Chapitre XVI : Tremnu

Minos ne voulut pas précipiter les choses. Une fois leur navire amarré dans la crique, il décida que ses hommes et lui y resteraient quelques jours, le temps de prendre leurs marques et de commencer à explorer le pays.
Il désigna quatre éclaireurs : Kentos, pour ses qualités d’Enkar, LozaTing, pour son habileté à se déplacer silencieusement, Saug, pour sa petite taille, et Etotté, qui était à la base un forestier. Kentos ne pouvait toujours pas se servir de son bras, mais cela semblait le laisser parfaitement indifférent.
Pendant ce temps, les nouveaux continuèrent à faire leur apprentissage des armes, auprès de Minos, Parnos et Kraeg. Malgré ses côtes cassées, Corfilanné était le premier à demander à en découdre, et passées les premières heures d’entraînement, déclara simplement que la douleur était largement supportable, même s’il souffrait visiblement le martyre. Son « entraîneur » ne lui fit pour autant pas le moindre cadeau, même s’il s’agissait de Minos, qui lui devait la vie.
L’opinion de Minos concernant Corfilanné avait évolué, mais il gardait tout de même une certaine réserve. Quoi qu’il en soit, Minos avait décidé de pousser Corfilanné au-delà de ses limites, estimant que c’était le moins qu’il puisse faire pour lui comme pour le groupe, et il s’appliqua du mieux possible à utiliser cette technique du « Marche ou crève », subie sans rechigner par Corfilanné.
Les cinq anciens esclaves qu’ils avaient récupéré se virent cantonnés aux tâches de la vie quotidienne : ils montèrent un campement sommaire et abrité, au pied de la petite falaise prenant naissance au fond de la crique, et ils cachèrent le navire dans une anfractuosité qu’ils avaient découverte.
Sans avoir à s’éloigner, ils eurent la chance de pouvoir mettre la main sur des crabes, des moules et des bigorneaux, ce qui constitua un heureux substitut au poisson séché dont l’équipage s’était sustenté durant tout le voyage.
Les éclaireurs ne furent d’ailleurs pas en reste pour ramener de la nourriture : Kentos lançait ses couteaux à merveille et Etotté montait des collets comme personne, ce qui leur permit de manger du lapin, dont une impressionnante colonie vivait dans le bras de forêt avoisinant.

Au bout d’une semaine de cette vie recluse, les premières constatations s’imposèrent : il n’y avait pas de Guzruns aux alentours, ce qui était étonnant. Minos était persuadé qu’ils devaient surveiller le littoral, afin de prévenir une attaque ou une invasion, or nul n’en vit trace. Selon Kentos, il était tout à fait possible qu’ils soient trop sûrs d’eux et s’estiment à l’abri d’une attaque. Qui serait assez fou pour les envahir, vu leurs forces et leur nombre ?
Tous les membres du groupe comprirent aussitôt que les fous en question, c’étaient eux, mais aucun n’en fit la remarque à haute voix.
En fin de compte, Minos donna le signal du départ : plus de huit cent kilomètres les séparaient de la forteresse de la Maison d’Ertos. Ils devraient traverser une partie de la région du Rondas avant de rallier les Marches, et si la première moitié du parcours se ferait sous le couvert de la Forêt d’Ermenstrud, il s’ensuivrait une longue succession de collines, connue sous le nom de Vallons d’Astrenias. Une fois ces derniers laissés derrière eux, ils pourraient enfin pénétrer dans la Vieille Forêt qui, comme son nom l’indiquait, était fort ancienne. Comme de juste, elle était également la source de récits mythiques, et était censée être au mieux enchantée, au pire maudite.
Néanmoins, les centaines de kilomètres carrés qu’elle couvrait devraient leur permettre d’arriver discrètement au pied de la forteresse d’Ertos, leur but ultime. Quand à savoir comment, une fois sur place, ils allaient bien pouvoir s’emparer de la forteresse, si tant est qu’une telle chose soit possible, personne n’avait encore pris le risque de poser la question à Minos, qui ne pouvait que s’en réjouir. Ses plans n’étaient rien moins que nébuleux en la matière.

Ils mirent cinq jours à traverser la forêt d’Ermenstrud, guidés par les pas sûrs de Kentos et Etotté, sans avoir à déplorer le moindre incident, et sans croiser quiconque. A la fin du cinquième jour, ils arrivèrent à l’orée de forêt et y installèrent leur campement pour vingt-quatre heures, le temps que leurs éclaireurs s’assurent que les premiers vallons ne représentaient aucun danger. Cela permit également au groupe de restaurer quelque peu ses forces, car bien peu d’entre eux avaient l’habitude de ce genre de marche forcée, Kentos et Etotté ayant imposé un train assez soutenu.
