Chapitre XIII : reconversion

Tandis que Darssé, tout sourire, s’avançait vers les chefs de la flotte qui avait libéré Balkna, quatre Enkars bardés d’armes l’escortaient, deux devant, deux derrière, tous de noir vêtus et dont le visage était caché par une cagoule. L’un d’eux portait un bandeau de métal doré sur le front : leur chef, Erksool.
Le roi de Lul, d’un pas alerte, alla tout d’abord serrer dans ses bras le chef des navires uvnasiens.
– Keridaso, mon cher cousin, c’est un honneur et un plaisir incommensurable de vous voir ici, dit-il, rayonnant. Je suis honoré de la présence d’un Grand-Duc de l’Uvnas.
– Tout le plaisir est pour moi, votre altesse. L’alliance de nos nations est un bien précieux que nous nous devons de préserver et de renforcer : ce n’est qu’à ce prix que vous ferons reculer l’envahisseur.
Darssé acquiesça vigoureusement de la tête, puis se tourna vers le Cavarnasien.
– Général Ugtigeirn, c’est également une immense joie de rencontrer enfin le grand stratège que vous êtes, et dont j’ai entendu dire tant de bien ! Votre roi a bien de la chance de pouvoir compter sur un homme tel que vous. Sans votre vaillante contre-attaque à tous les deux, j’ai bien peur que Balkna ne serait tombée.
Les deux dignitaires échangèrent un coup d’œil gêné, et Keridaso reprit la parole, peu à l’aise.
– En fait, sire, cette victoire ne saurait nous être entièrement imputée. A vrai dire, nos deux flottes conjuguées n’auraient pas pesé bien lourd dans cette bataille si nous avions dus la mener seuls.
– Allons, vous êtes trop modeste, mon ami !
– Non, sire, je vous assure : la majorité de la flotte qui a remporté la bataille était conduite par ces trois hommes, dit-il en désignant Plaevoo, Minos et Gonarias.
Darssé s’approcha d’eux lentement, une expression proche de la perplexité s’affichant sur son visage. Qui étaient donc ces gens, ces alliés inconnus qui avaient assez de pouvoir pour monter une flotte de guerre ?
Il se planta devant le plus proche des trois, un homme relativement petit avec un nez en trompette et une tête de fouine, et aux yeux quelque peu inquiétants.
– A qui ai-je le plaisir de tendre la main ? dit Darssé en joignant le geste à la parole.
Son vis-à-vis eut un sourire carnassier et s’empressa de serrer la main tendue, tout en répondant :
– Mon nom est Plaevoo, votre altesse, et certains me surnomment le Requin.
– Mais…mais…vous êtes un pirate ! bredouilla le roi, interloqué. Un ennemi des royaumes !
– Je suis l’ennemi de tous ceux qui prétendent m’empêcher de vivre ma vie comme j’en ai décidé, sire. Jusqu’ici, à mes yeux, les royaumes étaient mes proies et moi le prédateur, mais avec l’arrivée des troupes d’Isenn sur les mers, nous voilà tous autant que nous sommes devenus des proies. D’où cette alliance quasiment contrainte et forcée contre un ennemi commun, qui aurait fini par me menacer quand il en aurait eu fini avec vous !
– Oh, je vois. Seules les circonstances font que vous vous êtes rallié à la cause des royaumes.
– Oui, votre altesse et, avec tout le respect que je vous dois, j’aime autant vous prévenir tout de suite que cette alliance contre nature cessera d’exister dès que les dernières frégates d’Isenn auront été coulées. Alors, la vie reprendra son cours normal.
– Je suis désolé d’entendre de telles paroles, seigneur Plaevoo. Peut-être pourrons-nous trouver un terrain d’entente pour une paix durable entre les pirates et les royaumes ?
– Ne comptez pas là-dessus, sire. Cela ne m’intéresse pas le moins du monde : je suis et je resterai toujours un pirate, car j’adore cette vie. Mais en attendant que je puisse reprendre mes activités habituelles, vous pouvez me considérer comme un allié fiable.
– C’est déjà ça, dit Darssé, décontenancé. Si jamais vous changez d’avis par la suite, ma porte vous est ouverte.
Plaevoo ne répondit rien : il se contenta de s’incliner devant le roi de Lul.
Celui-ci se tourna vers le deuxième « allié », plus grand que lui d’une bonne tête et très musclé. Son visage impassible, limite renfrogné, était indubitablement Aiger, avec ses longs cheveux blonds qui lui tombaient sur les épaules.
– Et vous, seigneur du nord, quel est votre nom ?
– Je suis Gonarias, l’un des chefs de guerre du Brodenas.
