Selon Velinir Ebshid, guérisseur officiel à la Cour du Lacteng, il n’y avait que deux manières de surmonter un traumatisme : laisser le temps au temps, ou l’affronter. Il préférait la seconde méthode car la première n’offrait pas assez de garanties de réussite. De son avis, la peur disparaissait – ou au pire diminuait dans des proportions plus qu’acceptables – quand on se familiarisait avec les causes du traumatisme.
Il avait eu l’occasion de mettre en pratique ses idées à la Cour du roi de Lacteng, cinq ans plus tôt. Il conversait avec le roi à propos des épidémies qui menaçaient régulièrement le royaume, en présence de la jeune princesse Vhondé, qui s’ennuyait ferme et n’écoutait le guérisseur que d’une oreille. Jusqu’au moment fatidique où il avait mentionné la peste verte. Elle avait alors été prise de haut-le-cœur incontrôlables, jusqu’à rendre son déjeuner.
Ebshid la fit aliter et veilla sur elle. Il écarta l’hypothèse d’une intoxication alimentaire puis, à force de questions ciblées, comprit que la simple mention de la peste verte avait déclenché les symptômes.
Après avoir rassuré son père sur son état de santé, Ebshid revint au chevet de Vhondé avec la ferme intention de guérir sa patiente du traumatisme. Le roi le soutint car à ses yeux, une future reine ne pouvait se permettre d’afficher la moindre faiblesse, au moins publiquement.
C’est ainsi que Vhondé fut initiée à l’apprentissage des vertus des plantes médicinales, ainsi qu’à leur utilisation en décoctions salvatrices. Curieuse de nature, elle fut une élève aussi appliquée qu’assidue, d’autant plus que ce loisir passionnant repoussait le souvenir de son traumatisme.
Ils travaillèrent quatre mois ensemble, au cours desquels le degré de complexité des décoctions, potions et onguents préparées par Vhondé allèrent crescendo. L’élaboration du dernier remède nécessita trois semaines de travail à la princesse, et fut une parfaite réussite selon son maître. Elle en conçut une grande fierté, qui se mua en trouble quand il avoua qu’elle venait de recréer le remède contre la peste verte, découvert une vingtaine d’années auparavant. Bien entendu, il ne prit pas le risque de le lui démontrer en faisant venir un malade : hors de question d’exposer en connaissance de cause le royaume du Lacteng à un retour de la peste verte.
En revanche, à force de longues et patientes explications, Ebshid convainquit la princesse qu’elle ne devait plus craindre cette peste, puisqu’elle savait désormais comment lutter contre. Quand elle se rendit enfin à ses arguments, elle admit avoir le pouvoir de vaincre la peste. Et sa phobie ne fut bientôt plus qu’un souvenir irrationnel.


Une infinie compassion s’empara de Vhondé face au garçonnet mourant. Les yeux des villageois brillaient d’excitation, en attente d’un miracle de la part de leur déesse. Le poids de leur attente pesait lourd dans le cœur de Vhondé. Si elle avait immédiatement reconnu le mal dont l’enfant souffrait, cela ne le sauvait pas pour autant. Rassembler les ingrédients pour composer le remède prendrait des semaines, sans compter le temps de la préparation proprement dite.
Elle fit signe à Atepis de se rapprocher et lui murmura :
– Pour le soigner, j’ai besoin d’un certain nombre de plantes. Certaines sont très courantes et je ne m’inquiète pas pour elles, mais trois d’entre elles ne poussent que dans des endroits lointains : il nous faut des extraits d’écorce de chêne parapluie et d’avrata, ainsi qu’une fleur du nom de poladière. En as-tu entendu parler, et peut-on en trouver dans les environs ?
– Jamais, reconnut la matrone. Pouvez-vous m’en dire plus ?
– La poladière pousse dans les chaînes de la Topoliandre, loin à l’est. Le chêne parapluie se trouve au nord de Topoliandre, sur les territoires sephropans. Quant à l’arbre avrata, il est spécifique à la forêt de Holtgaard, à l’ouest, en plein territoire sarafanjien.
– Je ne comprends pas pourquoi vous voulez des plantes, ô Galissa.
– Mais… pour soigner l’enfant, c’est évident ! Et pour empêcher la peste de se propager, ce qui serait un désastre !
Atepis sourit.
– Nous ne connaissons qu’une seule méthode pour lutter contre les maladies : la prière. Vous y ajoutez l’utilisation de plantes, ô Galissa ? Je reconnais bien là les pouvoirs de notre déesse, maîtresse des choses qui poussent à la surface de la terre !
– Attends… Tu veux dire que vous n’avez ni archiatres, ni médecins, ni guérisseurs dans les environs ?
– Nul besoin. Notre déesse nous protégeait grâce à nos prières. Et maintenant que vous êtes là, nous n’avons même plus de prier car votre simple présence a des effets bénéfiques sur nos terres et nous-mêmes. L’âge d’or est sur nous !
– Alors comment expliques-tu la maladie de l’enfant ? demanda sèchement Vhondé.
– Les desseins des dieux sont impénétrables aux yeux de nous autres pauvres mortels. Mais je pense savoir ce qu’il en est : vous ne l’avez rendu malade que pour le soigner, n’est-ce pas ? Pour nous faire une démonstration éclatante de vos pouvoirs divins !
Vhondé abandonna le sujet : la lueur fanatique dans les yeux d’Atepis lui fit comprendre que rien ne la ferait changer d’avis.
- Existe-t-il un endroit non loin du village où un certain nombre de plantes exotiques seraient regroupées ? demanda Vhondé, en pensant aux serres royales de son père, dans lesquelles poussaient un certain nombre d’espèces végétales de Galéir.