D’après les estimations des deux chefs de file, il leur faudrait une bonne semaine pour traverser les Vallons d’Astrenias, mais rien ne se passa comme prévu. Dans l’obligation qu’ils étaient de prendre des chemins détournés, ils se heurtèrent à des barrières naturelles de végétation sauvage qui leur firent perdre un temps fou. De plus, leur principal souci étant d’avancer discrètement, ils effectuèrent plusieurs longs détours afin de contourner ce qui semblait être des campements, dont la présence se trahissait par des volutes de fumée.
Au fur et à mesure que les jours passaient, l’ambiance devint maussade, les kilomètres de plus en plus lourds dans les jambes, et les temps de pause se multiplièrent tout en s’allongeant. Kentos et Etotté durent revoir leurs estimations à la baisse : le groupe progressait beaucoup moins que la vitesse à laquelle ils pensaient pouvoir le mener. De ce fait, au bout d’une semaine, ils n’avaient pas parcouru la moitié des Vallons, et chacun avait l’impression qu’il mettait un pas devant l’autre depuis une éternité, de plus en plus difficilement.
C’est à ce moment qu’ils furent repérés.

Ils descendaient une énième colline prestement, car le versant sur lequel ils marchaient était particulièrement dénudé de végétation, en faisant des cibles faciles à percevoir, quand ils virent surgir, du haut de la crête suivante, qui constituait leur but immédiat, des cavaliers.
– Guzruns ! s’exclama Kentos.
Ils n’eurent pas le temps de faire plus de trois ou quatre pas pour se mettre à l’abri que déjà leurs ennemis déferlèrent sur eux, lançant leur kokréus à toute allure dans leur direction.
– Tous à vos arcs, beugla Minos en montrant l’exemple.
Ils furent prêts en quelques secondes, attendant l’ordre de tirer sur les petites créatures reptiliennes engoncées dans leurs armures intégrales, ou sur les kokréus, leurs montures, sortes de coccinelles géantes à la carapace noire.
– Tirez sur les kokréus. Maintenant ! cria Minos.
Une première volée de flèches atteignit leurs assaillants : trois kokréus furent touchés et bondirent de douleur en couinant leur souffrance, sans faire plus attention à leurs cavaliers, qui furent écrasés ou éjectés dans la panique.
Les humains continuèrent à tirer, sans s’attarder à regarder les dégâts occasionnés. Ce qu’ils voyaient en revanche, c’est que la colonne de kokréus continuait à surgir de la crête, et le cœur de Minos se glaça à l’idée qu’ils étaient peut-être tombés sur une petite armée. Si c’était le cas, ils étaient morts, sans le moindre recours possible. Il repoussa cette possibilité dans un coin de son esprit et continua à tirer, regardant avec satisfaction les ravages que ses hommes et lui provoquaient dans les rangs adverses.
– Il n’en arrive plus ! s’exclama soudainement Kentos. Il faut exterminer ceux qui restent et aller le plus vite possible en haut de cette crête voir ce qui nous attend…ou non !
Joignant le geste à la parole, il jeta son arc à terre et se précipita à la rencontre des Guzruns, une dague uzaï dans chaque main, car depuis plusieurs jours, il pouvait se resservir de son bras.
Minos n’eut pas le temps de s’offusquer que Kentos se soit permis de donner des ordres à sa place et se lança sur ses talons, suivi de près par Kraeg, Parnos, Corfilanné, Noïtté, LozaTing et Eliniloccé.
Pendant qu’il courait à la rencontre de leurs ennemis, il les compta sommairement et arriva à un total de vingt ou trente. Le groupe avait réussi à mettre à terre la moitié des Kokréus.
– Leurs armures ne valent rien, faites comme s’ils n’en avaient pas ! cria-t-il en se souvenant des Guzruns affrontés dans la brume magique, il y a ce qui lui semblait déjà une éternité.
Il se surprit à penser que les Guzruns marins qu’ils avaient affronté et vaincu étaient peut-être moins bien armés et équipés que des Guzruns des armées de terre, mais il était désormais trop tard : le combat au corps à corps s’engagea.
Il renonça vite à suivre Kentos, celui-ci ne laissant aucun adversaire vivant sur son passage. Il attaqua donc des ennemis au hasard, sur sa droite, et se retrouva aux côtés de Corfilanné, avec qui il se fraya un chemin parmi les Guzruns, épaule contre épaule.
A son grand soulagement, comme il l’avait annoncé, les protections ennemies ne valaient décidément rien, si bien que leurs armes s’y enfonçaient comme dans du beurre. Ils firent place nette en quelques minutes.
