Clair-obscur

Avesh Vèntorqis était né quinze ans auparavant, et était issu d’une vieille lignée patricienne Sith, l’une des dernières à ne pas avoir mélangé son sang pur avec celui des serviles Massassi. L’importance de son clan étant toute relative, pour ne pas dire marginale, il rappelait souvent à ses interlocuteurs l’origine glorieuse de ses aïeux. Il descendait en effet en ligne directe des anciens Jedi qui, lors du Grand Schisme, avaient dû partir en exil après avoir renié les valeurs fondamentales de l’Ordre Jedi.
Mais au fil des siècles, le clan des Vèntorqis s’était étiolé, et Avesh s’en retrouva le dernier représentant peu après sa naissance, quand ses parents furent assassinés par des seigneurs Sith qui n’avaient jamais été identifiés.
Il eut néanmoins de la chance : son clan avait toujours fait preuve d’une loyauté indéfectible envers le Seigneur Simus, et celui-ci avait pris le nouveau-né sous son aile. Il fut élevé en futur seigneur, et intégra bien vite les préceptes qui dirigeaient la vie des Sith. Il survécut à plusieurs conspirations d’autres seigneurs subalternes, et se montra impitoyable dans les représailles qu’il exerça. Il était capable de tenir tête à ses rivaux, mais n’était pas assez fou pour tenter de s’attaquer à plus puissant que lui.
Il n’était pas non plus dépourvu d’ambition : sous l’égide de son seigneur, il comptait bien récolter les fruits de sa fidélité, et se faire une place parmi les grands. Respectueux de ses aînés, tyrannique avec leurs esclaves massassi, et se plaçant systématiquement sur un pied d’égalité avec ses pairs, il était un seigneur Sith en devenir. Il avait surtout conscience que son ascension sociale prendrait des années, mais il connaissait depuis longtemps les vertus de la patience.
Les événements récents avaient été pour lui un mélange d’excitation et de crainte : la prise de pouvoir de Naga Sadow laissait augurer un nouvel âge d’or pour son peuple, surtout quand il avait annoncé qu’ils allaient prendre leur revanche sur la République, leur ennemi séculaire. Mais Simus, son maître, avait été tué par les jumeaux Daragon, ces deux espions envoyés par la République. Son cœur criait vengeance, et il également inquiet pour son avenir : sans son protecteur, il se retrouvait dans une situation très précaire politiquement parlant. Il n’avait qu’une seule chance de s’en sortir, à savoir prouver sa valeur lors de l’invasion. C’était le moment ou jamais de se faire une place au soleil.
Lorsque les préparatifs de guerre furent bien avancés, il se vit confier le commandement d’une escouade d’une cinquantaine de Massassi. Ils feraient partie des forces d’invasion de Coruscant.


***

– Soyez tous prêts, nous allons sortir d’hyperespace d’un instant à l’autre, fit la voix du pilote dans l’intercom du vaisseau de guerre.
À ces mots, Avesh Vèntorqis défit son harnais et se leva tant bien que mal dans l’habitacle bas de plafond qu’il partageait avec ses soldats. Il balaya d’un regard froid et dur sa cinquantaine d’hommes, serrés les uns contre les autres. Ses fiers guerriers Massassi à la peau rouge étaient aussi impatients que lui d’en découdre avec ces moutons de la République.
À l’unisson de l’excitation réfrénée à grand-peine qui parcourait les rangs de ses hommes, son cœur battait la chamade, mais il n’en montra rien : au cas fort probable où Naga Sadow avait des espions à bord, il devait se montrer irréprochable. Il arbora un sourire cruel, tout en ceignant son crâne de son casque, surmonté de deux cornes proéminentes qui pointaient vers l’avant. Il plia lentement les articulations de sa main gauche, sur laquelle il avait enfilé son gant de pouvoir, artefact issu de la magie Sith : composé de petites plaques métalliques de couleur noir brillant, il s’ornementait d’un rubis permettant de focaliser la Force, et donc d’augmenter ses pouvoirs de sorcier.
Un léger soubresaut agita brièvement le navire, et la sourde litanie des moteurs changea d’octave, signe qu’ils venaient de réintégrer l’espace normal.
– Seigneur Vèntorqis, les capsules de combat seront larguées dans trente secondes, reprit le pilote.
– Parfait, répondit l’interpellé.
Avesh Vèntorqis resta debout et mit la Force à contribution pour assurer la stabilité de sa position, avant de dégainer son imposante épée.
La capsule de combat fut larguée dans un fracas assourdissant et ses occupants furent secoués en tous sens, à l’exception d’Avesh, stoïque. La descente lui parut interminable, et les coups sourds de canons-blasters se firent entendre à l’extérieur. C’était le point le plus délicat, celui qu’il ne maîtrisait pas du tout : un coup au but de la part des défenses de Coruscant et ses ambitions prendraient fin… ainsi que sa vie.
Quelque chose percuta violemment la capsule, qui se mit à tourbillonner sur elle-même. À l’intérieur, les occupants furent jetés dans tous les sens, se télescopant ou heurtant les parois. Il y eut des cris et des grognements de douleur. Avesh ne fit pas exception à la règle et faillit s’empaler sur l’épée d’un de ses hommes, avant de s’écraser sur un panneau de contrôle.
Sonné, il lui fallut quelques secondes pour récupérer. Au moment où les points noirs qui dansaient devant ses yeux se dissipaient, une lumière aveuglante jaillit au-dessus de sa tête, et des bruits de bataille parvinrent à ses oreilles bourdonnantes.
Via la télékinésie, son épée surgit de sous un guerrier Massassi inerte et vint se loger dans sa main tendue. La capsule avait été touchée juste avant d’atterrir, mais le pilote avait eu le temps de déclencher l’ouverture de la soute, d’où la lumière vive qui inondait le compartiment.
Il bondit à l’extérieur en lançant un farouche cri de guerre. Il eut un temps d’hésitation en voyant le chaos dans lequel il allait se jeter.