– Le…Brodenas ? Je ne me souviens pas avoir jamais eu d’alliés au Brodenas, et votre roi et moi n’avons jamais été très proches.
– Arzas le Cruel n’est plus, monseigneur, je suis au service du nouveau roi.
– Un nouveau roi ? Vraiment ? J’avais entendu dire que la situation était devenue chaotique au Brodenas depuis quelques temps, mais je n’imaginais pas qu’Arzas ait pu être déposé.
– Depuis le mois dernier, c’est son frère Carolas qui a pris le pouvoir, après lui avoir détaché la tête des épaules.
– Diantre ! Voilà qui est pour le moins…radical.
– Et surtout efficace, sire. Depuis des années nous attendions qu’un chef de guerre digne de ce nom se lève pour nous débarrasser de ce fou. Le roi Carolas serait venu ici en personne si sa présence n’avait pas été nécessaire pour stabiliser le pays, dans cette période de transition difficile.
– En tout cas, je suis ravi de compter le Brodenas parmi les alliés des royaumes libres, et je compte sur vous pour répéter ces paroles à votre noble roi !
– Cela sera fait, sire, mais j’ignore si une telle alliance se fera.
– Comment cela ? En envoyant une flotte nous aider, les intentions de votre roi me semblent claires !
– A vrai dire, mes instructions étaient de me mettre au service des pirates en général, et de Wintrop le Rusé en particulier.
A ces mots, Darssé se tourna brusquement vers le troisième homme, Minos, et lui dit :
– Je présume que vous êtes le dénommé Wintrop ?
– En effet, votre altesse, répondit Minos en s’inclinant. Carolas fait partie de mes amis : nous avons écumé les mers ensemble.
– Le nouveau roi du Brodenas a été pirate ? Voilà qui n’est pas très reluisant pour le prince d’un royaume, dit dédaigneusement Darssé, sans prêter attention au froncement de sourcils de Minos ni à la crispation de tout le corps de Gonarias.
– Au contraire, sire, rétorqua Minos, il était plus en sécurité avec les pirates que n’importe quel endroit dans les royaumes où il se serait installé en exil. Il était le sixième frère, et ses quatre aînés n’ont pas pu préserver leur vie. Lui, si.
– C’est un point de vue, seigneur Wintrop. Je suppose que, à l’instar de votre ami Plaevoo, vous n’êtes là que par nécessité et que dès que la menace isennienne aura disparu, vous reprendrez vous aussi votre vie de pirate ?
– Non, votre altesse, dit Minos en secouant la tête. Ma vie de pirate prend fin ici et maintenant.
– Vraiment ?
– Je me suis en effet battu aujourd’hui par nécessité, mais je considère également que c’était mon premier geste en tant que défenseur du royaume de Lul, sire.
– Que voulez-vous dire par-là ? Vous voulez rejoindre les rangs de mon armée ?
– En quelque sorte, sire. Explique-lui, Kentos ! dit-il en tournant la tête vers l’un des Enkars qui se tenait en retrait de Darssé.
En entendant cette dernière phrase, les quatre Enkars furent interloqués, surtout Kentos et Erksool. Comment ce gamin arrogant avait-il pu identifier Kentos, cagoulé comme il l’était ? Erksool se rapprocha imperceptiblement, prêt à réagir au moindre problème : ce gosse semblait avoir des dons cachés, et Erksool se méfiait de l’inconnu comme de la peste. C’était toujours de là que venait le danger. Il autorisa Kentos à prendre la parole en lui faisant un geste discret de la main, et l’oncle de Minos s’avança vers Darssé.
– Votre altesse, l’homme dont vous avez entendu parler sous le nom de Wintrop le Rusé est né dans les Marches du royaume, sous le nom de Minos Kardanos Ertos.
– Minos fils de Kardanos de la Maison d’Ertos ? Comment est-ce possible ? Je pensais que vous étiez le seul survivant de cette noble Maison ?
– Je le pensais moi aussi jusqu’à il y a peu, mon roi, mais le doute n’est pas permis : cet homme est bien le fils de mon frère Kardanos, que nous croyions mort depuis dix ans. Il est le véritable héritier du comté d’Ertos.
– Quand les Guzruns ont envahi le pays, expliqua Minos, mes parents m’ont confié à leur plus proche serviteur afin qu’il m’amène à Balkna, où je devais me faire reconnaître et me placer sous votre protection. Mais vos gardes n’ont jamais cru à notre histoire et Kentos était en mission. Mon serviteur et moi avons alors estimé que puisque le royaume nous abandonnait à notre sort, nous l’abandonnerions nous aussi au sien, et nous avons mené notre vie sans plus nous en préoccuper.
