Chapitre III : Le Général en Chef de la Légion Mauve

La colonne de cavaliers s’étirait lentement dans la brume matinale. Vhondé était courbaturée de partout, mais aucune plainte n’avait franchi ses lèvres. Ni le moindre mot, d’ailleurs.
Elle s’était renfermée sur elle-même, indifférente à son environnement. À quoi bon se révolter, de toute manière ? Elle était et ne serait jamais rien d’autre qu’un pion sur l’échiquier politique.
Les dieux lui avaient fait payer le prix fort pour s’être détournée de son devoir, de ses obligations. Il ne lui restait plus rien désormais. Ou presque. Elle portait un enfant. Mais y penser avait cessé de la réjouir depuis bien longtemps. Par sa faute à elle, il serait condamné à vivre dans une prison dorée. Pire encore, il serait élevé par des Bilipossiens, il épouserait leurs valeurs et les ferait siennes. Lui, un enfant du Lacteng par le sang !
Comment le destin pouvait être aussi cruel ? Quelle malédiction planait sur Vhondé, la condamnant à la privation de sa liberté ? Elle n’était même plus sûre de savoir à quand remontait son dernier moment de bonheur.
De toute manière, elle ne voulait plus y penser. Les jours heureux étaient derrière elle. Définitivement. Le reste de sa vie ne serait qu’une lente déchéance jusqu’à la fin. Au point où elle en était, cela ne changerait rien. La rébellion même était inutile. Elle mourait de l’intérieur. En avait conscience. Et ne trouvait pas la force de lutter. Que tout s’arrête. Enfin. Tel était son seul vœu.

Droit comme un « i », fier comme pas deux, Seronn se pavanait et il avait de quoi. Grâce à la prévenance des cavaliers qui les encadraient, il avait eu le droit de chevaucher un cheval, seul. Depuis le temps qu’il en rêvait !
Si ses amis d’enfance avaient pu le voir, comme ils auraient été contents pour lui. Il avait été frappé, insulté, enchaîné, retenu prisonnier. Certes, il était encore prisonnier, techniquement parlant, mais l’être sans entrave, en plein air et monté sur un cheval, lui donnait une illusion de liberté dans laquelle il se complaisait allègrement.
Il s’imagina chevaucher avec des compagnons, des amis. Qui sait, peut-être le ferait-il un jour ? Peut-être serait-il appelé « capitaine Seronn » ? Cette idée le fit sourire. Comme la vie était belle ! Comme il avait bien fait de partir à l’aventure ! Jusqu’ici, elle ne l’avait jamais déçu !

Jemril se retenait d’exploser de rage. Lui, un guerrier tilmandjo de rang important, se retrouvait pris entre le marteau de Lacteng et l’enclume de Bilipossa, les ennemis de son peuple. Les paroles du chef des cavaliers repassaient en boucle dans son esprit. Maudite Lerila ! Comment la Souveraine de Bilipossa osait-elle penser que les Tilmandjos privés de leur chef légitime ne seraient pas capables de se défendre face à ses armées ? Les Timandjos avaient toujours été moins nombreux que les Lactengais et les Bilipossiens, mais ils compensaient ce handicap par leur science de la guerre.
Néanmoins… Néanmoins… Jemril se devait de reconnaître que Lerila avait raison sur un point : jamais son pays n’avait été aussi vulnérable. Quand Osterren, Général en Chef de la Légion Mauve, titre officiel porté par le roi de Tilmand, avait disparu, ses partisans avaient demandé à Jemril, le jeune frère d’Osterren, de prendre la tête du royaume.
La succession au trône n’avait pourtant rien d’héréditaire. Tilmand était avant tout une armée. Elle avait été celle du royaume de Narvilone, des siècles auparavant. Le Général en Chef désignait son successeur parmi les membres de son état-major. Sauf que dans le cas présent, non seulement Osterren avait mystérieusement disparu, mais ses instructions en cas de vacance du pouvoir également…
Jemril s’était tout naturellement retrouvé à la tête des gens d’Osterren, mais tous les officiers, importants ou non, capables de fédérer des troupes s’étaient vite opposés les uns aux autres, chacun estimant être le meilleur candidat au poste.
Jemril avait vu les conflits verbaux dégénérer en affrontements physiques puis armés. L’unité de la nation tilmandjo était mise à mal. Ne lui restait que deux options : prendre part aux conflits, en espérant écarter tous les autres seigneurs de guerre afin de pouvoir monter sur le trône, au prix de fleuves de sang. Il avait choisi l’autre voie possible : disparaître à son tour pour éviter d’ajouter au chaos grandissant.
Les plus fidèles parmi les partisans de son frère l’avaient suivi en exil. Mais alors que Jemril n’aspirait qu’à attendre que la paix revienne, ses hommes décidèrent de se tenir prêts à marcher sur Tilmand, dès qu’il aurait changé d’avis sur la conduite à tenir…
Ils s’étaient dispersés, seuls – tel Delental – ou par groupes de trois maximum, dans les centaines de villes et de villages disséminés à travers les micro-royaumes du sud. Attendant vainement le signal de la reconquête.