Ils n’eurent à déplorer qu’une seule blessure, le bras de Noïtté ayant été transpercé de part en part par une épée fine. Rien de grave, décréta Kentos. Le jeune noble en serait quitte pour ne pas battre avant quelques jours, ce qui ne changeait au demeurant pas grand-chose pour les autres, vu que son efficacité au combat était quasiment nulle.
Kentos se précipita en haut de la crête dès la fin du combat, puis revint tranquillement en faisant des gestes d’apaisement.
– Ils étaient seuls, annonça-t-il. Minos, tu as commis une erreur : ce ne sont pas les Kokréus que nous aurions du viser mais uniquement leurs cavaliers. Nous aurions ainsi eu des montures, et aurions pu rallier plus vite la Vieille Forêt.
– Excuse-moi de ne pas penser à tout, rétorqua sèchement Minos.
– Notre situation se complique, continua Kentos. Dès que cette patrouille sera retrouvée, nos ennemis sauront que nous nous sommes faufilés dans le pays, et eux ont des montures.
– Tu as des suggestions à faire, au lieu de critiquer bêtement ? fit Minos d’un ton de plus en plus hargneux.
– Finis les détours. Il nous faut aller droit au but, maintenant. A marche forcée, je pense que nous pouvons rallier la Vieille Forêt en trois jours. Mais nous allons également être plus prudents : Etotté et moi allons nous relayer en tant qu’éclaireurs. Dès que nous atteindrons une crête, lui ou moi irons jusqu’à la suivante nous assurer que nous ne risquons de faire une mauvaise rencontre. Et je…
Il se tut brusquement. Son regard venait de croiser celui de son neveu, qui le fixait d’un œil noir, très noir. Il se rendit alors compte que d’une manière tout à fait naturelle, il en était venu à donner des ordres, alors que ce n’était pas à lui de le faire.
– Euh…ce n’est qu’une suggestion, Minos, conclut-il, un peu penaud mais aussi irrité de devoir s’en remettre à quelqu’un de moins expérimenté que lui.
– Acceptée, cracha Minos. Ceci dit, tu aurais pu avoir ton idée d’éclaireurs plus tôt, cela nous aurait évité de tomber sur ces gars-là.
Kentos acquiesça d’un hochement de tête. A force de chercher un chemin sûr et de lutter contre la fatigue grandissante, il avait en effet négligé les règles de prudence élémentaires et en avait pris conscience dès que le premier Guzrun avait surgi de la crête. Cela n’arriverait plus, se morigéna-t-il.

Malgré toute leur volonté, les membres du groupe mirent quatre jours à rallier la Vieille Forêt, la plupart au bord de l’épuisement. Kentos n’avait jamais faibli et poussé tout le monde à dépasser ses limites. En tant que chef de groupe, Minos avait montré l’exemple, se réfugiant dans le silence mais avançant inlassablement en serrant les dents.
Les seuls qui s’étaient permis de se plaindre et de geindre étaient les cinq anciens esclaves, peu habitués à tant d’efforts et subissant encore le contrecoup de leur longue captivité. Parnos également ne cessa de geindre tout le long du chemin, mais nul ne lui en fit la remarque dans la mesure où il avançait au même rythme que tout le monde, et qu’il s’était même permis le luxe d’aider à avancer Noïtté, Saug et deux des cinq anciens esclaves, qui eurent tour à tour un gros coup de fatigue.
Entrer dans la Vieille Forêt fut donc un grand soulagement pour tout le monde, même pour les anciens esclaves, qui chuchotèrent néanmoins longuement des prières à Akeydana afin qu’elle les protège des nombreux maléfices censés se tapir dans les lieux en attendant des victimes.

Après une nuit, une journée et la nuit suivante de repos, Minos donna à nouveau le signal du départ, et ils reprirent leur marche en avant sans enthousiasme. Huit jours plus tard, ils arrivèrent enfin non loin de la lisière de la forêt. Leur but, la forteresse d’Ertos, se trouvait à à peine à trois kilomètres de là.
Sous l’impulsion de Kentos et de Parnos, qui connaissaient les lieux comme leur poche, ils trouvèrent le coin idéal pour implanter leur camp de base. Il consistait en une colline aisément défendable et dont le sommet arborait des ruines d’un quelconque temple antique dédié à une divinité depuis longtemps oubliée. Un petit réseau de cavernes existait sous la colline, de quoi cacher une bonne centaine d’hommes, et un petit ruisseau serpentait non loin de là.
Ils y restèrent trois jours, le temps de s’installer, puis Minos confia le camp aux anciens esclaves et à Saug. Le reste du groupe, armé de pied en cap, y compris Noïtté, dont le bras allait beaucoup mieux, reprit sa route et s’arrêta quelques centaines de mètres plus loin, devant une caverne, dont l’entrée était dissimulée par une végétation sauvage. Cette caverne faisait partie du réseau de tunnels qui serpentait partout sous le sol et s’étendait sur des dizaines de kilomètres.
