Chapitre XVIII : Reconquête

Au bout d’une semaine d’observations précises, ils savaient à quoi s’attendre concernant les effectifs guzruns occupant la forteresse et ses alentours. Fidèle à sa tactique de guérilla, Minos ordonna une première attaque contre une patrouille Guzrun partie en reconnaissance dans la forêt. Echaudés par leurs récentes pertes, les soldats d’Isenn ne se déplaçaient plus que par groupe de cinquante, ce dont Minos se moquait éperdument : cela ne changerait rien à leur destin.
Son armée personnelle comptait trente hommes, et celle de Galatté deux cent cinquante, soit la moitié des Villageois. L’autre moitié se constituant des femmes, enfants, vieillards et pacifistes convaincus qui ne voulurent pas se joindre à la majorité.
Galatté mit au point l’embuscade, en postant l’intégralité de l’armée dans les arbres et les buissons entourant une grande clairière : à son signal, avec l’accord de Minos, une pluie de flèche s’abattit sur la patrouille, qui fut anéantie en quelques minutes. Les Guzruns avaient beau porter des armures légères, elles n’étaient pas capable de repousser des flèches. Pas un n’en réchappa.
L’armée des forestiers se fit un devoir de piller l’équipement des Guzruns récupérable, surtout les casques et les armes, puis se replia au Village. Beaucoup y virent une grande victoire et entendirent la fêter dignement, mais Minos et ses lieutenants gardèrent la tête froide : les techniques de guérilla ne les feraient pas gagner, et il était hors de doute que désormais, les Guzruns savaient que quelque chose allait se passer. Ils ignoraient quoi, mais devaient maintenant être prêts à tout.
Ce qui inquiétait surtout Minos était que l’étape suivante ne pouvait être qu’une bataille rangée, or ce type d’attaque ne se ferait sans lourdes pertes, qu’il n’était pas prêt à accepter. De toute manière, les Villageois ne l’auraient pas accepté non plus.
Il décida donc d’attaquer sur deux fronts.
La forteresse se trouvait à cinquante mètres à peine de la lisière de la forêt, et des dizaines de tentes vertes, campements pour la garnison guzrun, se dressaient juste à côté. Le camp des prisonniers humains se trouvait derrière et ne pouvait être observé de la forêt, caché par la forteresse. Néanmoins, Galatté envoya son meilleur éclaireur espionner les lieux de nuit, et il revint avec des informations déterminantes.
Les prisonniers étaient entassés dans une prison rectangulaire en plein air d’environ cinq cents mètres sur deux cents, et ceinte par une haute palissade de rondins. A chaque coin du camp se dressait une tour de guet, qui permettait de s’assurer que le calme régnait parmi les esclaves. Une immense porte à double battants, close par une barre de chêne impressionnante, était la seule entrée du camp. La barre était si lourde qu’il fallait pas moins de vingt Guzruns pour l’enlever, et la porte était elle-même dominée par deux nouvelles tours de guet.
D’après Corassé et les autres Luliens que Minos et son groupe avaient libéré, il y avait pour le moins des centaines de prisonniers, vivant dans des conditions atroces et entassés les uns sur les autres, femmes, hommes et enfants. La mortalité y était importante, et les maladies omniprésentes.
Un autre campement guzrun, plus petit que le premier mais lui aussi composé de tentes vertes, se trouvait à proximité, devant les champs que cultivaient les prisonniers pour apporter de la nourriture aux Guzruns et à leurs montures, une portion congrue leur étant allouée.
Apprendre les conditions de vie des prisonniers renforça de beaucoup la détermination des Villageois : bien sûr, ils se doutaient depuis toujours de cet état de fait, mais ils s’étaient appliqués à vivre leur propre vie de leur côté, préférant ignorer la misère des prisonniers car ils estimaient que de toute manière, ils ne pouvaient rien pour eux. Désormais, ils ne se voilaient plus la face, et beaucoup eurent honte d’être restés aussi longtemps sans agir. Maintenant, ils avaient hâte d’en découdre et de faire payer très cher aux Guzruns leurs exactions.

La bataille d’Ertos aurait lieu une nuit sans lune.
Un groupe de vingt hommes ouvrirait les hostilités à coups de flèches contre le campement guzrun situé près du camp de prisonniers, un autre d’une centaine investirait les tunnels, et le reste de l’armée, soit un peu plus de cent soixante hommes, serait caché en lisière de la forêt et s’en prendrait au campement guzrun dressé le long de la forteresse. Ce dernier groupe aurait également la charge d’empêcher tout Guzrun d’entrer ou de sortir de la forteresse, la seule entrée de celle-ci étant tournée vers la forêt et les envahisseurs n’ayant pas pris la peine d’en élaborer une seconde.
Minos était relativement confiant : ils étaient plus nombreux que l’ennemi, bénéficieraient de l’effet de surprise, et étaient mieux armés. Les Guzruns n’utilisaient que des armes de poing, aucune de jet, contrairement aux forestiers.
Etotté prit la tête du groupe de vingt hommes : il était secondé par un lieutenant de Galatté, et Saug faisait partie du groupe. Galatté s’était insurgé contre la présence d’un combattant aussi jeune, mais Minos n’avait rien voulu savoir : Saug était déterminé à participer, et il savait manier un arc aussi bien que certains adultes de leur entourage. Mais Minos avait tout de même pris Etotté à part pour lui ordonner de veiller tout particulièrement sur le gamin.
Saug avait désormais environ quatorze ans, et bien qu’il grandisse peu, comme beaucoup de Seitrans, qui atteignaient rarement plus d’un mètre soixante-cinq au terme de leur croissance, il n’en était pas moins solidement charpenté. Ses muscles saillaient sous sa peau presque mate, et beaucoup le pensaient plus âgé qu’il ne l’était. Ses cheveux, eux, blondissaient de plus en plus, mais leur ondulation d’antan avait laissé place à des boucles. Minos avait beaucoup de respect pour lui, mais regrettait qu’il fut si sérieux : il ne savait pas s’amuser et était dépourvu du moindre sens de l’humour. Il ne paraissait vivre que pour obéir aux ordres que Minos lui donnait, ce qui gênait quelque peu celui-ci, qui détestait être pris au sérieux tout le temps : certes, il fallait que ses ordres soient exécutés avec célérité quand il en donnait, mais il devenait un tout autre homme dans les périodes de repos et de détente. Saug, non.
