Chapitre IX : Un nouveau dieu dans les cieux

Dès qu’il l’eut franchie, Laenn-Bor entendit un bruit sourd. Il se retourna et vit, incrédule, son corps – ou plutôt celui de Seronn – à terre, de l’autre côté de la Porte Céleste. Il baissa les yeux et vit qu’il n’avait plus de corps, qu’il n’était plus qu’un ectoplasme, perdu au milieu d’un ciel étoilé. Derrière lui, par le portail magique, il distingua la clairière enneigée.
Il haussa mentalement les épaules qu’il n’avait plus et scruta son nouvel environnement. Rien de particulier de prime abord, jusqu’à ce qu’il distingue des visages face à lui, qui lui souriaient, bienveillants.

Étranges visages que ceux-là : leurs traits étaient composés d’étoiles et occupaient la majeure partie du firmament. Point d’épiderme pour eux : juste le vide insondable. Les Dieux ! Il avait rejoint les Dieux, c’était désormais une certitude !
Une émotion sans bornes l’étreignit, jusqu’à ce qu’il se rende compte que quelque chose manquait. Oui, bien sûr : les battements enfiévrés d’un cœur mis à rude épreuve par l’événement qu’il était en train de vivre. Des crispations dans l’estomac. Un léger tremblement.
Il sourit intérieurement : les sensations physiques n’auraient visiblement bientôt plus aucun sens pour lui. Il fit un pas mental en avant, et il crut grandir. Un autre, et la sensation se confirma. Bientôt, ses perceptions englobèrent l’espace étoilé qui l’entourait, et la planète Galéir qu’il surplombait, magnifique globe vert et bleu. Elle semblait immense en contrebas, au contraire des minuscules lunes qui interprétaient leur sempiternel ballet.
S’il avait eu des yeux, Laenn-Bor aurait pleuré devant cette vision si enchanteresse. Il était littéralement devenu le Ciel.

Il n’était pas seul. Les visages qu’il avait vus se rapprochèrent, se superposèrent avant de se séparer, aussi immenses que le sien. Il leur sourit à son tour, avec la fierté de l’homme qui a accompli l’impossible. Les lèvres de l’un de ses vis-à-vis bougèrent, et une voix sourde envahit les cieux, mais en lui parlant directement dans sa tête. Etrange expérience. Indéfinissable.

– Nous te souhaitons la bienvenue, mon ami.
– Vous… vous êtes des dieux ? demanda Laenn-bor, ému.
– En effet. Nous veillons sur Galéir.
Laenn-Bor rugit de plaisir :
– Et me voilà votre égal, désormais ! Moi aussi je suis devenu un dieu !
– Oui, c’est vrai, toutes nos félicitations, mon ami. Il y a tant à observer, vous ne serez pas déçu, je puis vous l’affirmer. L’immortalité est une joie renouvelée tous les jours, et semble parfois suffire à peine pour tout appréhender.
– Je veux bien vous croire, s’esclaffa Laenn-Bor, avant de tiquer quelque peu sur l’une des paroles prononcées par le dieu :
– Vous avez dit observer ?
– En effet. Nous avons le pouvoir de tout voir, à jamais, quelle que soit l’époque, passée, présente ou à venir. A vrai dire, ces notions de temporalité n’existent pas pour nous, qui sommes, tout simplement.
– Mais… que pouvez-vous… pouvons-nous faire d’autre ?
– Qu’entendez-vous par là ?
– Je veux dire… en tant que dieux, nous pouvons agir, faire des miracles, intervenir. Bref, faire sentir notre toute-puissance !
– Non, mon ami.
– Non ? Comment ça, non ?
– Nous n’avons que le pouvoir d’être, et de tout voir. Et c’est un don énorme.
– Mais… vous vous fichez de moi ? Vous croyez peut-être que j’ai passé la moitié de ma vie à risquer ma peau pour un truc aussi nul ? Je veux le pouvoir ultime, celui de ne pas mourir, et d’intervenir directement dans la vie des Galéiriens, pour leur faire sentir ma toute-puissance, et qu’ils me vénèrent et me craignent.
L’autre rit franchement, avant de lui rétorquer :
– Voilà qui ne serait pas très juste pour l’ordre des choses. Et pourquoi voulez-vous intervenir sur leur vie ?
– Mais… pour le pouvoir, bien sûr ! Celui de faire ce que je veux, qu’ils m’obéissent au doigt et à l’œil, que je domine le monde entier !
– Mais vous le dominez.
– Je veux dire, pas littéralement ! Je veux être le maître du monde !
– Pourquoi ?
– Pour être l’être le plus important qui soit ! Pour que tous mes désirs soient réalisés sur-le-champ, bien sûr !
– Vous avez été assez intelligent pour trouver la voie qui mène à l’immortalité, mais vous êtes assez bête pour croire qu’un tel pouvoir existe ?
– Ce n’est pas possible, je suis en plein cauchemar, gémit Laenn-Bor.