Minos crut bon de taire qu’en fait, cette décision avait été prise par Parnos seul. Même si ce n’était que la pure vérité, il était hors de question qu’il se désolidarise de son vieil ami. Leurs vies s’étaient liées à ce moment-là, et cela ne changerait jamais !
Darssé resta longtemps perdu dans ses pensées, puis sourit faiblement en répondant :
– Si le comte présumé d’Ertos affirme que vous êtes le vrai titulaire de cette charge, je ne vois bien sûr aucun inconvénient à ce que vous récupériez vos droits, privilèges et autres charges. De plus, je serai ravi de vous octroyer un poste de commandement dans la marine lulienne, où vous et vos hommes trouverez une juste place pour défendre notre cause.
– Je suis désolé, sire, mais cela n’entre pas dans mes projets.
– Je vous demande pardon ? répliqua Darssé sur un ton agressif.
Ce morveux commençait à l’énerver : comment osait-il parler à son roi avec tant de désinvolture ?
– Premièrement, mes hommes me suivent librement : je n’ai pas d’ordre à leur donner. S’ils m’obéissent, c’est parce qu’ils le veulent bien. Il est donc impossible que je leur ordonne d’intégrer la… flotte de Lul.
Le ton dédaigneux sur lequel il prononça ses dernières paroles hérissa au plus haut point Darssé, qui serra la mâchoire pour ne pas exploser. Son visage vira néanmoins au rouge écarlate et une lueur de colère brilla dans ses yeux.
– Deuxièmement, continua Minos en feignant d’ignorer la réaction de son roi, le service en mer ne m’intéresse pas, sire. Je suis le comte Ertos et je me dois en premier lieu à mes sujets.
– Vos sujets ? Vous plaisantez, je suppose ? Ils sont soit morts, soit en exil, comme vous avez pu l’être, ou soit sous le joug des armées d’Isenn pour ceux qui vivent encore dans les Marches.
– Je le sais bien, sire, et c’est précisément à ceux des Marches que je pense : j’ai l’intention de reprendre mon comté par la force !
Darssé n’en croyait pas ses oreilles !
– Vous êtes complètement fou ! Votre comté se trouve dans la zone occupée du pays, à plusieurs centaines de kilomètres de notre frontière actuelle ! Dès qu’on entre sur leur territoire, on peut être certain que chaque buisson, chaque arbre, chaque centimètre carré de terrain dissimule un Guzrun ! Toute armée assez folle pour y pénétrer y est impitoyablement massacrée, nous en avons assez fait l’amère expérience pour le savoir !
– Je ne suis pas fou du tout, sire, répondit tranquillement Minos. A vrai dire, j’ai quelques idées sur la manière de s’y prendre, et je serai ravi de vous en entretenir en privé. Ici, il y a un peu trop de monde aux alentours à mon goût.
– Très bien, comte Ertos, répondit solennellement Darssé, qui ne voulait surtout pas donner l’impression qu’il était dépassé par les événements. Nous vous accorderons une audience plus tard.
Puis, se tournant vers ses « alliés », il ajouta :
– Vous êtes bien évidemment tous invités à profiter du palais, tandis que vos hommes pourront se reposer dans l’une des garnisons. Le comte Tervallé va prendre en charge vos blessés, si vous le désirez. Comte Ertos, je laisse votre oncle à votre disposition.
Kerisado et Ugtigeirn s’empressèrent d’accepter ces propositions.
Gonarias accepta de laisser ses blessés mais ordonna à une bonne moitié de sa flotte de rentrer au pays : la situation n’était pas stabilisée là-bas à son départ, et son roi pouvait avoir besoin de lui. Il laissa ses hommes restants sur le pied de guerre, au cas où.
Plaevoo n’accepta de laisser que ses blessés graves puis annonça son intention de partir sur-le-champ à Darssé :
– Mes hommes ont besoin d’avoir leur chef à leurs côtés et j’ai beaucoup de choses à organiser, sire, c’est pourquoi il me faut regagner sur le champ le quartier général des pirates. Surtout si Wintrop nous abandonne, ajouta-t-il sur un ton méprisant en toisant Minos froidement.
A ces mots, Minos sentit la moutarde lui monter au nez et il faillit lui lancer une réplique cinglante. Mais dans le même temps, il se rendit compte que c’était sans doute l’une des dernières occasions qu’ils auraient tous deux de se voir. Leurs destins respectifs les appelaient dans des directions différentes.
Il rattrapa Plaevoo alors que celui-ci s’éloignait et il lui mit la main sur l’épaule. Plaevoo s’arrêta mais ne se retourna pas. Minos lui dit :
– Plaevoo, je compte rallier Drisaelia dès que possible pour voir avec mes hommes ce que va devenir ma bande. J’espère te retrouver là-bas.