Ce groupe serait le premier à ouvrir les hostilités. Il ferait un large détour pour se placer en position, et serait abrité par un simple talus quand il attaquerait. Son but serait de fixer l’ennemi : dans l’obscurité, les Guzruns ne connaîtraient pas le nombre de leurs adversaires, et dans l’état de tension latente dans lequel ils se trouvaient, il y avait de grandes chances pour qu’ils dégarnissent certaines de leurs positions.
Les deux autres groupes entreraient en action quelques minutes plus tard, le temps de laisser les Guzruns s’organiser contre le groupe des vingt. Celui de Minos investirait les tunnels et attaquerait la forteresse de l’intérieur, « vite et fort », comme il l’avait dit, et avec la centaine d’hommes qui l’accompagnerait, il ne voyait pas ce qui pourrait bien leur arriver : lui serait en tête, Tremnu à la main, aussitôt suivi de Parnos et Kraeg, eux-mêmes talonnés par les porteurs de torches et les archers. Hors de question de tâtonner dans le noir, cette fois-ci : la discrétion et la subtilité ne seraient pas de mise.
Le dernier groupe, enfin, sous les ordres de Galatté, serait posté à l’orée de la forêt, de manière à avoir dans leur champ de tir l’entrée de la forteresse et le deuxième campement guzrun. Fort de cent soixante éléments, ceux-ci devaient attaquer le campement à coup de flèches enflammées, dans le but de brûler les toiles de tentes de la garnison ennemie, et veiller à ce que nul ne franchisse les lourdes portes de la forteresse.
Dès que les groupes de Minos et de Galatté seraient entrés en action, celui d’Etotté devrait aussitôt cesser les hostilités et refaire le grand tour pour rejoindre l’abri de la forêt et le groupe de Galatté. Et quand Minos et les siens auraient nettoyé et pris le contrôle de la forteresse de ses aïeux, ils agiteraient des torches en haut de chaque tour pour faire signe au groupe de Galatté de les rejoindre.
Minos était très satisfait du plan qu’il avait mis au point, et ne voyait pas ce qui pourrait l’empêcher de fonctionner parfaitement. Il allait vite déchanter, et beaucoup plus tôt que prévu !

Le groupe d’Etotté était parti se mettre en position depuis une petite demi-heure quand Minos donna le signal de départ à ses propres troupes. Ils allaient lentement car leur arrivée, à défaut de la suite, devait absolument être discrète. Les Guzruns connaissaient le passage qu’ils visaient, d’autant plus qu’ils les y avaient rencontré la dernière fois. Nul doute que le tunnel serait étroitement surveillé. Aussi firent-ils halte quelques centaines de mètres avant l’ouverture, et Minos et Parnos allèrent en reconnaissance estimer les défenses ennemies.
Ils ne virent rien, bien que leurs yeux eussent eu le temps de s’adapter à l’obscurité ambiante. Pas un mouvement, pas un feu de camp, rien que l’ouverture béante du tunnel, qui avait été débarrassée du linceul de végétation qui la protégeait la dernière fois qu’ils étaient venus. Sur un signe de Minos, ils s’approchèrent subrepticement, rampant au milieu du silence nocturne que ne troublaient que quelque coups de vent faisant s’agiter les feuilles des arbres et quelques ululements lugubres lancés par des créatures invisibles.
Arrivés de part et d’autre de l’entrée, ils se redressèrent et empoignèrent leurs armes. Minos jeta un rapide coup d’œil, qui ne lui apprit rien. Parnos fit de même, avec le même résultat. Minos attrapa une pierre à tâtons et la jeta dans l’ouverture, espérant provoquer une réaction. Il y en eut une, mais pas celle espérée. A peine deux secondes après qu’il l’eut jetée, il l’entendit heurter un obstacle et tomber à terre, or ce début de tunnel formait un cercle de deux mètres de diamètre.
Prêts à frapper, ils s’engagèrent dans le boyau, et se retrouvèrent nez à nez avec un mur de pierres !
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Minos, incrédule.
– Des pierres liées avec du ciment, répondit lugubrement Parnos après avoir collé son nez contre l’obstacle.
Minos frappa le mur avec le bout du manche de Tremnu, qui rendit un son plein. Les Guzruns n’avaient pas voulu prendre le moindre risque avec ce boyau et l’avait tout bonnement condamné, s’évitant ainsi la corvée d’avoir à le surveiller.
Le cœur serré, Minos se tourna vers son serviteur et lui demanda d’une voix blanche :
– Parnos, tu peux m’expliquer pourquoi on n’a pas fait de reconnaissance jusqu’ici ?
– Parce que nous sommes stupides, jeune maître ! Et cette stupidité pourrait bien nous coûter fort cher !
– Réfléchis bien. C’est tout un réseau de tunnels qui conduit à la forteresse : il doit bien y en avoir un connu seulement de toi et de mes défunts parents, bref seulement de rares proches de la famille, et que les Guzruns n’ont pas pu découvrir !
– Oui, il y en a bien un ou deux. Mais le plus proche d’ici est trop étroit, c’est un goulet d’étranglement duquel on ne pourrait sortir qu’un par un : il serait trop facile pour les Guzruns de nous abattre si nous l’empruntions, surtout qu’il conduit au puits de la cour de la forteresse. Mais il y en a un autre…
– Dépêche-toi, vieux, on n’a pas toute la nuit ! l’apostropha fébrilement Minos. Il faut absolument qu’on soit en position quand la bataille va commencer !
- Il est à cinq kilomètres d’ici.
