Ce que j’en décide, na ! ».

    – D’accord, que j’avance prudemment, sans voir pour autant ou il veut en venir.

     – Quand vous étiez petit, vous aimiez les histoires avec des dragons ? Et celles avec des dinosaures ? qu’il demande, sautant du coq à l’âne.

    – Bah… oui, comme tout le monde, je présume.

    – Moi aussi. Et après y avoir beaucoup réfléchi, je pense que c’est notre instinct primaire qui parle, celui du vient du cerveau que certains qualifient de reptilien. Vous voyez le rapport ?

    – Beuh… pas trop, en fait.

    – Reptile, dragon, dinosaure ! Tout est lié, ça ne fait aucun doute ! Pour devenir un être supérieur, un vrai, qui transcende le pauvre hasard de nos naissances, il faut tendre vers ces créatures idéales dont nous sommes issus !

    – Euh… d’accord. Mais que vient faire le poulet là-dedans ?

    – L’oiseau, et par extension la poule, est le descendant des dinosaures. Il a su s’adapter au travers des millénaires pour survivre, démontrant par là-même qu’il a le potentiel pour être l’être supérieur par excellence !

    – Pourtant, un poulet, je ne suis pas certain que ce soit un paragon d’intelligence.

    – Parce qu’il est incomplet ! Alors que si on le couple avec un cerveau humain, c’est là qu’il se transcende, c’est là qu’il se transforme en Homo Superior ! Tchip ! J’ai aidé la nature à créer l’être parfait. Moi-même.

    – Si vous le dites, que je dis prudemment, de moins en moins convaincu.

    – Mais les grands hommes comme moi ne peuvent rester dans leur tour d’ivoire. Il faut qu’ils aident le commun du mortel à s’élever aussi. Enfin, le commun du mortel, il faut le dire vite. Je préfère aider d’abord mes pairs au niveau de l’intellect, et vos récentes aventures, que j’ai suivies – tchip – sur l’holonet au fil de vos errances et de vos ennuis, prouvent que vous êtes sans doute mon égal intellectuellement parlant, vu avec quel brio vous avez déjoué tous les pièges que la galaxie a inlassablement placé sous vos pieds.

    – Ah ? Euh… merci.

    – C’est pourquoi j’ai décidé de vous faire l’honneur incommensurable de devenir le deuxième être supérieur ultime de cette galaxie, avec moi. Je vais vous opérer afin que vous aussi deveniez une poule géante !

    Je ne me demande même pas s’il est sérieux. Son sourire dément, la joie qui déforme son visage pouletique (oui, ça n’existe pas et oui, je m’en fiche) ne laissent aucune place au doute : il y croit à mort.

 

    Moi, nettement moins.