Même en tant que membres de la Maison d’Ertos, Kentos, Parnos et Minos n’en connaissaient pas tous les tenants et aboutissants, aucune carte de ces grottes n’ayant jamais été réalisée, à leur connaissance. Mais ils étaient tout de même ceux qui les connaissaient le mieux, chacun ayant au cours de sa jeunesse exploré une partie des grottes, comme tous les autres membres de la Maison avant eux. A vrai dire, huit membres de la famille, à travers les siècles, y étaient entrés pour ne jamais en ressortir.

Ils entrèrent dans la caverne, Kentos en tête pour sa connaissance des lieux, mais aussi pour sa bonne vision nocturne, acquise lors de son entraînement d’Enkar. LozaTing, qui avait lui aussi cet avantage, fermait la marche.
Entre eux venait tout le reste du groupe, réduit à avancer lentement, en tâtonnant. Kentos et Parnos avaient en effet interdit formellement l’usage de torches. Les tunnels étaient selon eux habités par des chauve-souris, et le risque était trop élevé de les voir s’enfuir face à de la lumière. Des centaines de chauve-souris s’échappant des tunnels ne pourrait pas manquer d’attirer l’attention des Guzruns qui, sans nul doute possible, devaient veiller non loin, si près de la forteresse.
Pour éviter de se perdre les uns les autres, chacun avait reçu pour consigne d’agripper son prédécesseur, par la ceinture ou les habits, ce qui fit que leur marche fut extrêmement longue : ils s’arrêtaient dès que l’un d’entre eux lâchait prise, qu’il trébuche ou soit surpris d’une brusque avancée devant lui.
Au bout de ce qui leur sembla être une éternité, Kentos s’arrêta soudain et murmura, désabusé :
– Ne faites aucun mouvement brusque, nous sommes encerclés.
Et de ce fait, une torche illumina alors les ténèbres environnantes, suivie d’une bonne dizaine d’autres. Bien que les torches ne donnaient qu’une lumière diffuse, cela suffit pour aveugler le groupe pendant de longues secondes.
Ils n’étaient néanmoins pas sourds et entendirent le boucan d’enfer provoqué par les chauve-souris qui, dérangées, s’enfuirent à tire-d’aile, à la recherche de leur tranquillité perdue.
Quand enfin ils purent se servir de leurs yeux, ils virent qu’ils étaient en effet encerclés par des dizaines et des dizaines de Guzruns, dont les premiers rangs, armés d’arcs, n’attendaient qu’un seul mot pour les transformer en cadavres.
Ce mot n’arriva pas, et quelques fortes paroles gutturales furent lancées. Les humains furent délestés de leur équipement ainsi que de leurs armes, et furent ligotés les mains dans le dos. Le chef donna un nouvel ordre et tous formèrent une longue colonne qui se mit en route avec célérité.
Aucun des humains n’avait prononcé le moindre mot, et seul Parnos rompit le silence par la suite. Il chuchota à Minos, près de qui il marchait :
– La bonne nouvelle, c’est que le chemin qu’ils nous font prendre mène à la forteresse. Ceci dit, ce n’est pas comme ça que je rêvais de rentrer à la maison.
Minos ne prit même pas la peine de lui répondre. Il était extrêmement désabusé par tout ce qui se passait : rien ne se passait bien, tout se liguait contre eux. Lors de l’attaque précédente, ils n’avaient survécu que parce que l’ennemi n’était pas très nombreux. Et voilà que la chance leur tournait définitivement le dos.
Il ne savait plus que penser. Avait-il eu tort de monter cette expédition ? Etait-ce de la folie pure et simple, comme l’avait affirmé certains de ses compagnons ? Et pourtant, ils l’avaient suivi sans hésiter, car il semblait avoir un don pour se sortir des situations les plus inextricables.
Pour sa part, Minos savait à quoi s’en tenir. Depuis que Parnos et lui avaient été chassés de Balkna, il était sur la corde raide, se jouant de la mort et parvenant toujours à retourner les événements en sa faveur. Le tout par pure chance, et il savait pertinemment qu’elle finirait par tourner. A vrai dire, elle paraissait l’avoir fait dans ces tunnels.
Au plus profond de lui, il savait que cela devait finir ainsi. A bousculer le cours des choses, celles-ci ne pouvaient manquer de prendre leur revanche à un moment ou un autre. Il avait joué, et il avait perdu. Mais d’un autre côté, il ne regrettait absolument rien dans sa vie récente. Il avait plié les événements à sa convenance comme jamais il n’aurait imaginé pouvoir le faire, et n’espérait plus qu’une chose : que d’autres hommes aussi fous et impétueux que lui se dévoilent et entrent à leur tour en lutte.