– Cinq ? On prenant notre temps, on peut le rejoindre en une heure, alors que l’attaque peut débuter d’un instant à l’autre ! Tu n’as pas mieux à me proposer ?
– Non, désolé.
– Alors, cours ! Passe devant, on rejoint les gars !
Ils ne mirent que quelques minutes à les retrouver, malgré la nuit noire qui faisait perdre ses repères à Parnos. Il était très inquiet à l’idée de servir de guide au groupe, car tous n’avanceraient pas à la même vitesse, et lui-même n’ayant pas arpenté la forêt depuis tant d’années, il n’était même pas certain de retrouver l’entrée du tunnel dont il venait de parler à Minos.
Pendant que Minos expliquait brièvement la situation et faisait passer le mot, Parnos se concentrait intensément, cherchant à se souvenir de tout détail qui pourrait l’aider à localiser l’endroit.
Quand Minos donna le signal de départ, au trot, Parnos avait une vague idée de la direction à prendre, mais son esprit était par ailleurs désespérément vide de toute autre indication. Ils ne progressaient que depuis quelques minutes quand ils entendirent du bruit, assourdi, provenant de quelque part derrière eux. La bataille commençait, et alors qu’ils auraient déjà dû être en position d’y participer, les voilà qui lui tournaient le dos pour s’enfoncer dans la forêt.
Minos désespérait intérieurement : lui comme les autres trébuchaient de temps en temps, et leur groupe, parti compact, forma bientôt une longue colonne. Minos ordonna d’allumer des torches : il était impératif qu’ils voient où ils mettaient les pieds.
Ils avançaient depuis demi-heure quand ce fut au tour de Parnos de trébucher en jurant. Mais avant que Minos ne l’ait rejoint, il poussa un cri de joie.
– Je sais où nous sommes, Minos ! Voilà le Chêne du Merlhand, qui fut offert à votre arrière-grand-père Mélentos par…
– On s’en fiche, Parnos, on s’en fiche ! cria Minos. Où est cette maudite entrée ?
– A une centaine de mètres. Par ici ! fit-il en se remettant à courir, pour s’arrêter quelques instants plus tard devant une masse sombre et gigantesque.
– C’est sans doute l’un des plus vieux et des plus grands chênes de la forêt, et il y a un boyau qui commence dans ses racines, expliqua-t-il. Ce tunnel est différent des autres car il n’est pas naturel : c’est le troisième comte Ertos qui l’a…
– On s’en fiche, par Arsanné le Maudit ! beugla Minos dans l’oreille de Parnos et en le secouant par le col. On fonce, je te dis !
Mais Parnos lui posa une main sur l’épaule et riva ses yeux sur les siens, dans le but évident de le calmer, ce à quoi Minos n’était pas enclin.
– Quoi, encore ? demanda Minos d’une voix à peine plus calme, tandis que le reste de leur groupe commençait à se rassembler autour d’eux.
– Comme je vous le disais, ce tunnel a été construit, par votre ancêtre Ranatos. Il est long d’à peu près trois kilomètres mais part en ligne droite et a toujours été entretenu depuis son édification, il y a six cent cinquante ans. Enfin, sauf les dix dernières années, bien sûr, mais il ne devrait pas en avoir trop souffert. On va pouvoir courir sans risquer la chute. Il nous conduira à la cave de la forteresse.
– Faites passer le mot ! cria Minos à la cantonade. Et maintenant, on fonce ! Je n’ose imaginer ce qui se passe à la forteresse pendant ce temps-là !
Et ils coururent à nouveau, comme si les gardiens des Dix-Huit Enfers Aiger étaient à leurs trousses. Minos fut ulcéré de constater que malgré ses quarante-cinq ans passés, Parnos était en train de le semer, et le fut d’autant plus que le souffle de Kraeg, qui le suivait, se rapprochait. Ô Lommé qu’il avait hâte d’évacuer sa frustration en fendant des crânes de Guzruns !
Au bout de ce qui lui parut être une éternité, il trouva Parnos, qui reprenait laborieusement son souffle, arc-bouté contre un mur de pierre, qui marquait la fin du tunnel.
Haletant, Minos lui lança :
– Ne me dis pas…que ce boyau…est également…condamné ?
Parnos secoua la tête.
– Non, tout va bien. Le mécanisme qui fait basculer le mur a l’air intact. Reposons-nous un instant en attendant les autres.
– Non, non et non ! fit Minos d’un ton qui ne souffrait d’aucune réplique. On entre, on prend nos marques, et les gars se reposeront sur le chemin ! On a déjà perdu trop de temps !
– Très bien, répondit Parnos avec un soupir résigné.
Il se tourna vers un levier et l’abaissa, dès qu’il se fut assuré que Minos et Kraeg, seuls arrivés jusque-là, avait chacun son arme à la main.

Le mur pivota d’une vingtaine de centimètres, accompagné de grincements déchirants, avant de s’arrêter.
– C’est pas vrai ! siffla Minos entre ses dents. Rien ne nous sera donc épargné, cette nuit ? Kraeg, prend appui contre le mur, arc-boute-toi contre cette maudite porte et fais la basculer ! Laisses-y ta peau s’il le faut mais ouvre-nous le passage !
Sans un mot, Kraeg se mit en position comme il le put. Il exerça une pression moyenne pour tester la résistance de la porte, et ne la sentit pas bouger d’un iota. Inspirant profondément et calant son dos contre l’embrasure en pierre, il poussa la porte avec ses mains, de toutes ses forces de demi-géant. Au départ, rien ne se passa. Puis, alors que la pression qu’il exerçait commençait à le faire souffrir, il sentit un frémissement. Il mobilisa alors toute sa volonté et toute sa puissance en décrétant intérieurement que cette maudite porte de pierre céderait, en même temps que ses bras ou que son dos s’il le fallait, mais qu’elle céderait.
Ce fut la porte qui céda, même s’il fallut de longues minutes à Kraeg pour récupérer de son effort colossal. Sa peau cuivrée luisait de sueur et ses bras tremblèrent un bon moment, tandis que Minos, Parnos et les premiers hommes arrivés entre-temps investissaient les caves de la forteresse sans rencontrer âme qui vive.