– Je ne sais pas, comte Wintrop. Le monde des pirates s’amenuise à vue d’œil, entre les morts et les trahisons, et …
– Ecoute-moi bien, crétin, explosa Minos, je ne me suis retrouvé pirate que par un hasard de la vie, et n’oublie pas une chose : ma carrière de pirate a peut-être été brève, mais en tout cas elle a augmenté notre puissance. Dois-je te rappeler qui a détruit la flotte cavarnasienne ? Et grâce à qui tu as une frégate ? Qui a monté et entraîné l’armée de Drisaelia, si ce n’est Parnos et moi ? J’ai fait ce que j’avais à faire, et j’estime l’avoir bien fait ! Si maintenant tu choisis de me faire un caca nerveux parce que je change ma manière de vivre, que je « t’abandonne », comme tu dis, tant pis pour toi, mais je tiens quand même à te dire que j’ai été fier de ce que j’ai accompli en tant que pirate ! Et je suis fier de te compter parmi mes amis, termina-t-il d’une voix radoucie.
Plaevoo le contempla longuement sans rien dire, puis lui tendit la main en souriant :
– Excuse l’orgueil d’un vieux pirate, Wintrop. Tu m’as énervé plus d’une fois depuis qu’on se connaît, mais ça ne m’empêche pas d’avoir de l’estime pour toi. Beaucoup d’estime. Tu es un type bien, Wintrop, fais en sorte que ça continue.
– Compte sur moi, répondit Minos en arborant un sourire sauvage. De ton côté, si la vie de pirate devient trop problématique et que tu cherches une porte de sortie, je serai honoré de t’accueillir sur mes terres.
– Si tu parviens à les récupérer, rétorqua Plaevoo d’un ton dubitatif. D’après ce que j’ai entendu, ça ne va pas être une partie de plaisir.
– Oh, ne t’en fais pas pour ça, fit Minos d’un ton désinvolte. Tu trouvais que j’étais un bon stratège sur les mers ?
– L’un des meilleurs, et je m’y connais.
– Et bien j’ai tout appris sur le tas ! Par contre, cela fait dix ans que Parnos (oui, c’est son véritable nom) m’inculque tout ce qu’il y a à savoir sur la guerre terrestre. Il m’a toujours préparé à commander et à diriger des troupes, et m’a fait subir d’innombrables récits de bataille en m’expliquant quelles erreurs avaient été commises par les généraux, ou au contraire quelles manœuvres géniales ils avaient accompli. Sans parler des reconstitutions de bataille que nous avons fait, dans notre appartement, à l’aide de fruits et de légumes ! Tu peux me croire sur parole, il y a un sacré paquet de science militaire dans ce qui me sert de crâne ! Mais surtout ne le répète pas à Parnos, je détesterai admettre devant lui qu’il a réussi à m’apprendre quelque chose !
– Compte sur moi, Wintrop. Avec ce que tu viens de me dire, je ne suis plus inquiet : tu récupéreras ton comté. Tous tes plans et toutes tes idées paraissent complètement fous, et pourtant tu parviens toujours à tes fins. Fais attention à toi, conclut-il en le serrant dans ses bras, et mène-leur la vie dure !
– Aucun problème, vieux, assura Minos, bravache, alors même qu’il n’avait pas le moindre commencement d’idée au sujet de la récupération de son comté ! Comte Ertos…et roi de la poudre aux yeux ! pensa-t-il amèrement. Quand donc cesserait-il de vouloir épater la galerie à tout prix ? Etait-il possible d’être aussi stupide ? Apparemment, oui…
Quand ils se séparèrent, Minos fit transmettre à Parnos, Vilinder, Kraeg, Ototté et LozaTing Etral qu’il voulait les voir. Il soupira. Garolddé et Belalian étaient morts, Carolas et Telmas rentrés chez eux, et Tertté sur Drisaelia. Plus le temps passait, plus leur bande originelle se délitait : à tel point qu’aujourd’hui, elle ne risquait rien moins que l’explosion pure et simple. Minos n’avait jamais eu d’amis avant de devenir pirate, mais il se rendait aujourd’hui compte à quel point ce type de relation pouvait être enrichissant. L’exception était évidemment Parnos, mais il avait du mal à le considérer comme un simple ami, il était bien plus que cela. Une sorte de mentor, d’oncle, de père de substitution peut-être même. Quelque chose d’indéfectible les liait tous les deux, qu’il ne savait pas nommer. Et il n’avait pas envie de le faire : leur relation était quelque chose qui allait de soi et qui se passait de mots.