Imaginer une centaine de Minos monter chacun un plan pour libérer le royaume lui arracha un sourire, qui ne quitta dès lors plus ses lèvres, tandis que sa démarche et son port se firent fiers comme jamais. Il claironna d’une voix forte :
– Allez, les gars, on se moque de ce qui va arriver ! Si on ne peut pas leur montrer comment on vit, on leur montrera comment on meurt, en leur crachant dessus et en les maudissant !
Personne n’eut le cœur de lui répondre.

Les prisonniers furent conduits face à un trône taillé à même la roche, et sur lequel un énorme Guzrun débordant de graisse était vautré, l’air de s’ennuyer comme jamais. Les humains furent forcés de se mettre à genoux devant lui, et il prit la parole en Seitran, avec un accent à couper au couteau.
– Je suis le maïs Garlendar, Maître des Tunnels.
Maïs ? murmura Minos.
– C’est un grade chez les Guzruns, une sorte d’équivalent à nos lieutenants, rien à voir avec le légume, lui répondit Kentos, qui se trouvait juste à sa droite, sur le même ton.
– Ça ne lui ferait pourtant pas de mal d’en manger !
– Silence, chiens galeux, fils d’esclaves et de chiennes ! Vous avez osé pénétrer dans nos tunnels, fous que vous êtes ! Vos têtes vont aller rejoindre toutes celles des autres imbéciles qui ont eu la folie de défier la puissance d’Isenn, notre vénéré seigneur, dans le Champ des Pleurs. Plantées au bout de piques, elles contribueront à rappeler à nos esclaves que nul ne se dresse contre nous sans en payer le prix !
– Garde ta phraséologie minable pour les crétins que ça peut impressionner, gros tas de bouse, claironna Minos haut et fort, tu dis tellement d’âneries qu’on va s’endormir d’ennui si tu continues.
– Silence, chien ! beugla Garlendar en se levant d’un coup de son trône. Pour ces paroles, je prendrais tout mon temps avec toi, et ton agonie durera des semaines ! ajouta-t-il avec un sourire sadique.
– Jeune maître…commença Parnos d’un ton étrange qui fit tiquer Minos.
– Quoi ?
Minos se tourna vers son serviteur, qui se trouvait juste à sa gauche, et il vit une expression hagarde dans ses yeux, dirigés vers un point au-dessus du trône. Il entendit Kentos inspirer bruyamment, comme sous le coup d’une émotion violente réprimée à grand-peine. Il leva les yeux à son tour et c’est là qu’il la vit.
Le chef Guzrun continuait à pérorer, mais aucun des trois membres de la Maison d’Ertos ne l’écoutaient plus. Leurs regards étaient plongés dans une grande niche aménagée dans le mur de la grotte, à un mètre cinquante environ au-dessus du trône. Dans cette niche était exposée une hache à double tranchant. Mais pas n’importe quelle hache.
Son manche, long de presque un mètre, était en chêne et cerclé de fer tous les cinq centimètres. A son extrémité, on pouvait voir une courroie de cuir, qui permettait d’enrouler l’arme autour de son poignet. A l’autre extrémité, la double lame semblait avoir été forgée la veille, tellement elle paraissait propre, belle et tranchante.
Cette hache portait même un nom : Tremnu. Elle avait reçue de nombreux surnoms à travers les siècles, car elle avait été façonnée plus de sept cent ans plus tôt par le grand mage Verenos lui-même, et ensorcelée. Son tranchant ne s’émoussait jamais, elle était à l’épreuve du temps.
Il l’avait forgé pour son fils Varos, qui avait été l’un des premiers Enkars auprès du bras droit de Lommé, Valmmé. A La mort de Varos, elle avait échu à son frère Ertos, considéré comme le fondateur de la Maison, et tous les comtes Ertos en héritèrent tour à tour, jusqu’au jour où Kardanos, père de Minos et frère de Kentos, mourut en la tenant à la main, exterminant des hordes de Guzruns lors de l’invasion, et se sacrifiant pour que Parnos puisse sauver l’héritier du comté, Minos. Nul n’avait entendu parler du sort de Tremnu depuis.
Le temps parut suspendu pour Parnos, Kentos et Minos, puis ce dernier secoua la tête et murmura à Kentos :
– Je refuse de croire que les Guzruns ont trouvé toutes les armes que tu caches sur toi.
– Et tu as raison, neveu. Vous êtes prêts, tous les deux ?
– Oui, répondirent-ils en même temps, prêts à réagir dès que Kentos se mettrait en mouvement.
Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Pour chacun d’eux, aucune importance que la grotte abritât plus d’une cinquantaine de Guzruns. Oublié, le fait qu’ils étaient désarmés, les mains liées dans le dos, et que leurs ennemis portaient leurs armes à la main. Rien de tout cela ne comptait. Il y avait eux, et il y avait Tremnu à leur portée, qui les appelait, qui leur murmurait qu’elle les avait attendu toutes ces années, qu’elle se languissait d’entonner à nouveau son chant de mort, qui avait terrassé tant d’ennemis à travers les siècles. Rien ne pouvait leur arriver. Ils allaient triompher !

Kentos cachait un fil tendali enroulé dans une gaine autour de son poignet, fil spécial utilisé notamment par les célèbres tueurs Amfat pour étrangler leurs victimes, son tranchant étant capable de décapiter un homme.
Après l’avoir empoigné, il se débarrassa de ses liens d’une simple torsion du poignet puis passa son fil tendali autour du garde Guzrun le plus proche. Il tira d’un coup sec et tandis que la tête du Guzrun commençait à peine à se détacher de ses épaules, Kentos s’emparait déjà de l’épée du mort pour l’enfoncer dans le crâne d’un autre garde. Le tout n’avait pas duré deux secondes.
Il se tourna aussitôt vers Minos et Parnos, qui s’étaient tournés vers lui en lui présentant leurs poignets entravés. En deux coups d’épée, ils les libéra et lança son arme à Minos, avant de s’emparer de celle du deuxième garde qu’il avait tué pour la lancer à Parnos.
Mais Minos avait un autre plan en tête : il jeta son épée à Parnos en criant à Kentos de s’occuper des autres, tandis qu’il sautait déjà vers Garlendar, le chef de l’ennemi. Le gros Guzrun mit trop de temps à réagir, ce qui permit à Minos de prendre appui sur l’un des accoudoirs du trône pour sauter vers son but. Tremnu.
Dès qu’il l’eut en main, Minos ne resta pas à rêvasser sur sa symbolique et les émotions que posséder une telle arme à la main pouvaient faire naître en lui. Il avait un travail à accomplir. Il se laissa tomber sur Garlendar, Tremnu fermement tenue à deux mains, et il lui fendit le crâne avec une facilité déconcertante. Le chef Guzrun n’avait eu que le temps d’empoigner une massue d’une belle taille.
– Parnos, libère les nôtres, cria Minos en se jetant dans la mêlée à la suite de Kentos, qui faisait déjà des ravages, armé désormais de deux épées, la deuxième ayant été récupérée sur l’un des déjà nombreux cadavres qu’il laissait dans son sillage.
Au fur et à mesure qu’il frappait, Minos s’émerveillait du trancher de Tremnu : elle tranchait armes et armures avec la même facilité, et rien ne semblait pouvoir résister à sa puissance.
Minos et Kentos semblaient irrésistibles, Minos grâce à son arme et Kentos grâce à sa science du combat. Bien que leurs adversaires soient des dizaines, ceux-ci avaient été surpris par la contre-attaque, d’autant plus que leur chef, qu’ils admiraient et craignaient à la fois, avait été l’un des premiers à succomber. Bref, les deux humains avaient beau jeu de profiter de la désorganisation régnant dans les rangs Guzruns, d’autant qu’ils furent rapidement rejoints par leurs compagnons, libérés et armés par Parnos.
Minos avait l’impression de vivre pour la première fois de sa vie, la puissance de Tremnu étant extrêmement grisante. Mais dès que les Guzruns comprirent qu’ils ne gagneraient pas cette bataille et se mirent à s’enfuir, il n’alla pas jusqu’à les poursuivre. Il s’assura au contraire que ses compagnons allaient bien, et Kentos affirma qu’il valait mieux en rester là et tourner les talons, dans la mesure où ils ne savaient pas face à combien de guerriers ils risquaient de se retrouver s’ils les poursuivaient. Minos hésita à confirmer cette analyse, se sentant invincible.
Mais la raison finit par l’emporter, Kentos ayant malheureusement raison. Ils repartirent donc d’où ils étaient venus, après s’être confectionnés quelques torches, et LozaTing les guida, Kentos fermant la marche, précédé de Minos.
Ce retour leur parut incroyablement rapide, et ils ne ralentirent pas en sortant à l’air libre. Dix minutes plus tard, ils étaient de retour au campement, épuisés mais radieux.

Minos mit aussitôt sur pied un conseil de guerre, afin d’avoir l’avis de tout le monde quant à leurs actions futures.
– Bon, les gars, la situation est très simple : il ne sera pas facile, sans doute même impossible, de passer en force pour libérer la forteresse, tant que nous serons aussi peu nombreux. Il nous faudra donc des troupes, et il va falloir réfléchir à la libération d’esclaves humains. Pour cela, il faut en trouver, et ce sera désormais notre priorité.