La vaste pièce rectangulaire avait en son temps servi de garde-manger à la Maison d’Ertos, et il s’avéra vite qu’elle servait le même but sous le règne guzrun. Le long d’un mur, un escalier large d’un bon mètre cinquante menait à une porte carrée de deux mètres sur deux.
Chassant la fatigue, Minos s’y précipita et colla l’oreille sur le battant. Une fois les battements de son cœur calmés, il n’entendit que des bruits feutrés, et en conclut qu’il n’y avait personne derrière. Evidemment, quand il voulut l’ouvrir, elle resta close, et il entendit de l’autre côté un bruit de chaînes : la porte était soigneusement fermée pour ne pas qu’un Guzrun n’ait l’idée de piller le garde-manger des occupants !
A ce moment, Minos se sentit las comme il ne l’avait jamais été auparavant. Il se tourna vers ses hommes, qui avaient investi l’escalier à sa suite, et scruta les visages fatigués mais prêts à en découdre. Il leur montra Tremnu d’une manière ostentatoire, puis leva son poing serré en signe de victoire.
Pour la première fois cette nuit-là, il fit danser et chanter Tremnu. Ce ne serait pas la dernière fois, loin de là. Il donna cinq coups aussi rageurs que ravageurs et défonça ce qu’il restait de la porte à grands coups de pied. Sous ses pieds, la terre battue de la cave avait laissé place aux dalles uvnasiennes de la forteresse de son père : Minos rentrait enfin chez lui, après plus de dix ans d’absence !
Il fut submergé par un flot d’émotions, qu’il refoula aussitôt dans un coin de son cerveau : hors de question de se laisser distraire. Il retrouva dès lors toute sa concentration, et un plan de la forteresse s’imprima dans son esprit, comme s’il l’avait quitté la veille. Il fut à peine désarçonné par le fait que ses couloirs lui paraissaient bien moins imposants que par le passé, comme s’ils avaient rapetissé avec le temps. La configuration restait la même, et il ne s’attarda pas non plus sur ce changement de perspectives.
Il courut à travers le couloir et prit le troisième embranchement sur sa droite, qui conduisait à un escalier qui montait et le mènerait aux cuisines. Il se jeta de toutes ses forces sur la porte fermée qui l’en séparait. Les fins panneaux de bois qui la composaient cédèrent aussi aisément que si elle avait été constituée de papier.
Toujours personne. Il se jeta vers un couloir adjacent, surmonté d’une arche finement ouvragée, et au bout de laquelle il savait trouver la salle à manger ordinaire. Il y vit trois Guzruns qui discutaient sur un ton animé, et il fut sur eux comme un éclair, avant même qu’ils ne l’eussent vu. Il les tailla en pièces en un instant et continua à courir vers l’arche suivante, qui le mènerait à la salle de réception, la plus grande pièce de la forteresse, un grand carré de cinquante mètres de côté.
Il s’arrêta dans l’embrasure de l’arche en tendant l’oreille et en attendant que ses troupes le rejoignent. Il entendit pas mal de remue-ménage, allées et venues et beaucoup de conversations, dans la langue gutturale des Guzruns. Il jeta un coup d’œil rapide par l’ouverture pour voir à quoi s’attendre, et eut la confirmation qu’en toute logique, les Guzruns avaient choisi la salle de réception comme quartier général.
Il n’y avait pas moins de six ouvertures débouchant sur la pièce, autant de sorties à surveiller et à sécuriser pour lui et ses hommes. A partir de là, on avait accès à toutes les dizaines d’autres pièces de la forteresse. Minos hésita brièvement quand à la marche à suivre : devaient-ils s’emparer à tout prix du donjon et de ses nombreuses pièces, pour se concentrer ensuite sur l’enceinte extérieure et les remparts, ou l’inverse ? Quelle que ce soit sa décision, ils avaient intérêt à assurer leurs arrières s’ils ne voulaient pas être pris à revers.
Il prit Parnos à part et lui chuchota :
– On se sépare en deux groupes dès qu’on a pris la salle de réception. Tu t’occupes du donjon, que tu connais mieux que moi : s’il y a des surprises, tu sauras les contourner. A l’extérieur, non seulement ça n’a pas du changer énormément, mais les modifications éventuelles seront visibles. Nul besoin de connaître les lieux comme sa poche pour s’y retrouver. Dès que tu tiens le donjon, tu enflammes une torche pour que Galatté et ses hommes nous rejoignent pour finir le ménage.
– Oui, en espérant qu’il soit parvenu à empêcher les Guzruns basés à l’extérieur de la forteresse de la rejoindre.
– On est obligé de considérer que chacun a rempli son rôle, sinon on arrivera à rien.
– Très bien, au boulot ! Vous passez devant et je compte les hommes qui entrent à votre suite. Dès que la moitié est passée, je prends les autres avec moi. Foncez vers l’arche qui fait face à celle-ci et…
– Je déboucherais sur l’entrée principale et le Grand Hall, oui, je me souviens. De là, on attaque dehors.
– Ne traînez pas en chemin et ne vous occupez pas de ce qui se passera derrière : on vous couvrira et personne ne passera.
Minos plongea son regard dans celui de Parnos et lui posa la main sur l’épaule pendant quelques secondes. Ils ne dirent plus rien et finirent tous deux par hocher la tête. Minos recula de deux pas, leva Tremnu au-dessus de sa tête en la montrant ostensiblement à ses hommes, puis franchit l’arche en courant et en criant de toutes ses forces : « ERTOS ! ».
Sa charge brutale, avec ses hommes sur ses talons, décontenança totalement les Guzruns, qui ne s’attendaient pas à être ainsi attaqués de l’intérieur, pensant avoir condamné tous les passages secrets qui conduisaient de l’extérieur à la forteresse. Les officiers supérieurs, se préoccupant avant tout de la stratégie et de la tactique à mettre en place, n’arboraient pour leur part que des épées de cérémonie. Les quelques Guzruns armés de pied en cap présents dans la salle de réception faisaient office de lien entre le quartier général et les troupes sur le terrain, et l’état-major n’avait pas jugé utile de s’adjuger une garde personnelle en ces lieux.