La zone d’atterrissage encerclait le Sénat de la République. Avesh vit des dizaines de capsules de combat atterrir. D’autres, en flammes, s’écrasaient sur des bâtiments, qui s’écroulaient comme des châteaux de cartes. Le ciel était constellé de croiseurs de guerre, qui échangeaient des tirs violents. Les yeux brillants d’excitation, il se délecta du spectacle des ruines fumantes, des incendies, et des guerriers Massassi qui chargeaient aveuglément, tous tendus vers un seul but : prendre le Sénat.
D’innombrables débris s’abattaient sur la zone, boules de feu et de métal tordu qui peu de temps auparavant étaient encore des vaisseaux. Si Avesh se focalisait sur cette pluie de métal en fusion qui pouvait mettre un terme à sa vie en un instant, il risquait d’en rester tétanisé de peur, aussi en fit-il abstraction.
Il se laissa tomber au sol, épée à la main, et aboya sur ses hommes trop lents à le rejoindre. Il planta son arme dans le sol et l’enveloppa de la Force : de multiples flammèches bleues jaillirent du sol et enveloppèrent la lame. Ainsi renforcée, elle serait désormais capable de trancher n’importe quoi, et de tenir le choc face aux sabres-laser des Jedi.

– Sadow ! cria-t-il en pointant son épée vers le ciel.
Et il chargea à travers les ruines et les volutes de fumée épaisse, suivi par ses hommes, qui hurlèrent à qui mieux mieux leur soif de sang.
Du point de vue d’Avesh, la situation était très simple : ils allaient charger et s’emparer du palais après avoir écrasé toute résistance. Il n’avait pas pensé une seconde aux à-côtés, aux péripéties et événements qui composaient réellement une bataille. Il allait vite en faire l’expérience amère.