– Je crois que tu te trompes, Minos, intervint Kentos. Notre priorité doit être d’assurer notre propre sécurité. Si j’étais à la place des Guzruns, je mobiliserais toutes mes forces et je ratisserais la forêt pour nous retrouver. S’ils le font et qu’ils nous tombent dessus, nous sommes morts !
– Dans ce cas, je pense que le moment est venu de rallier la ravine de Desper, comme je l’avais suggéré lors de notre entretien avec le roi.
– Oui et non, neveu. Ton idée de la ravine serait bonne si nous étions capables d’y vivre et d’y subvenir à nos besoins, mais tel n’est pas le cas. Il faudra au préalable y aller en reconnaissance et voir ce qui peut nous nourrir sur place : fruits, peut-être quelques légumes, éventuellement du poisson dans la rivière au fond.
– Qu’on ne me parle plus de poisson ni de mer avant au moins quelques siècles ! s’exclama Parnos.
– Merci pour ton aide précieuse, le morigéna Minos d’un ton sec, faisant s’interrompre aussitôt les quelques rires suscités par la remarque de Parnos.
– De plus, reprit Kentos comme s’ils n’avaient pas été interrompus, je crains que tu n’aies oublié un autre détail.
– Lequel ?
– En ce qui concerne la libération d’esclaves, tu disais vouloir en amener dans la ravine, où nous pourrions effectivement cacher des dizaines de personnes.
– Mais… ?
– D’une part, il nous faudra en libérer, ce qui sera très dangereux, si tant est que ce soit réalisable. Ensuite, nous aurons des hordes de Guzruns à nos trousses, et n’importe quel imbécile sera à même de suivre nos traces à travers la forêt si nous sommes trop nombreux.
– Et donc… ?
– Je ne pense pas que nous puissions libérer des esclaves avant de nous débarrasser de tous les Guzruns de la région.
– Formidable ! Nous sommes quinze, dont cinq non combattants et un gamin, ça va être un jeu d’enfant !
– J’ai presque quatorze ans, je ne suis plus un gamin, intervint Saug.
– La ferme, petit ! Tu l’ouvriras quand tu seras grand, dans vingt ans ! lui rétorqua Minos. Bien, Kentos, maintenant que tu nous as fait comprendre que nos idées originelles étaient impossibles à mettre à place, que suggères-tu ?
– Rien pour le moment, il faut que je réfléchisse. La seule chose qui soit certaine, c’est que nous ne pouvons pas rester ici, nous sommes trop exposés et trop près de la forteresse. Soit nous nous dirigeons vers la ravine, soit nous nous enfonçons dans la forêt.
– Alors comme ça, tu n’as pas d’idée, répondit Minos en découvrant ses dents dans un large sourire. Et bien moi, si ! Toi et Parnos connaissez les lieux comme personne, je vous charge donc de nous trouver un endroit où nous pourrons abriter des dizaines de personnes sans risque, que ce soit la ravine de Desper ou un renfoncement quelconque dans la forêt. A partir de maintenant, nous serons des ombres dans la région, une épine dans le pied des Guzruns dont ils ne parviendront pas à se débarrasser. Nous allons les harceler, attaquer des patrouilles isolées et les anéantir, repérer des petits groupes d’esclaves que nous libérerons petit à petit. Dix Guzruns tués par-ci, dix esclaves libérés par-là, facile !
– Pas aussi facile que de le dire, neveu !
– Ouais, mais imagine le résultat : au bout de cinq attaques et cinq expéditions de libération, nous aurons cinquante hommes et eux cinquante combattants de moins. Et tu peux être certain qu’il existe des gens prêts à se battre si on leur en donne l’occasion.
– En étant suffisamment prudent, ton plan pourrait bien porter ses fruits, mais il faudra des mois, peut-être même des années, avant que nous ne soyons capables d’inverser la tendance. Si nous sommes trop efficaces mais trop lents à convertir concrètement nos victoires, ils feront venir des renforts rien que pour nous écraser. N’oublie pas que les armées de Guzruns sont inépuisables !
– Elles ne le sont pas, imbécile ! Je suis sûr que c’est une légende colportée par l’ennemi pour nous terrifier !
– Et pourtant, je vis cette guerre depuis dix ans, neveu, et je puis t’assurer que je n’ai rien vu qui contredise cet état de fait. A chaque fois que le royaume a défait une armée ennemie et repris une position, le double d’ennemis tués est rapidement arrivé sur les lieux pour nous en extirper. Et ce, systématiquement ! C’est comme si les battre les rendait plus forts !
– Ça ne m’impressionne pas. Aucune armée n’a de ressources illimitées, et celle-ci ne fait sûrement pas exception à la règle.
– Mais enfin, Minos…
– Rien du tout ! J’ai raison, point.
– Même quand tu as tort ?
