Onzième partie

Dès que les villageois aperçurent à leur tour les cavaliers qui convergeaient vers eux, ils se répandirent spontanément en cris de joie. Leurs vivats sidérèrent Jemril, Seronn et Vhondé : qui étaient donc ces nouveaux venus ?
Si ceux-ci avaient galopé dans les premières dizaines de mètre de la pente menant au village, ils ralentirent l’allure en même temps que le terrain se faisait moins abrupt.

L’enthousiasme des villageois ne retombait pas. Leurs trois prisonniers captèrent des exclamations qui les renseignèrent quelque peu sur les cavaliers :
– Les prophètes sont de retour !
– Ils nous avaient prédit que la déesse viendrait !
– Ils sont venus nous récompenser pour avoir accueilli et veillé sur la déesse !
Alors que Vhondé, inquiète, et Seronn, ravi de cette ambiance festive, n’y comprenaient goutte, l’inquiétude gagna Jemril. Il avait gardé en tête les paroles de Delental concernant la troupe de mercenaires à l’origine de la capture de Vhondé. C’était eux qui avaient laissé au vilage le portrait de sa compagne de route, en faisant miroiter sa grande importance.
Ce que ces villageois frustres et obtus avaient interprété en faisant de Vhondé l’incarnation de Galissa, leur déesse.
Restaient plusieurs questions de taille : que voulaient donc ces mercenaires à Vhondé ? Qui était-elle réellement ? Et quel sort ces types réservaient-ils aux villageois… ainsi qu’à lui-même et à ses compagnons ?
Quoi qu’il en soit, tout cela ne disait rien qui vaille à Jemril… Il s’avisa qu’aucune sentinelle n’était venue avertir les villageois de l’arrivée des cavaliers, alors que toutes les routes étaient constamment surveillées pour prévenir une éventuelle fuite de leurs hôtes forcés. À ses yeux, leur élimination ne faisait aucun doute.

Les cavaliers avançaient au pas, ce qui rassura quelque peu Jemril. Ils n’allaient peut-être pas anéantir tout le monde. Peut-être…
Dans le doute, il se rapprocha peu à peu d’un villageois portant un vieux sabre ébréché à la ceinture. S’il le fallait, il se débarrasserait de l’homme et lui volerait son arme. Même si les cavaliers l’emporteraient sans nul doute en cas de combat, Jemril n’était pas de la race des moutons. Il ne mourrait pas sans défendre chèrement sa peau.

Vhondé se demandait qui était ces cavaliers si populaires auprès des villageois, et ce qu’ils venaient faire là. Il y avait peu de chances que, contrairement aux autochtones, ils voient en elle une déesse.

Quant à Seronn, il trouvait que les montures des arrivants étaient superbes. Comme il aurait voulu en posséder une, lui aussi ! Il était sous le charme. Son homonyme de père n’avait jamais possédé de cheval, au grand dam de Seronn. Il préférait les poules, qu’il possédait par dizaines et à qui il parlait inlassablement, attendant des réponses qui ne venaient jamais. S’il soutenait mordicus que certaines poules avaient le don de parole et qu’un jour, l’une d’entre elles lui répondrait, il en fut pour ses frais. Aucune poule, du moins parmi son élevage, ne lui parla jamais.
Après sa mort, Seronn fils avait confié l’exploitation familiale à un voisin et ami, afin de répondre à l’appel de l’aventure. Avant de partir, il avait failli s’acheter un cheval, animal qui l’avait toujours fasciné par sa beauté et sa noblesse. Il s’était finalement ravisé. Un cheval coûtait très cher, et vendre une partie du cheptel ou des terres aurait affaibli la capacité du voisin à faire fructifier l’exploitation. Il aurait été dommage pour Seronn de découvrir son héritage dilapidé à son retour…

Les cavaliers s’avancèrent au milieu des villageois en liesse. Jemril s’inquiéta un peu plus : la plupart arboraient un air peu amène, et les autres souriaient narquoisement.
L’homme à leur tête arrêta son cheval devant une Atepis rayonnante de bonheur.
– Messeigneurs prophètes, c’est un honneur sans borne de vous compter parmi nos invités !
– Prophètes ? répéta le cavalier, avant de murmurer : bande de dégénérés…
Il fit signe à l’un de ses hommes. Un carreau d’arbalète se planta dans l’œil droit d’Atepis. L’enthousiasme général mourut en même temps que la cheftaine du village. Dans un silence sépulcral, son corps sans vie s’écroula au sol.