– Quelle drôle d’idée ! Bien sûr que non. Pourquoi aurions-nous un tel endroit ?
– Je…
Vhondé se tut. Ces primitifs ne connaissaient rien du monde extérieur. Leur vie reposait sur la confiance placée en leur déesse. Et ils avaient décidé que Vhondé en était l’incarnation.
Elle se sentit plus que jamais perdue, et une grande frustration s’empara d’elle : elle connaissait le remède à la peste verte et savait le préparer. Mais sans les bons ingrédients, elle était impuissante. Non seulement l’enfant allait mourir, mais les chances que la peste en reste là étaient infimes. Tout le village était exposé et risquait d’y passer. Elle y compris. Et son enfant à naître. Rien ne pourrait sauver le village de Venel. Sa seule chance de salut résidait dans la fuite.
– Atepis, il faut que je parle en privé à mes deux… camarades.
– Il n’en est pas question, ô Galissa ! Ils ont voyagé avec vous et ont profité de votre présence salvatrice. Désormais, c’est notre tour !
– Tu… tu ne comprends pas, Atepis. Tu me dis que c’est la prière qui vous sauve, les villageois et toi. Et bien c’est pareil pour moi : je dois prier mes pairs les dieux pour que s’activent mes pouvoirs de guérison. Et quand mes deux serviteurs se joignent à moi, mes pouvoirs s’exercent plus vite et plus longtemps !
– C’est vrai, ô Galissa ? demanda Atepis, méfiante.
– Prétendrais-tu en savoir plus que moi en matière de prières envers les dieux ? répliqua Vhonda du ton hautain qu’elle aurait employé à la cour de son père pour remettre un impudent à sa place.
– Non pas, ô ma déesse.
Sur un signe d’Atepis, Jemril et Seronn furent amenés auprès du trône de Vhondé, puis le cercle des villageois s’éloigna de quelques mètres.
– Mes amis, je suis si heureuse de pouvoir enfin vous parler ! Nous devons absolument trouver un moyen de fuir ces fous !
– Qu’est-ce que tu leur as dit pour qu’on soit seuls ? rétorqua un Jemril aux aguets.
– Que vous alliez m’aider à prier pour sauver l’enfant.
– Non mais tu es complètement folle ! Tu sais aussi bien que moi que le môme va y rester. Les remèdes contre la peste verte se comptent sur les doigts d’une main à travers tout Galéir, et encore, on ne les trouve que dans des villes importantes. Rien ne peut le sauver ! Tout ce que tu avais à faire c’était de les convaincre de nous libérer.
– Jamais ils ne me laisseront partir de leur plein gré. Ils sont persuadés que ma simple présence éloigne les malheurs de leur village.
– Merci, j’avais compris, répliqua sèchement Jemril. Mais je parlais pour Benêt et moi : un mot de ta part et ces crétins bornés nous laisseront partir.
Vhondé en resta bouche bée un instant. Comment avait-elle pu penser une seconde que Seronn, Jemril et elle-même formaient un groupe solidaire ? Comme d’habitude, son interlocuteur ne pensait qu’à lui. La peine et la colère firent monter à ses lèvres une réponse cinglante, qui ne put jaillir car Seronn intervint d’une voix douce :
– N’aie aucune crainte, Vhondé. Nous ne partirons pas sans toi.
– Ne parle pas en mon nom, Simplet ! cracha Jemril. Personne ne décide de mon sort à ma place !
– Tu abandonnerais Vhondé à son triste sort sans le moindre remords ?
– Aucun doute là-dessus !
– Très bien. Dans ce cas, nous nous passerons de ton aide. Vhondé, je suis certain que tu vas trouver une idée pour qu’ils consentent à laisser partir Jemril.
– Mais… et nous deux ? demanda une Vhondé décontenancée par tant d’assurance.
– Nous n’aurons aucun mal à sortir de ce guêpier, tu peux me faire confiance là-dessus.
Ni Vhondé ni Jemril ne trouvèrent rien à répondre à ces paroles, prononcés avec une sérénité à toute épreuve. Seronn n’échafaudait aucun plan, ne faisait miroiter aucun espoir : c’était comme s’il se contentait d’énoncer une évidence.
Alors que sa raison lui soufflait qu’il n’y avait plus d’espoir pour elle, l’instinct de Vhondé, lui, lui enjoignit de se reposer entièrement sur son compatriote.
Ces paroles si lourdes de sens, si assurées, ébranlèrent également Jemril, bien qu’il veillât à garder un masque d’impassibilité. Il n’aurait aucun scrupule à abandonner Vhondé et Seronn à leur sort, et grâce au soutien de ce dernier, il avait une porte de sortie. Il lui suffisait d’un mot pour en profiter. Mais les dernières paroles prononcées par Seronn l’intriguaient au plus haut point. Ils n’échapperaient pas aux habitants de ce village de fous. Comment le Lactengais pouvait-il affirmer le contraire, qui plus est en prétendait que ce serait facile ?
C’était improbable, impossible, même. Surtout de la part d’un homme aussi bizarre que Seronn. C’est pourtant à cause de cette double raison, l’inextricabilité de leur situation et la personnalité de Seronn, qu’il décida de rester. C’était plus fort que lui : il fallait qu’il voit cela, quitte à faire passer sa propre survie en second lieu, pour une fois.
– D’accord, je suis avec vous. On procède comment, Simplet ?
– On attend.
– Comment ça, on attend ?
– Ne t’inquiète pas, ce ne sera pas long, répondit Seronn en désignant du doigt une hauteur vers laquelle grimpait l’un des chemins permettant de quitter Venel.

Une rangée de cavaliers en armes s’y trouvait. Une épée miroita au soleil, et les cavaliers fondirent sur le village.