Minos contourna la vaste table ronde en chêne massif, d’un diamètre supérieur à quatre mètres, qui était majestueusement posée au milieu de la pièce, et il ne ralentit même pas en tailladant allègrement tous les ennemis qu’il trouvait sur son chemin. Il fallait profiter de l’effet de surprise et investir la place le plus vite possible, pour ne passer à l’ennemi le temps de s’organiser.
Ils traversèrent la salle de réception comme un tourbillon rageur, toute la détermination du monde inscrite sur leur visage. Ils poussaient des cris de guerre en chargeant furieusement et mettaient toutes leurs forces dans la bataille, évacuant en cet instant dix ans de frustrations et d’occupation par l’ennemi. Le peu de Guzruns qu’ils rencontrèrent pendant qu’ils rejoignaient au pas de course le grand hall qui menait à l’entrée principale du donjon n’étaient pas de taille à affronter ces humains ivres de victoire et de sang, et le groupe de Minos déferla dans la cour qui entourait le donjon, ceinte par les remparts de la forteresse.
L’entrée du donjon donnait à l’opposé de la grande et unique porte des remparts, pour donner du fil à retordre à tout éventuel envahisseur, et Minos ne se posa de question : il fonça tout droit, vers l’un des nombreux escaliers de pierres qui montaient vers le chemin de ronde. Il eut juste le temps de se dire que les Guzruns faisaient décidément d’une arrogance incroyable : ils n’avaient visiblement que des épées pour se battre, pas un seul arc, pas un seul engin de siège. Occupaient-ils le pays depuis si longtemps qu’ils estimaient que nul ne serait assez fou pour tenter de les déloger, et leurs systèmes de défense avaient-ils pâti de cette certitude ? Sans doute, pensa Minos. Suite à son action, les choses allaient sûrement changer, mais en attendant il comptait bien en profiter !
Il arriva rapidement au chemin de ronde, qui suivait les six pans du mur d’enceinte entourant la forteresse, et ordonna à Kraeg, qui le suivait comme son ombre depuis que Parnos les avait quitté, de prendre la moitié des hommes et de se frayer un chemin vers la gauche. Lui partit vers la droite, avec désormais Corfilanné sur ses talons.
Ils progressaient si facilement que cela ne fit que renforcer la perplexité de Minos quand aux Guzruns. Ceux-ci semblaient totalement éberlués par l’attaque et ne se défendaient que mollement, comme s’ils ne savaient pas trop quelle attitude adopter face à ces humains déchaînés qui sortaient d’ils ne savaient pas où.
Leur nombre paraissait pourtant bien plus important que celui des assaillants, mais Minos, combattant d’autant plus intraitable qu’il maniait Tremnu avec une redoutable dextérité, faisait des percées terribles dans les rangs adverses. Le chemin de ronde n’avait deux mètres de large et ses hommes tâchaient d’avancer au même rythme que lui, afin d’éviter qu’il ne se retrouve isoler au milieu des Guzruns.
Les forces d’Isenn ne parvenaient pas à reprendre la main, d’autant qu’ils n’avaient toujours pas réussi à comprendre ce qui se passait. Certains fuirent les remparts et se précipitèrent vers la grande porte de la forteresse, cherchant leur salut dans la fuite. Ils n’y rencontrèrent que les flèches des hommes de Galatté, embusqués à une cinquantaine de mètres de là, sous le couvert des premiers arbres de la Vieille Forêt.
Dès que Minos et ses hommes eurent franchi les trois pans de remparts qui les séparaient de la grande porte, il laissa ses hommes en mener l’assaut, estimant qu’ils seraient à même de se débrouiller seuls, au vu de la débandade guzrunne, et prit un peu de recul pour examiner la situation.
Il vit avec satisfaction que Kraeg et son groupe arrivaient à leur tour à la grande porte, par l’autre côté des remparts, et prit quelques secondes pour admirer le demi géant. Il écrasait allègrement les Guzruns qui lui faisaient face, et Minos sourit brièvement en voyant les pitoyables efforts des hommes d’Isenn pour l’abattre : il était deux fois plus grand que les plus hauts d’entre eux, qui lui arrivaient à peine au-dessus du ventre. Son gourdin cerclé de fer et orné de pointes métalliques s’abattait avec une régularité de métronome, envoyant valdinguer en tous sens des Guzruns désarticulés qui s’écrasaient alors au pied des remparts, en couinant ou hurlant.
Par-dessus les remparts, il vit que les deux camps de Guzruns résistaient toujours, mais ils étaient en flammes. Ceux-là ne cherchaient pas à fuir mais semblaient attendre le moment d’en découdre au corps-à-corps. Hors de question de leur donner ce plaisir, se dit Minos.
– Corfilanné ! cria Minos. Dès que vous aurez pris la porte, fais agiter des torches, que les archers de Galatté nous rejoignent ! Dès qu’ils sont là, divise-les en deux : un groupe sur les remparts pour cribler de flèches les Guzruns restés à l’extérieur, et un autre pour marcher sur eux, je dis bien marcher et pas courir ! Tu fais couvrir ce dernier groupe par nos fantassins qui viennent de s’emparer les remparts ! Je vais voir ce que fiche Parnos et ses gars.
Corfilanné leva le pouce vers Minos pour lui indiquer qu’il avait bien compris, et sans se dérider le moins du monde. Depuis l’épisode de sa lâcheté, il ne desserrait plus guère les lèvres et affichait un air sempiternellement austère.
Il est devenu un combattant honorable, se dit Minos en faisant signe à quelques-uns de ses hommes de le suivre vers le donjon, mais il faudra encore un long moment avant qu’il ne se pardonne à lui-même.