– Le premier qui bouge passe l’arme à gauche, c’est clair ? enchaîna le chef des cavaliers.
Les villageois échangèrent des regards perplexes. Comment Atepis avait-elle pu être tuée, alors que le village bénéficiait de la protection de leur déesse ? Des murmures naquirent parmi la foule des autochtones. Les opinions se répandirent, et les raisonnements aboutirent à une conclusion unanime : ils avaient été trompés. S’ils avaient eu la vraie déesse à leurs côtés, jamais le carreau de l’arbalète n’aurait pu faire le moindre mal à Atepis. Leur soi-disant déesse n’était donc qu’une usurpatrice.
Le brouhaha coléreux monta de la foule. Sans s’être concertés, Jemril et Seronn se retrouvèrent de part et d’autre de Vhondé, prêts à la protéger en cas de grabuge. Jemril fut surpris de se retrouver là : il n’avait même pas réfléchi avant de rejoindre Vhondé. Aussi troublé qu’irrité contre lui-même, il se concentra sur l’essentiel : garder un œil méfiant sur les villageois, et être prêt à réagir à la moindre agression.

Les cavaliers eux aussi étaient parés à toute éventualité. Des dizaines d’arbalètes étaient pointées sur la foule hostile. D’autres avaient dégainé leurs épées, lances et autres sabres.
– Je n’ai rien contre vous, énonça le chef des cavaliers sur un ton sans réplique. Mais si l’un d’entre vous a le malheur de faire mine de lever la main sur cette femme, dit-il en montrant Vhondé du doigt, je vous extermine tous jusqu’au dernier, femmes, enfants et vieillards inclus. Alors reculez et laissez la passer.
Escortée par ses deux compagnons de route, Vhondé avança d’un pas hésitant, tout en s’efforçant de chasser les tremblements de peur qui ondulaient en elle. Jemril jetait des regards hargneux autour de lui, prêt à en découdre. Seronn était serein : les villageois seraient idiots de s’opposer aux cavaliers. Ils avaient tout à y perdre. Sa nature optimiste lui soufflait que tout allait bien se passer.

– Montez avec moi, princesse, dit le chef des cavaliers une fois que Vhondé fut arrivée jusqu’à lui. Vous deux, reculez, fit-il à Jemril et Seronn.
– Ils sont avec moi, répliqua Vhondé.
Le chef hésita brièvement, avant d’acquiescer. Il n’avait qu’une hâte : quitter les lieux le plus vite possible. La tension extrême qui régnait entre ses hommes et les villageois risquait de dégénérer d’un moment à l’autre. Continuer à évoluer sur le fil du rasoir ne pouvait que conduire à la catastrophe.
Dès que Vhondé, Jemril et Seronn furent chacun montés derrière un cavalier, le chef donna le signal de départ. Son cheval se faufila parmi ceux de ses hommes, qui s’empressèrent de refermer la brèche. Les uns après les autres, les cavaliers firent demi-tour. Ils se lancèrent au galop quand les villageois, ayant retrouvé un peu de courage en même temps que les cavaliers quittaient les lieux, se mirent à leur lancer des pierres, et à crier leur dépit et leur rage.