– Surtout quand j’ai tort, car je suis le chef !
– Pourquoi cet argument, le plus stupide qui soit, est-il toujours invoqué dans ce genre de cas ?
– Je ne sais pas, mon oncle, mais il n’en reste pas moins efficace. Bon, écoutez-moi tous. Nous allons manger un morceau. Ensuite, Etotté, tu vas aller en reconnaissance jusqu’à la ravine de Desper ; même si tu ne connais pas trop le coin, tu es un forestier, donc si on te donne sa direction approximative, tu devrais la trouver facilement, elle est suffisamment grande pour cela. Tu sauras que tu es arrivé quand tu manqueras de tomber dans un précipice ! Parnos, tu retourneras vers la forteresse et le tunnel que nous avons pris. Si quelque chose bouge, tu nous rejoins et on lève aussitôt le camp, direction la ravine. Kentos, repérage plus avant dans la forêt, pour nous dégotter un bel endroit où nous installer. Sitôt fait, tu nous rejoins, soit ici, soit à Desper. Des questions ? Non ? Alors, bon appétit ! conclut-il en fouillant dans un sac à la recherche d’une pomme et du dernier bout de lard salé issu des provisions qu’ils avaient emmenés avec eux en débarquant.

A peine une demi-heure plus tard, Parnos surgit, hors d’haleine : des centaines de Guzruns avaient pris position dans la forêt, qu’ils ratissaient systématiquement à la recherche des intrus. Ils levèrent le camp et Parnos les guida en direction de la ravine de Desper. Ils finirent par tomber sur Etotté, qui en revenait, et ils reprirent la route.
Arrivés devant le large précipice, ils entreprirent de descendre, ce qui ne fut pas une tâche facile, les ronces omniprésentes ne leur facilitant pas la vie. Ils s’installèrent au bord de la rivière, au fond de la ravine, cachés par de grands sapins qui poussaient là, tandis que Parnos et Etotté restaient en haut pour surveiller les mouvements ennemis.
Alors que la nuit commençait à tomber, les deux éclaireurs revinrent avec de bonnes nouvelles : les Guzruns avaient fait demi-tour arrivés à la ravine, sans chercher à l’explorer plus avant. Soit ils ne voulaient pas aller plus loin, soit la nuit tombante les en dissuadait, auquel cas ils reviendraient le lendemain.
Tandis que le groupe s’installait pour la nuit, un système de guet fut mis en place pour la nuit, au cas où. Elle fut calme. Les trois jours suivants, aucun Guzrun ne pointa le bout de son nez. Kentos non plus. Pendant ce temps, la vie du campement s’organisait : ils bâtirent des huttes sommaires et firent l’inventaire des ressources à leur disposition, qui s’avérèrent nombreuses. Il y avait de nombreuses variétés de fruits, et la rivière était poissonneuse, ce qui fit grimacer Parnos de dépit.
Au bout d’une semaine, Kentos n’était toujours pas revenu. Le cœur serré, Minos se demanda s’il ne l’avait pas envoyé à la mort. Il eut alors un grand sentiment de perte, non pas parce qu’il s’agissait de Kentos en particulier, mais parce qu’il venait sans doute de perdre un membre de sa Maison. Il ne restait donc désormais que lui et Parnos, et il se rendit compte que sa Maison n’avait jamais été aussi proche de son extinction.
Une noble Maison dont l’existence remontait à avant la libération de Lul par Lommé ! Minos voulait libérer ses terres car il considérait que tel était son devoir, et voilà qu’une nouvelle pensée, à laquelle il n’avait jamais accordé le moindre instant, se faisait jour en lui : il devait pérenniser la Maison d’Ertos afin que celle-ci ne sombre pas dans l’oubli !
Mais cela s’avérerait-il possible un jour ? Minos eut l’impression soudaine que le temps jouait contre lui, et ce depuis qu’il avait embrassé la carrière de pirate. Il avait la sensation d’être continuellement en sursis, et cela ne durerait pas éternellement.
Ils se tinrent tranquilles au fond de la ravine une semaine de plus, et Minos mit à profit ce répit pour continuer à entraîner ses troupes : combats à l’épée pour les « combattants », et tir à l’arc pour les « non combattants ». Tous partaient également en reconnaissance, tour à tour, afin de se familiariser avec le pays.
Au soir du quatorzième jour de cette vie recluse, Minos se fit une raison. Kentos Vildetos Ertos ne reviendrait pas. Le valeureux Enkar devait avoir rencontré son destin. Il envoya tout le monde se coucher tôt, car le lendemain, la Maison d’Ertos allait véritablement entrer en guerre contre les armées d’Isenn, avec à sa tête Minos Kardanos Ertos, au poing duquel se dresserait Tremnu la Sanglante !