A la tête de son petit groupe de cinq ou six hommes, il n’eut pas le temps de franchir l’entrée du donjon qu’il tomba nez à nez avec des hommes de Parnos, qui en sortaient justement. Ils lui sourirent dès qu’ils le virent, ce qui le soulagea quand à l’évolution de la situation à l’intérieur, et un grand sourire éclaira son visage quand il vit, en haut de la plus haute tour du donjon, son bon vieux Parnos qui croisait et décroisait ses bras dans de grands mouvements amples, une torche embrasée dans chaque main.
Le donjon était pris, les remparts aussi ! Restaient les Guzruns des camps de l’extérieur, et Minos avisa du coin de l’œil Corfilanné et Kraeg, qui sortaient à ce moment de la forteresse avec des dizaines de soldats à leur suite. Il envoya le reste de ses fantassins les rejoindre et franchit la grande porte de la forteresse à son tour, tranquillement, en jouant négligemment avec Tremnu.
Il s’approcha des camps Guzruns, harcelés par les humains, et en vit beaucoup qui s’enfuyaient vers l’ouest, vers la forteresse de Tarlas, leur principale place-forte. Une pluie de flèches ne cessait de s’abattre sur eux, et des cris de liesse se firent entendre du côté des humains, quand l’immense porte du camp de prisonniers fut ouverte. Des centaines de captifs qu’ils contenaient en sortirent, ivres de joie, et se précipitèrent dans les bras de leurs libérateurs. D’autres, sans force, malades ou épuisés, ne bougèrent pas de leur paillasse sommaire.
Minos sentit lui aussi ses yeux s’embuer de larmes naissantes, de joie, et se dit que cette bataille trouvait là toute sa justification : que ces retrouvailles étaient belles et émouvantes ! Mais dès qu’il entendit des pas se rapprocher derrière lui et qu’il vit qu’il s’agissait de Parnos, et s’essuya les yeux discrètement, prit un air renfrogné et lui lança sur un ton faussement irrité :
– Dis donc, t’en as mis du temps ! Tu t’es arrêté pour prendre un en-cas dans les cuisines, ou quoi ?
– Oui, jeune maître, fit joyeusement Parnos sans se laisser décontenancer. Il y avait des tartes aux mirabelles, et je n’ai jamais réussi à y résister !
Il n’était pas dupe de l’attitude de Minos, dont les yeux brillaient autant que les siens. Bras dessus bras dessous, tout sourire, ils attendirent les rapports des autres lieutenants. A l’est, les premières lueurs du jour faisaient leur apparition.

Mais Minos cessa vite de sourire, en songeant à tout ce qu’il restait à accomplir. Il ordonna à quelques-uns de ses hommes, qui erraient non loin, le visage hilare, de retourner à la salle de réception de la forteresse et d’en enlever les corps ennemis qui la jonchaient. Il en envoya d’autres à la recherche de Kraeg, Corfilanné, Saug, Eliniloccé, Etotté, Noïtté, ainsi que Galatté et ses plus proches lieutenants, avec ordre de les envoyer à la salle de réception.
Ils avaient peut-être gagné la bataille, mais ce n’était qu’un timide début, qu’il allait falloir confirmer très rapidement, au risque de tout perdre. Il fit suivre à Parnos de le suivre et ils rentrèrent dans la forteresse. Ils allèrent jusqu’aux cuisines, où ils firent main basse sur toute le nourriture alléchante que leurs bras pouvaient porter, et ils allèrent la déposer sur la grande table ronde de la salle de réception. Là, Corfilanné et Saug les attendaient déjà, et ils firent tous ensemble une autre razzia, cette fois-ci dans la cave qui servait de garde-manger.
Ceci fait, ils se mirent en quête de chaises, qu’ils disposèrent autour de la table, et ils s’installèrent en attendant les autres, qui arrivèrent peu à peu. Dès que tous furent là, Minos prit la parole.
– Bon, les gars, on a gagné, c’est très bien, nous avons libéré des centaines de prisonniers, tout cela est parfait mais ne doit pas nous faire oublier la suite. Et la suite, ça va être les représailles que ne vont pas manquer d’exercer les Guzruns dès qu’ils seront au courant de ce qui s’est passé ici. Il faut que nous recrutions d’urgence de nouveaux soldats parmi les prisonniers libérés, et que nous sécurisions un large périmètre autour de la forteresse pour espérer la garder. C’est la prochaine bataille, contre le gros des forces d’Isenn dans la région, qui sera déterminante quant à la liberté des Marches de Lul !
Tandis que tous réfléchissaient à ces paroles, Galatté se leva et dit :
– Si les effectifs de notre armée augmentent de manière très importante, il nous faudra revoir toute son organisation. Et j’ai déjà quelques idées en la matière, surtout une, en fait.
– C’est une très bonne remarque et je comptais y venir, mon vieux, assura Minos. Que proposes-tu ?
– On ne peut plus prétendre qu’il y a deux chefs à notre armée, toi pour tes connaissances stratégiques, et moi parce que mes troupes sont les plus nombreuses au sein de notre armée. Il n’en faut qu’un seul, et il est évident à mes yeux que ce rôle doit te revenir. Je sais diriger mes forestiers au mieux de leurs capacités et sûrement mieux que tu ne le ferais, c’est certain, mais mener une bataille traditionnelle est une toute autre histoire, et cela, je reconnais que je n’en suis pas capable. Je propose donc que tu deviennes le général de notre armée.
– Et pourquoi serait-ce Minos ? demanda Eliniloccé d’un ton agressif. Il est comte, certes, mais d’autres ici le sont aussi, comme Corfilanné, Noïtté et moi-même. En vertu de quoi devrions-nous nous placer sous ses ordres ?
Beaucoup furent étonnés de l’entendre, lui si docile jusque-là.
– Minos à notre tête, cela me convient tout à fait, assura Noïtté en souriant. Je n’ai pas la prétention d’être un stratège et cela n’est pas prêt d’arriver.
– C’est un bon chef et je le suis sans hésiter, renchérit Corfilanné sur un ton froid.