La Force l’avertit d’un danger et il perçut la présence de soldats ennemis, cachés quelque part derrière des pans de murs écroulés. Il n’eut pas le temps d’avertir ses Massassi que des gardes républicains dévoilèrent leur position en les arrosant de tirs de blaster. Il se jeta derrière la carcasse d’un landspeeder et cria à ses hommes de se mettre à l’abri, mais sa voix ne porta pas assez, étouffée par les puissantes déflagrations des armes ennemies.
Une bonne partie de ses hommes se fit hacher menu par les lasers : certains furent transpercés de part en part, d’autres démembrés. Des flots de sang noirâtre constellèrent les peaux rougeaudes, et des odeurs de chair carbonisée et d’ozone assaillirent le nez d’Avesh. Des larmes coulèrent de ses yeux agressés par la fumée.
Il était éberlué et n’osait plus bouger. Il avait entendu parler de ces « blasters » mais ne les avait jamais vus à l’œuvre. La position du Sénat lui parut soudainement inexpugnable, défendue par de telles armes. Il reprit ses esprits : il devait agir, il était un Seigneur Sith ! Il jeta un œil par-dessus la verrière explosée du landspeeder pour repérer leurs ennemis, et un tir de blaster le toucha aussitôt à la tête.
Il crut que son crâne allait exploser, tandis qu’une chape de chaleur infernale lui enserrait la tête. Fébrilement, il se débarrassa de son casque et le jeta au sol, haletant. Les cornes du casque avaient disparu, et une bonne moitié de la protection était cabossée et noire de suie. Le sang martelait ses tempes, et bien qu’il n’eût pas été touché, sa tête bourdonnait.
Avesh ne comprenait plus rien. Les choses n’auraient pas dû se passer ainsi. Les républicains auraient dû être terrifiés par l’attaque dévastatrice et céder à la panique. Or ils semblaient prêts à se défendre avec acharnement, prêts à tenir leur position coûte que coûte.
Avesh avait l’impression de devenir sourd, à force d’entendre des explosions, des cris de douleur et d’agonie, et tout cela l’empêchait de penser clairement. Il reprit courage en voyant une haute silhouette s’avancer derrière ses hommes. À travers l’omniprésente fumée, il ne put identifier l’être, mais son casque à cornes indiquait un seigneur Sith. Il pensa aux conséquences pour sa carrière si l’autre le trouvait là, terré derrière le landspeeder, et cela le décida à réagir.
Il poussa un cri de guerre en se redressant, exhorta ses hommes à aller de l’avant à sa suite, et chargea sans s’assurer que ses troupes survivantes le suivaient. Il avait beau courir sur l’ennemi, l’esprit vide de toute pensée cohérente, sa seule motivation était de fuir. Fuir une situation qui lui échappait complètement, un chaos indescriptible dans lequel il n’était rien d’autre qu’un misérable amas de chair prêt à se faire disloquer d’un instant à l’autre.
Une pluie de tirs s’abattit sur son escouade. Instinctivement, il se protégea derrière son épée, et vit avec autant de surprise que de soulagement que son arme déviait les projectiles énergétiques.
– En avant ! beugla-t-il.
Se rendant compte qu’il pourrait peut-être survivre, il avança avec plus de circonspection, concentré sur les tirs qui l’assaillaient. Il replongea dans sa catatonie intellectuelle quand il se rendit compte que ses hommes et lui n’arriveraient pas à franchir l’espace dégagé qui les séparait des républicains. La seule pensée qui traversa les méandres de son esprit brumeux était qu’il fallait continuer à avancer, jusqu’au bout.
À cinquante mètres de là, une capsule percuta un bâtiment industriel, qui explosa en faisant trembler le sol. L’onde de choc fut telle que tous les combattants se retrouvèrent à terre, et une pluie de métal en fusion s’abattit sur la zone.
Il vit un Massassi ramper vers lui, à à peine deux mètres de sa position. L’esclave avait eu les deux jambes sectionnées au niveau des cuisses, mais seule la fureur se lisait sur son visage, tandis qu’il continuait à avancer. Il est foutu, pourquoi continue-t-il ? Qu’est-ce que ça lui apporte ? se demanda Avesh, sidéré. Les Massassi n’avaient-ils donc aucun instinct de survie ? Ou se montraient-ils plus courageux que lui, leur vie passant après la réussite de leur mission ? Le destin, ou la mort, ou le simple hasard peut-être, lui apporta un commencement de réponse. Un bloc de permabéton se détacha d’un immeuble voisin et tomba droit sur le Massassi. Avesh ne parvint pas à détacher les yeux de la scène : l’esclave se transforma en un amas de pulpe sanguinolente, et des morceaux de chairs l’éclaboussèrent en même temps que les alentours.

Il se redressa, les jambes flageolantes. Ne songeant même plus à se protéger, il regarda autour de lui. Spectacle de désolation, de mort et de fin de monde. Il n’y survivrait pas, aucun doute là-dessus. Immobile et les yeux écarquillés, de la salive coulait de sa bouche entrouverte. Comme dans un rêve, il vit trois Massassi s’en prendre à autant de soldats républicains. Sans une pensée pour leur propre sécurité, ils ne songeaient qu’à obéir aux ordres de leurs maîtres : l’un d’eux égorgea un soldat avec ses dents, avant de s’écrouler, le crâne carbonisé par un tir de blaster à bout portant. Un autre éventra un soldat avec ses griffes, et se mit à fouailler dans ses entrailles, tandis que l’humain le lardait de coups de vibro-dague. Ils tombèrent ensemble et furent bientôt inertes. Le dernier guerrier des Sith empoigna le bras d’un soldat, et le tordit violemment dans un craquement de mauvais augure. L’humain hurla et son bras retomba, désarticulé. Le Massassi le saisit par le col et le pantalon, avant de le soulever de terre et de le tenir à bout de bras, au-dessus de sa tête. Tandis que le soldat implorait la pitié de son agresseur, ce dernier l’empala sur l’arête tranchante de la carrosserie d’un landspeeder en feu.