Pendant qu’il parlait avec Plaevoo, Kentos était resté discrètement en retrait. Cela ne l’avait pas empêché de ne pas perdre une miette de leur conversation, ses sens étant très affûtés. Il fut rassuré d’entendre que Parnos avait tout fait pour que Minos soit à même de tenir son rang un jour, alors qu’il aurait pu en être tout à fait différemment, au vu de son histoire personnelle. Derrière sa façade se cachait un être extrêmement complexe à l’histoire tourmentée, et Kentos doutait fort que Minos soit au courant de quoi que ce soit le concernant. De toute manière, ce n’était pas à lui de révéler quoi que ce soit sur ce sujet somme toute douloureux pour toute la Maison d’Ertos.
Concernant les allégations de Minos quand à la récupération de son comté, il ne demandait qu’à le croire : s’il était aussi fin stratège que son défunt père et à moitié aussi tortueux que son ex-frère aîné, il n’y aurait aucun problème. Kentos n’était pas loin d’admirer la volonté farouche et indomptable dont son neveu faisait preuve.
Il le vit se tourner vers lui et lui dire d’un ton agressif :
– Un commentaire, Kentos ?
– Je suis satisfait de la tournure des événements, avança prudemment l’Enkar, se demandant où son neveu voulait en venir.
– Quelle est la situation du comté d’Ertos aujourd’hui ?
– Je l’ignore, mon neveu. Nul ne sait ce qui se passe dans les terres contrôlées par Isenn.
– Cela fait dix ans que tu portes le titre de comte Ertos. Qu’as-tu fait pour ton fief pendant tout ce temps ? reprit-il d’un ton froid.
– Voyons, Minos, tu as entendu le roi. Il n’y avait tout simplement rien à faire.
– Donc, pendant tout ce temps, tu ne t’es préoccupé de rien ?
– Pendant tout ce temps, j’étais un Enkar au service du roi. Nous avons tenté en vain pendant deux ans de reprendre les provinces que nous avions perdu, dont les Marches, mais rien n’a jamais marché.
– Donc, tu ne sais pas comment va le comté aujourd’hui ?
– Non.
– Tu ignores si nos sujets vivent encore ou s’ils ont tous été massacrés ?
– La rumeur dit qu’il y a encore beaucoup de Seitrans dans les territoires occupés, mais il est extrêmement difficile d’avoir des informations fiables.
– Tu es un Enkar, t’infiltrer ne te poserait pas de problème, pourtant, je me trompe ?
– Non, mais je te l’ai dit, je suis avant tout au service du roi.
– Pendant des siècles, nos sujets ont vécu sous la protection des comtes Ertos, et voilà qu’au moment où ils ont désespérément besoin de nous, nous leur faisons faux bond ?
– Ce n’était pas aussi simple que ça, Minos, répondit Kentos en se surprenant à éprouver des difficultés à se justifier. C’était tout le pays qui était mis à mal : l’invasion nous a pris par surprise, et nous avons du avant tout parer au plus pressé, à savoir préserver ce que nous possédions encore. Les premiers mois suivant l’invasion, l’accent a donc été mis sur la défense du sud du royaume.
– Et ?
– Le temps de mettre nos défenses en place, le mal était fait : tout le nord du royaume était perdu pour nous. Chaque tentative pour récupérer nos terres s’est soldée par un échec cuisant, alors nous avons fini par nous résigner à sauvegarder ce qui pouvait l’être encore.
– Bref, Balkna ?
– Entre autre, oui. Mais depuis, nous sommes capable de les contenir : ils n’ont pas gagné un pouce de terrain depuis plus de deux ans.
– Et nous, en avons-nous regagné ?
– Non.
– Donc, tu as abandonné le comté ?
– Si c’est ainsi que tu choisis de voir les choses, oui, admit Kentos.
– Et qui es-tu aujourd’hui ?
– Que veux-tu dire par là ?
– Es-tu Kentos l’Enkar, ou Kentos le membre de la Maison d’Ertos, qui va accompagner son suzerain dans la reconquête de son fief ?
– Tu sais très bien que mon engagement va avant tout à la protection de la famille royale. Je suis un Enkar, et il faudrait une raison primordiale pour que je renonce à ma charge.
– A mes yeux, celle-ci en est une. Te mettras-tu au service au comte Ertos ou continueras-tu à servir Darssé ?
– Je peux servir les deux : ici, je peux être un relais politique important et…
– Politique ? fit Minos en haussant le ton. Politique ? Tu te fous de moi ou quoi ? Ce dont notre comté a besoin c’est d’actions militaires, que je vais mener le plus tôt possible ! Ta politique, c’est de la merde, de la fiente d’orikani ! Ce n’est pas ça qui va nous rendre nos terres ! Alors, je te repose la question, et ce sera la dernière fois, Kentos : quelle cause choisis-tu de servir : celle du comté ou celle du royaume ?