Revenant au présent, il fusilla du regard le dos de Vhondé, dont le cheval précédait le sien. L’exutoire à sa colère était tout trouvé. Il en profita.
– Dis-donc, Vhondé, tu t’es bien fichu de nous avec tes histoires de père riche propriétaire terrien ! Princesse du Lacteng, hein ? Si cela ne tenait qu’à moi, Lacteng comme Bilipossa seraient rayés de la carte de Galéir !
Vhondé était lasse. Elle n’avait ni la volonté de se retourner vers son accusateur, ni la force d’élever la voix.
– Tu as toi aussi pris grand soin de ne rien nous révéler de ta propre histoire. Je n’ai aucune leçon à recevoir de toi.
Il continua à vitupérer sans obtenir la moindre réponse, ce qui ne fit rien pour le calmer, au contraire. Il se tourna vers le cavalier qui le suivait. Seronn.
– Et toi, bougre d’imbécile ! Tu voyages avec la princesse de ton propre royaume et tu n’es même pas capable de la reconnaître ?
– À vrai dire, répondit Seronn avec un sourire contrit, je n’ai pas pour habitude de fréquenter la cour royale de Lacteng. J’avais juste entendu dire que la princesse était belle. Et je ne l’imaginais pas fréquenter un autre lieu que le palais de Féénaur.
– Et c’est quoi cette histoire de fuite avec un amant ? Ta princesse est une roulure ? Visiblement, son amant a été plus malin puisqu’il s’est carapaté sans elle !
– Tes paroles ne sont guère gentilles, mon ami. Vhondé est notre amie, nous devons l’aider et la soutenir.
– Ça me ferait mal ! Elle vient au contraire de prendre place parmi mes ennemis mortels !
– La colère te fait dire n’importe quoi, Jemril, répondit Seronn avec douceur. Tu sais que j’ai raison, que Vhondé compte pour nous autant que nous comptons pour elle. Quand tu te seras calmé, tu seras le premier à l’admettre.
Jemril se tut. Ce type était plus que jamais désespérant. Autant parler à un mur ! Seronn reprit la parole.
– Tu as prononcé d’étranges paroles tout à l’heure, Jemril.
Celui-ci grogna une réponse inintelligible.
– Tu as parlé de l’éradication de Lacteng et de Bilipossa.
– Et alors ? cracha Jemril.
– Seul un ennemi de ces deux royaumes parlerait ainsi. Ne serais-tu donc pas Tilmandjo ?
– Quand bien même, cela ne te regarde pas !
– Il y a vraiment une guerre civile dans ton royaume depuis la mort du général en Chef ?
– Rien ne prouve qu’Osterren soit mort !
– Osterren ? s’étonna Seronn.
– C’est le nom du général, imbécile ! Suis un peu !
– Le général s’appelle Osterren ?
Jemril ne prit la peine de répondre.
– Toi et lui ne seriez pas liés par le sang, par hasard ? Maintenant que j’y pense, il y a une certaine ressemblance entre vous. Vous avez les mêmes pommettes, le même nez et les mêmes yeux. Et il est roux, comme toi, même si ses cheveux ne frisent pas et qu’il les porte longs.
Abasourdi, Jemril bredouilla :
– Tu… connais… Osterren ?
– Ça fait un certain temps maintenant que je voyage à travers Galéir. Et j’ai croisé un Osterren qui te ressemblait il y a quelques mois. Très sympathique. Le pauvre, quand j’y pense…
– Quoi, le pauvre ? Tu sais ce qui lui est arrivé ? Mais parle donc, bougre de lent d’esprit !
– Il a été fait prisonnier par un gardien des eaux. J’aurais voulu l’aider mais je ne connais pas la magie, ni de mage qui manie les Éléments.

Jemril se détourna de Seronn, une tempête furieuse mugissant sous son crâne. Osterren était en vie ! Et Seronn savait où le trouver ! C’était… sidérant. Au bout d’un long moment d’introspection, Jemril se retourna vers Seronn :
– Tu saurais retrouver l’endroit où Osterren a été fait prisonnier ?
– Oui-da !
– Je compte aller le sauver. Tu es avec moi ?
– Avec le plus grand plaisir, mon ami ! Je me suis promis de l’aider !
– Parfait. Première étape : fausser compagnie à nos hôtes