– Et bien pas moi ! insista Eliniloccé. Maintenant que nous sommes dans les Marches et que nous y avons repris pied, je vais reprendre mes terres ancestrales à la tête de tous les serfs de ma famille qui ont été libérés aujourd’hui.
– Plusieurs petites armées ne nous serviraient à rien, intervint Parnos. Elles se feraient toutes écraser les unes après les autres. Non, il nous faut une grande armée, avec un chef valable à sa tête.
– Minos a pourtant prouvé que les techniques de guérilla fonctionnaient, et il n’y aucune raison que cela ne continue pas !
– Erreur, Eliniloccé, répondit Minos. Nous n’avons pu utiliser cette technique que tant que les Guzruns n’étaient pas préparés à y faire face. Mais ce n’était qu’un pis-aller, une action symbolique. Ce n’est sûrement pas comme cela que nous gagnerons à long terme.
– Quoi qu’il en soit, ma décision est prise, et je ferais comme j’ai dit de mon côté !
Ces paroles déclenchèrent un trouble certain, et ulcérèrent Minos, qui se rendait compte à quel point il pouvait être mortel de diviser leurs forces. Les paroles, affirmations et menaces ne tardèrent pas à jaillir, avant que, deuxième surprise de cette réunion, Noïtté n’y mette un terme en beuglant « SILENCE ! » de toutes ses forces, ce qui mit aussitôt fin à toutes les discussions.
Le visage rouge d’avoir osé s’imposer ainsi, Noïtté se rassit lentement. Tous les yeux étaient rivés sur lui et il mit un certain temps à réussir à sortir de sa gêne. Il parla enfin.
– Nous savons tous ici que le roi lui-même a accordé sa bénédiction à Minos pour cette mission de libération dans les Marches. Il est de ce fait le général de notre armée, je pense que tout le monde ne peut qu’être d’accord avec cela, à moins de contrevenir à une décision royale.
Plusieurs acquiescèrent à ces paroles après y avoir réfléchi. Mais Noïtté ne poursuivit pas : il fixait Eliniloccé et semblait attendre que celui-ci admette cette réalité. Il finit par hocher la tête à son tour, mais rétorqua.
– D’accord, il est général, mais je maintiens ce que je dis : je suis comte tout comme lui, et je peux choisir de monter ma propre armée si je le veux.
– Erreur, mon cher, répondit Noïtté dans un large sourire. En période de guerre, légalement, ce n’est pas le titre qui compte mais le rang militaire. Une juridiction est accordée au chef de l’armée, en l’occurrence les Marches, et ses décisions et ordres priment sur tout autre. Les dirigeants locaux, temporels comme spirituels, sont tenus de mettre toutes leurs forces à sa disposition s’il les sollicite.
– N’importe quoi, bougonna Eliniloccé, qui ne voulait pas en démordre.
– C’est pourtant la vérité, même si cela ne te plaît pas, insista Noïtté. Avant de venir ici, je travaillais aux services administratifs de la Cour, pour le compte du Conseil Législatif. Alors si je t’affirme que ce que je dis est la loi, sois sûr que c’est vrai !
– Eliniloccé, intervint Minos, je comprends que tu veuilles libérer les tiens le plus tôt possible, mais cela ne pourra être fait que quand nous aurons vaincu, tous ensemble, l’armée guzrunne qui occupe la forteresse de Tarlas. A ce moment là nous pourrons soulever le pays et renforcer nos défenses un peu partout. Avec un peu de chance, notre exemple sera suivi dans d’autres régions, et peut-être même que le roi lui-même montera une armée pour écraser les armées guzrunnes qui seront coincées entre les Marches et le sud du royaume. Ce que je veux dire, c’est que si nous restons encore ensemble un peu de temps, nous avons tous tout à y gagner. Pour le moment, nous avançons dans nos objectifs, mais diviser nos forces maintenant nous détruirait, sois-en certain.
– Soit, Minos, finit par céder Eliniloccé, je reconnais ton autorité et j’accepte de te suivre, au moins jusqu’à la prochaine bataille.
– Ça me convient. Nous verrons plus tard pour la suite.
Minos se leva alors et se mit à marcher lentement autour de la large table, les mains dans le dos. Sans regarder personne en particulier, il prit la parole :
– Aujourd’hui, nous avons libéré énormément de monde. Nous allons intégrer tous les prisonniers qui le veulent dans notre armée, et celle-ci va prendre une importance considérable. Tellement considérable que notre organisation actuelle ne suffira pas à la diriger. Nous allons donc créer des corps d’armée pour compartimenter tout cela et amener un semblant d’ordre. Nous sommes tous d’accord, je suis le général en chef de l’armée.
Il s’arrêta et son regard balaya les hommes autour de la table, qui acquiescèrent tous du chef, de manière plus ou moins prononcée.
– Bien. Parmi nos combattants, nous avons des fantassins et des archers. Galatté est nommé commandant du Corps d’Archers, dans la mesure où ses troupes se composent surtout de ses forestiers. Dans ce corps d’armée, il y aura les archers proprement dit, peut-être des archers se déplaçant à cheval – j’ai cru en voir quelques-uns – ou à dos de kokréus, et des éclaireurs, qui seront chargés d’espionner l’ennemi, afin que nous soyons au courant de ses allées et venues et si possible de ses intentions. Galatté, tu auras bien sûr en charge l’entraînement de tes troupes, présentes et à venir, et tu devras t’assurer qu’elles sont toujours prêtes à intervenir, surtout en cas d’imprévu. Et cela est également valable pour tous les autres commandants que je vais nommer. Nomme des capitaines pour te suppléer, qui devront avoir des lieutenants sous leurs ordres directs, ainsi que des sergents, qui dirigeront des unités plus petites. Si cela ne suffit pas, nomme des caporaux. Tu es responsable de tes hommes et de leurs promotions éventuelles. Est-ce clair ?