– Je…je suis un Enkar, répondit Kentos, ébranlé.
– Très bien, c’est tout ce que je voulais savoir, fit froidement Minos en lui tournant le dos pour diriger son regard vers la baie d’Erebnar.
Décidément, pensa Kentos, le petit avait de la répartie et l’orgueil de son sang. Ceci dit, il n’avait pas tort sur une chose : Kentos avait toujours considéré que son comté était perdu, et que toute action menée pour le récupérer conduirait à un massacre côté lulien. Kentos estimait qu’il avait eu raison en privilégiant son rôle d’Enkar, mais il devait bien avouer qu’il ne s’était pas investi plus que de manière symbolique dans son rôle de comte Ertos. Et voir le petit décidé à libérer le comté le lui rappelait douloureusement, même si Minos n’avait rien fait non plus jusque-là pour les siens.

Minos emmena ses hommes à l’écart après avoir fait signe à Kentos, qui commençait à leur emboîter le pas, de rester là où il était. Il se sentait étrangement gêné et ne savait pas par où commencer. A ses yeux, aujourd’hui, la cause de son comté comptait plus que celle des pirates, ce qu’il refusait de leur dire, mais il ne voulait pas que ses hommes pensent qu’il les abandonne. Il se lança, dans un grand soupir, et en n’osant pas regarder quiconque dans les yeux.
– Bon, les gars, voilà la situation : mon véritable nom est Minos, et Parn s’appelle Parnos. Je suis l’héritier d’un comté de Lul et Parnos est mon serviteur. J’ai demandé au roi de me rendre mes titres, droits et autres privilèges, ce qu’il m’a accordé, et je compte partir à la reconquête de mes terres, sur la frontière nord, en plein territoire Guzrun. Bref, j’abandonne la carrière de pirate.
Au bout d’un long moment de silence, il se décida à rencontrer le regard de ses camarades. Les yeux de Parnos brillaient de fierté et il arborait un discret sourire de satisfaction. Vilinder avait l’air plongé dans de sombres pensées, l’air lugubre. Les yeux de Kraeg brûlaient de curiosité, comme s’il attendait la suite du discours. Ototté ne masquait pas sa stupéfaction et regardait ses compagnons tour à tour, comme s’il attendait qu’ils réagissent avant d’arrêter sa conduite. Tout en jouant machinalement avec la dague uzaï qui quittait rarement sa main, LozaTing Etral observait Minos d’un œil scrutateur, puis finit par prendre la parole, après avoir dévoilé ses dents dans un rictus de satisfaction.
– Reprentre tes terres en plein territoire Gozron ? Ça t’arrive te ne pas être complètement fou, Wintrop ? To es le pire djegano que j’ai jamais rencontré, et ce n’est pas peu tire, crois-moi ! Mais ce qui est bien, avec toi, c’est qu’on n’a jamais le temps te s’ennoyer. Si to as besoin te main-t’œuvre, je suis ton Drotite !
Son accent exotique et sa voix de crécelle fit sourire Minos, qui se demanda pour la millionième fois comment faisait LozaTing pour ne pas réussir à prononcer le son « d », alors que jamais il n’écorchait le nom de son pays. Il hocha la tête et répondit :
– Je te remercie, LozaTing. Bien sûr que j’apprécierais ton aide et ta compagnie.
S’éclaircissant la gorge, Kraeg prit à son tour la parole :
– Je suis on ne peut plus d’accord avec LozaTing : un fou passerait pour normal à côté de toi ! Moi qui suis souvent malade en mer, je suis aussi intéressé pour la quitter, et je serai ravi de continuer à te servir.
– Tu n’est pas un serviteur, Kraeg, aucun de vous ne l’est, rétorqua Minos en secouant la tête. Vous êtes des alliés et des amis.
– A la base, je suis un forestier. Ça m’intéresse aussi, dit à son tour et simplement Ototté.
Enfin, après un nouveau long silence, Vilinder dit d’un ton lugubre :
– Je ne marche pas, les gars. Je suis un homme de la mer et je me sentirais totalement déplacé dans des plaines ou des forêts. Et puis je ne sais même pas monter à cheval !
– Ce n’est pas difficile à apprendre, répondit Minos. Parnos et moi ne savions pas non plus nager avant que ton oncle ne nous recrute !
– Oui, et Parn ne le sait toujours pas, répliqua Vilinder.
– Et ne le saura jamais, mon vieux, intervint Parnos. Après un an de cette vie maritime, je peux t’assurer que je n’ai jamais autant aimé la terre ! Enfin, je ne serai plus dégoûté à l’idée de manger du poisson !