Un de ses hommes, si obnubilé par son envie, son besoin d’en découdre avec l’ennemi, courait vers le Sénat. Une de ses mains était plaquée sur son ventre, pour retenir ses entrailles qui menaçaient de se déverser à terre. Le Massassi bouscula Avesh sans le voir. Ce dernier tomba à terre et ne se releva pas. Il se mit à trembler de partout et émit des marmonnements incompréhensibles. Il rampa sans but, avant de tomber dans un trou masqué par des débris branlants. L’endroit était petit et assez sombre, et les bruits de la bataille furieuse au-dessus de sa tête étaient assez assourdis pour qu’il ait l’impression de se retrouver dans un cocon de paix.
Il se mit en position du fœtus et des gémissements sourds, sur lesquels il n’avait aucun contrôle, sortirent de sa bouche, pendant ce qui lui parut être une éternité.


***

Memit Nadill parcourait inlassablement les ruines de la capitale, à la recherche de survivants à aider. Il n’avait pas pris de repos depuis la veille. Dès que les forces des Sith avaient été défaites, ses amis Jedi et lui-même avaient mis à la disposition de leurs alliés leurs talents de guérisseurs. Il se reposerait quand il serait certain qu’il ne restait plus personne d’enseveli vivant quelque part.
Il laissait la Force le guider, tandis qu’il se frayait un chemin à travers les débris qui encombraient les abords du Sénat. Il sentit soudainement une présence entrer dans le champ de ses perceptions, potentiellement puissante dans la Force. Il alla droit dessus et, utilisant la télékinésie, dégagea l’endroit, lentement pour ne pas ensevelir l’être qui se trouvait sous l’amoncellement.
La lumière du jour envahit le trou, et Memit Nadill vit un jeune humain au fond, qui leva vers lui des yeux vides. Sa tenue indiquait clairement son appartenance aux rangs des Sith, ainsi que le gant à sa main gauche, artefact qui semblait suinter d’énergie obscure. Mais l’humain était différent, le Jedi le sentait. Clair-obscur, en quelque sorte. En tout cas, pas une source de danger. Nadill s’accroupit au bord du trou et lui demanda doucement :
– Qui es-tu, mon garçon ?
– Je…je ne sais pas. Mon nom est Avesh Vèntorqis. Je suis né seigneur Sith mais…je crois que je n’en suis pas un. Vous allez me tuer ? demanda-t-il anxieusement.
Nadill contempla longtemps l’adolescent. Il n’était rien de plus qu’un enfant, lancé au beau milieu d’une guerre qu’il n’était pas capable d’appréhender. Il avait beau être en état de choc, Nadill sut que son éducation avait été balayée d’un coup, comme s’il s’était rendu compte que toute sa vie, il avait fait fausse route. Le Mal inhérent à tout utilisateur du Côté Obscur de la Force était encore présent dans l’adolescent, mais tenu sous bonne garde.
– Tu n’es pas fait pour être Sith, mon garçon, reprit Memit Nadill. Tourne le dos à ton passé et viens avec moi, les Jedi peuvent t’aider.
Avesh se leva lentement et s’aida de la main tendue du Jedi pour s’extirper du trou. Ils se contemplèrent en silence, puis Nadill désigna le gant de pouvoir :
–Tu n’auras plus l’utilité de cet objet, désormais.
Avesh amena le gant au niveau de ses yeux. Une connexion existait toujours entre eux. L’artefact Sith réclamait du sang, des émotions violentes, et le jeune Sith sentit le Mal en lui se tendre vers l’objet. Il se plongea dans la Force, enveloppa en pensée tout ce qui faisait de lui un Sith, avant de déverser le tout dans le rubis du gant.
Un gémissement, qu’Avesh crut venir du gant, se fit entendre dans son esprit, et le gant de pouvoir se mit à palpiter et à dégager une forte chaleur. Il l’enleva prestement et la douleur décrut, même si des cloques apparurent sur sa main.
Memit Nadill ôta la cape des épaules d’Avesh et s’en servit pour emmailloter le gant, en prenant bien garde à ne pas le toucher directement. Posant une main sur l’épaule de l’adolescent, il lui dit :
– Viens avec moi, mon garçon. Il se pourrait que ta voie soit celle des Jedi.