– Oui, général, fit Galatté en bombant inconsciemment le torse. Et si tu n’as rien prévu pour lui, j’aimerais qu’Etotté soit l’un des capitaines. Il n’est pas un pisteur mais est l’un des meilleurs archers que j’ai eu l’occasion de voir à l’œuvre.
– Je comptais te le confier, acquiesça Minos après s’être assuré que ces décisions convenaient à Etotté. Parnos, je te nomme aussi commandant : tu auras la charge directe du Corps d’Infanterie, continua-t-il sans même regarder son serviteur, sachant pertinemment que celui-ci serait d’accord. En outre, vois si nous avons suffisamment de montures pour monter un Corps de Cavalerie, ça pourrait servir. Eliniloccé et Corfilanné feront partie de tes capitaines. Noïtté, tu seras le troisième commandant de l’armée, poursuivit-il à la surprise générale. Tu t’occuperas du corps d’armée le plus important, le plus vital, celui sans qui tous les autres ne sont rien.
Noïtté, comme les autres, écarquilla les yeux de stupeur en entendant de telles paroles. Qu’est-ce qui allait bien pouvoir lui tomber sur la tête ?
– Je te charge de gérer tout ce qui ne concerne pas le combat direct, c’est-à-dire l’approvisionnement de l’armée, en armes, matériel et nourriture, bref l’intendance. C’est une lourde tâche, j’en ai bien conscience, et ingrate de surcroît : on attendra de toi que nul ne manque de rien, et tu peux toujours courir pour avoir des remerciements ! Par contre, sois certain que tu seras averti très vite du moindre manque, et qu’il te faudra le combler dans les plus brefs délais. Evite d’embaucher des hommes en âge et en état de se battre, je les préfère dans les deux autres Corps d’Armée. Prends des trop âgés, des trop jeunes, et n’hésite pas à incorporer des femmes, ajouta-t-il, déclenchant des murmures indignés.
– Des femmes ? manqua de s’étrangler l’un des lieutenants de Galatté, interloqué par ses paroles. Les femmes n’ont rien à faire sur un champ de bataille !
– Elles ont autant le droit que les hommes de défendre leurs terres, rétorqua Minos en rivant un regard glacial dans les yeux du lieutenant. Mettez-vous dans le crâne, tous autant que vous êtes, que nous sommes en guerre. Soit nous gagnons en perdant beaucoup d’hommes, soit nous perdons et c’est peut-être la dernière chance de libérer le pays qui s’envole. Alors, oui, je le répète, je veux des femmes à nos côtés : plus il y aura de monde avec nous, plus grandes seront nos chances de l’emporter. Encore une chose, Noïtté : la communication va être primordiale entre les officiers et les différents corps d’armée, aussi vas-tu mettre sur pied un système de messagers. Je pense que des jeunes, tels que Saug ici présent, sont parfaitement indiqués pour cela.
– Très bien, Minos, fit Noïtté machinalement, les yeux dans le vague, visiblement dépassé par tout ce qu’il entendait. Les messagers porteront des messages écrits ou oraux ?
– Oraux, aussi choisis-en qui ont une bonne mémoire. Tout le monde ne sait pas lire, encore moins écrire.
L’écriture et la lecture étaient en effet plutôt l’apanage des nobles, même si cela n’était pas institutionnalisé. La raison en était simplement que d’une part, les nobles avaient plus de temps devant eux pour pratiquer ces arts, et que d’autre part la grande majorité du peuple n’en avait tout simplement pas l’usage dans la vie quotidienne. Minos lui-même savait à peine lire. Il était en outre incapable de relire les caractères qu’il parvenait à grand peine à tracer : ses gros traits malhabiles et tremblants avaient longtemps fait le désespoir de Parnos, qui avait la mort dans l’âme renoncé à apprendre à écrire à son jeune maître, d’autant que celui-ci ne faisait pas montre d’une très grande patience dans l’apprentissage de cet art difficile.
– Kraeg, je ne t’ai pas oublié. Tu seras l’un des capitaines de Parnos, dans l’infanterie, mais avec un rôle spécial : je te nomme chef de la garde de l’armée. Cette garde s’assurera que les officiers supérieurs – jusqu’à capitaines – soient tout le temps en sécurité et veillera à ce que des rixes n’interviennent pas au sein même de l’armée. Enfin, il faudra mettre en place des rondes pour veiller sur notre campement. Voilà, ce sera tout pour l’instant. Commencez à prendre vos marques et à vous organiser, mais faites-le rapidement. Galatté, envoie dès maintenant des éclaireurs à la forteresse de Tarlas surveiller les Guzruns, et fais évacuer tous les prisonniers qui ne combattront pas à nos côtés vers le Village dans la Vieille Forêt. Parnos, réfléchis aux fortifications qu’il nous faut pour sécuriser la forteresse. Noïtté, fait un inventaire de toutes nos ressources. Au boulot tout le monde ! En cas de problème, vous me trouverez ici. Parnos, encore une chose, fit-il tandis que ses lieutenants se levaient et quittaient la salle de réception. Je veux qu’on se prépare à une contre-attaque, mais la question est de savoir si les Guzruns vont répliquer tout de suite avec ce qu’ils ont sous la main, ou attendre de recevoir d’autres renforts, pour pouvoir raser la forteresse et nous par la même occasion.
– Vous en doutez, jeune maître ?
– Oui. Notre seule chance est qu’ils répliquent tout de suite. Tu crois qu’on devrait les harceler un peu, pour être sûr qu’ils vont venir ?
– Minos, cela fait sept ans que les fronts sont à peu près stabilisés dans le pays, sept ans qu’aucune force armée de Lul n’a déclenché d’offensive. Non seulement nous en avons lancé une, mais nous avons gagné. Nous ne les avons pas seulement battu mais humiliés, et ils vont vouloir se venger tout de suite, c’est certain. Ne vous inquiétez pas pour cela. Nous allons affronter une armée très remontée contre nous la prochaine fois ! Et comme nous serons retranchés dans la forteresse, nous n’aurons pas le choix : nous vaincrons ou nous mourrons !