– Comment ça, dégoûté ? demanda Vilinder.
– C’est pourtant évident : dans un bateau, je passe un quart de mon temps à vomir. Tu crois peut-être que les poissons que nous pêchons et mangeons sont si regardants que cela en ce qui concerne leur nourriture ?
A ces mots, Kraeg blêmit et LozaTing ricana.
– Quoi qu’il en soit, une telle vie ne m’intéresse pas, continua Vilinder. Je suis un marin et n’aspire à être rien d’autre.
– J’ai une idée ! s’exclama Minos, sous les soupirs de ses camarades : ses idées avaient une trop fâcheuse tendance à déclencher des catastrophes.
Il s’isola avec Vilinder et ils eurent une longue conversation animée. Quand ils revinrent vers les autres, tous deux avaient l’air très satisfaits.
– Adieu ces maudits roulis et tangages, Kraeg ! s’écria Parnos de joie. Que je sois pendu si on me fait encore monter dans ces maudites coques de noix qu’on appelle bateaux !
– Alors, prépare la corde, Parnos, fit Minos avec désinvolture. Je règle deux ou trois détails ici et nous rentrons directement à Drisaelia, où nous allons annoncer aux autres notre départ.
Pendant que Parnos gémissait de souffrance anticipée, Kraeg demanda d’une voix peu sûre :
– On sera vraiment obligé de monter à cheval ?
– Il y a de grandes chances, pourquoi ?
– J’ai un peu peur des chevaux, marmonna-t-il, penaud.
– C’est quoi un cheval ? enchaîna LozaTing.
Minos soupira, tout en levant les yeux au ciel. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire de ces énergumènes-là ? En même temps, il ne les aurait échangé pour rien au monde !

Ils finirent par regagner le Valieri pour panser leurs blessures et engloutir des litres de Remonte Tripes et de torfen, avant de s’endormir où ils finirent par tomber, vers le milieu de la nuit. Kentos les ayant suivi sans en avoir demandé la permission à Minos, celui-ci se vengea en lui donnant le commandement pendant que lui-même allait prendre du bon temps.
Mais dès l’aube d’une journée qui s’annonçait très belle, contrairement au crâne de Minos dans lequel rugissait la reine des tempêtes, une escorte militaire conduite par un comte du nom d’Atanihel vint chercher Minos. Le roi allait lui donner officiellement ses titres une heure plus tard, au cours d’une courte cérémonie, mais qui serait assez solennelle puisqu’une bonne partie de la noblesse du pays présente dans la capitale y assisterait.
Pour Minos, cette cérémonie fut interminable : il était dans le brouillard complet, tandis que Parnos, qui semblait frais comme un gardon, lui présentait des gens dont il oubliait aussitôt le visage et le nom. De plus, on lui avait fait enfilé une superbe tunique en soie du Merlhand, digne de son rang, lui expliqua-t-on, mais qui lui irritait la peau et provoquait des démangeaisons. Comme il eut fort déplacé de se gratter devant ce public, malgré la furieuse envie qu’il en avait, il dut endurer ce supplice en faisant bonne figure, tout en priant pour être débarrassé de ce déguisement ridicule le plus vite possible.
Plus tard, il eut envie d’étrangler Parnos quand celui-ci, aussi sérieux que la Gardienne de Lul, expliqua que l’état d’hébétude de son jeune maître était imputable aux blessures reçues la veille lors de la bataille.
Le seul moment où Minos sortit de sa léthargie fut quand il vit son oncle Kentos arriver, revêtu de nobles atours et à visage découvert. Il n’avait pas vu ce visage depuis dix ans, et le trouva énormément vieilli. L’air de famille lui sauta aux yeux tout de suite. Son front haut, ses yeux bleus et la forme de ses pommettes étaient les mêmes que ceux de Kardanos. Mais ce qui le frappa surtout fut son air fatigué, usé, et l’incommensurable tristesse qu’il lut dans ses yeux. Minos le trouva presque touchant, et avait du mal à se faire à l’idée que cet homme soit également l’impitoyable guerrier qu’il avait combattu quelques mois plus tôt. Autant l’Enkar était arrogant et sûr de lui, et marchait d’un pas félin, autant son oncle était un être humain, déférent sans être servile, et tenant son rôle parmi la noblesse avec un naturel impressionnant.
Le plus grand choc fut pour Parnos : la ressemblance entre Minos et Kentos était frappante, à part les yeux couleur noisette que Minos avait hérité de sa mère, et les cheveux de Kentos, qui étaient relativement longs et bouclés tandis que ceux de Minos étaient coupés très courts.