Quelques minutes plus tard, le chef des cavaliers ordonna une halte. Il fit descendre les passagers des chevaux, les toisa froidement et annonça :
– Princesse Vhondé, héritière du royaume de Lacteng. Cela fait longtemps que je vous cours après.
– Il m’est arrivé toutes sortes de problèmes, répondit Vhondé en souriant. Quoi qu’il en soit, grand merci, monsieur. Vous nous avez sauvés. Soyez certain que mon père saura être généreux au vu de vos actes.
– Votre père ?
– Oui, mon père, Féénaur, vingt-huitième du nom, roi de Lacteng. C’est bien lui qui vous a envoyé me chercher, n’est-ce pas ?
Le ricanement des cavaliers lui donnèrent la réponse glaçante. Le chef des cavaliers sourit lui aussi, une lueur malveillante dans les yeux :
– Dès que vous avez disparue il y a six mois, j’ai reçu pour tâche de vous retrouver. Mais ne vous méprenez pas : ce n’est pas votre père qui m’envoie. Savez-vous ce qu’il a fait après votre fugue ?
– Non, je l’ignore.
– Il vous a répudiée.
– Quoi ? Mais…
– À quoi vous attendiez-vous, princesse ? Votre destin était tout tracé : vous deviez monter sur le trône à la mort de Féénaur, vous marier avec un noble lactengais, pour une union organisée depuis votre plus tendre enfance, or qu’avez-vous fait ? Il y a six mois, vous avez couché avec le premier aventurier venu. Pire, vous vous êtes enfuie avec lui. Féénaur s’est estimé trahi. Non seulement il vous a répudiée, mais figurez-vous qu’il vient de se remarier. Apparemment, il est fermement décidé à avoir d’autres héritiers.
Vhondé fut incapable d’articuler une parole. Jamais elle n’aurait pensé que les choses puissent aller si loin. Une fois de plus, elle s’en voulut d’avoir fait preuve de tant de naïveté. Elle s’était imaginée rentrant au palais de son père par la grande porte, et lui lui aurait pardonné, rassuré de la revoir en vie. Jusqu’à quand allait-elle commettre erreur sur erreur ? N’était-elle donc qu’une ratée, en fin de compte ?
Une main se posa doucement sur son épaule. Seronn. Il se tint coi, mais Vhondé lut de la commisération et du soutien dans son regard. Elle en fut émue.
– Pourquoi avez-vous sauvé la princesse, alors, si elle ne vaut rien ? s’énerva Jemril en prenant bien soin de cracher ostensiblement le titre de noblesse que Vhondé lui avait caché.
– Vu son grand âge, il est loin d’être certain que ce bon vieux Féénaur soit capable d’avoir à nouveau des enfants. Et si c’est le cas, un meurtre est toujours envisageable. Le but est que la princesse Vhondé demeure, quoi qu’il arrive, l’héritière du trône de Lacteng la plus légitime. Ainsi, quand Féénaur mourra, ma maîtresse pourra appuyer les revendications de Vhondé sur le trône de son père.
– Votre maîtresse ? demanda Jemril.
– Lerila, Souveraine de Bilipossa. Elle a un fils de douze ans, princesse Vhondé, et elle compte bien vous le voir épouser. Ainsi, l’enfant que vous aurez ensemble pourra revendiquer et le trône de Bilipossa et celui de Lacteng.
– C’est une infamie ! explosa Vhondé. Bilipossa et Lacteng sont ennemis héréditaires depuis des centaines d’années, depuis la partition du royaume de Narvilone !
– Et bien grâce à Lerila, le rêve de voir les micro-royaumes du sud redevenir une nation unie pourrait bien devenir une réalité !
– Vous oubliez les Tilmandjos, poursuivit Vhondé. Jamais leur royaume n’acceptera une alliance entre Lacteng et Bilipossa !
– Je connais l’histoire, princesse. Tilmand, Bilipossa et Lacteng sont les micro-royaumes les plus puissants, ils mènent entre eux des guerres larvées depuis des siècles sans que quiconque ait pu prendre un ascendant déterminant sur les autres. Au fil des alliances et des trahisons, dès que l’un des royaumes a eu un avantage, les deux autres se sont empressés de collaborer pour lui barrer la route… jusqu’à aujourd’hui ! Aujourd’hui, Lerila n’a plus qu’à attendre la mort de Féénaur pour mettre la main sur son royaume en toute légalité, grâce à votre mariage avec son fils. Quant à ces imbéciles de Tilmandjos, ils ne pourront rien faire pour nous en empêcher : grâce aux manigances de ma reine, ils sont plongés dans une guerre civile depuis plusieurs mois. Leur roi, le Général en Chef de la Légion Mauve, a disparu sans laisser de trace. Et surtout, sans laisser d’instruction sur qui devait prendre sa suite ! De ce fait, tous les seigneurs de guerre tilmandjos un tant soit peu puissants sont en train de s’entre-déchirer. Encore quelques mois de ce régime et l’invasion de Tilmand par l’armée de Bilipossa ne sera plus qu’une formalité !

Voilà pourquoi je ne me préoccupe pas de politique, se dit Seronn. Je trouve cela aussi compliqué qu’inintéressant.
Aurais-je donc été maudite par les dieux ? se demanda Vhondé. Par le seul fait de ma fugue avec mon amant, la carte du sud du monde va être redessinée, avec son lot de guerres et de morts ? Je préfère mourir que de voir ces sinistres événements se produire !
Lerila de Bilipossa est responsable de la disparition du Général en Chef de la Légion Mauve ? pensa Jemril. C’est à cause d’elle que les luttes fratricides frappent mon pays ? À cause d’elle que mon général de frère a disparu ? Tu vas me le payer cher, sale garce ! Pour ça, j’aurai ta tête au bout d’une pique, je te le jure !