Après la cérémonie, Minos fut reçu par Darssé pour un entretien privé. Il lui expliqua qu’il était encore trop tôt pour dévoiler ses plans pour reprendre ses terres (ce qui était la stricte vérité, se justifia-t-il intérieurement, vu qu’il n’avait pas la moindre idée de comment procéder), et que pour l’heure il devait rentrer au quartier général des pirates mettre ses affaires en ordre. Il lui parla néanmoins de l’idée dont il avait fait part à Vilinder et le roi s’empressa de l’accepter. Puis son congé lui fut accordé et une bague de commandement lui fut remise par le comte Tervallé, héraut du roi : grâce à elle, nul garde n’oserait l’empêcher d’entrer au palais.

Le retour vers Drisaelia fut mélancolique, car c’était le dernier voyage de la bande de Valieri, qui allait se disloquer : tous avaient le sentiment d’abandonner Vilinder, mais celui-ci, contre toute attente, paraissait très content de lui.
Comme convenu, Plaevoo était déjà là et avait expliqué la situation à la communauté des pirates. En fin de compte, la bataille d’Erebnar eut pour conséquence de disloquer cette communauté.
Certains, minoritaires, revinrent en arrière, décidant qu’ils se moquaient éperdument de la guerre que menaient les royaumes, et se déclarèrent prêts à attaquer n’importe qui pourvu que cela leur permette de s’accaparer des richesses.
Une autre minorité voulut se ranger aux côtés de Minos pour l’aider à reprendre possession de son fief, espérant obtenir des terres en échange. Il dut calmer bien des ardeurs : il ignorait combien de terres n’avaient plus d’occupants, et n’avait aucun moyen de l’estimer. En conséquence, il refusa de faire de vaines promesses à ceux qui se déclarèrent prêts à se battre en son nom. Son embryon d’idée était plutôt une opération d’infiltration en territoire Guzrun et une technique de guérilla à partir de la forteresse d’Ertos, s’ils parvenaient à la reprendre, et surtout si elle existait encore. De ce fait, il dut modérer les ardeurs des dizaines de pirates qui ne demandaient qu’à marcher sur le nord de Lul.
Une autre frange de la communauté voulut abandonner la piraterie et se contenter de la vie de pêcheurs : Tertté et Idabola furent les fers de lance de ce mouvement, et plusieurs familles leur emboîtèrent le pas.
Un autre groupe, Aiger, affréta des navires pour rejoindre Carolas au Brodenas, là aussi avec l’espoir de récupérer des terres.
Enfin, la majorité qui restait se rallia à Plaevoo, qui avait décidé de consacrer ses ressources à la lutte contre les navires d’Isenn, en attendant qu’ils soient éradiqués. Ensuite et ensuite seulement, estimait-il, ils pourraient reprendre leurs activités de piraterie.
Minos confia tous ses partisans à Vilinder, afin qu’il supervise leur entraînement au combat : il se doutait d’ores et déjà qu’il aurait besoin d’une armée à un moment ou à un autre, et commencer à la mettre sur pied lui parut être une très bonne idée. Et en attendant de pouvoir le rejoindre, ses troupes garniraient les navires de Vilinder dans son nouveau métier : contrairement à Plaevoo qui tenait à conserver son indépendance, Vilinder avait accepté l’idée de Minos, qui consistait à entrer officiellement au service du roi Darssé de Lul, contre la promesse qu’un port du nord du royaume soit octroyé à Vilinder, port qui serait géré par des dirigeants roturiers, comme cela se faisait déjà notamment à Endalië. Minos avait obtenu cette concession du roi lors de son entretien privé avec lui.
Enfin, après avoir fait ses adieux à ses anciens camarades au cours d’une nuit mémorable qui s’apparenta plus à une orgie qu’autre chose, il reprit la mer à bord d’un navire de même gabarit que la Flèche des Mers, que lui offrit Vilinder, et regagna Balkna avec à son bord Ototté, Parnos, Kraeg et LozaTing Etral.
Quand ils entrèrent dans la baie d’Erebnar, Minos eut une pensée mélancolique pour Wintrop le Rusé, qui n’existait désormais plus. Ne restait plus désormais que le comte Ertos, et il espérait que son nouvel avatar, ou plutôt son véritable lui, serait à la hauteur de la tâche qu’il s’était fixé. De plus, il avait eu le temps de réfléchir à la question de savoir comment il allait récupérer son comté. Il avait une idée, et savait pertinemment, avant même de l’avoir expliquée à ses camarades, quelle serait leur réaction : ils allaient vite se rendre compte que le comte Ertos était au moins aussi fou que Wintrop le Rusé !