Il se retourna vers la Porte Céleste, et se demanda l’espace d’un instant s’il ne devait la franchir à nouveau. Il ne comprenait rien à ce qu’il lui arrivait. Comment croire que sa nouvelle condition ne lui offrait pas d’autres avantages que ceux décrits par les dieux ? Il devait forcément y avoir d’autres avantages à la façade qu’ils lui présentaient.

Olani était éberluée. Après avoir subi de plein fouet l’attaque magique de Laenn-Bor, elle avait trouvé suffisamment de ressources pour ramper jusqu’au corps de Seronn, mais n’avait pas osé franchir la Porte Céleste. Elle s’aperçut néanmoins qu’une fois toute proche, elle pouvait percevoir ce qui se tramait au-delà, et elle put ainsi écouter la conversation entre Laenn-Bor et le dieu.
Voilà qui était incroyable ! Elle avait lutté ces vingt dernières années pour empêcher Laenn-bor de devenir un dieu, pour éviter qu’il ne fasse sentir aux Galéiriens le poids de sa tyrannie, tout cela pour apprendre aujourd’hui que sa victoire ne le lui permettrait pas !
Elle eut envie de rire et de pleurer en même temps.

Elle fit appel à ses dernières ressources magiques et désactiva la magie de la Brisée des Dieux. La lumière à l’intérieur de la pierre disparut, et la Porte Céleste se referma.

Elle resta longtemps hébétée, l’esprit vidé de toute pensée cohérente. Elle ne bougea qu’à l’aube. Nerdalis et Zargax, ses derniers compagnons, étaient morts. A ses pieds gisait le corps de Seronn. C’est en le remarquant enfin qu’elle sortit de sa torpeur. Elle avait recueilli l’âme de ce Seronn, et voilà que son corps avait été récupéré. Peut-être pourrait-elle réunifier les deux ?

Elle sortit la pierre tendhil d’une de ses poches, et sentit la présence du Lactengais à l’intérieur. Elle ne put déchiffrer ses pensées, si tant est qu’il était capable d’en avoir, au vu de sa situation.
Elle fit appel au reste de ses pouvoirs, et fut aussitôt confrontée à une atroce migraine. Elle avait décidément trop tiré sur ses réserves. Il lui fallait du repos rapidement. Mais elle refusa d’abdiquer : elle voulait absolument que tout rentre dans l’ordre avant penser à restaurer ses forces.
De son autre main, elle toucha le corps de Seronn, abandonné par Laenn-Bor. Elle se concentra, anima la pierre tendhil, s’empara de l’âme qui y était prisonnière et, se servant de son corps comme d’un canal de circulation, rendit l’esprit de Seronn à son corps. Puis elle s’écroula, haletante, au bord de l’épuisement.

Seronn ouvrit les yeux, décontenancé. Il se tâta, incertain, et regarda longuement ses mains, l’air hébété. Il se gratta l’entrejambe, et enfonça un doigt dans son nez pour y fourrager allègrement. Il rota, puis péta. Ensuite et ensuite seulement, il se leva avec précaution et, bras levés vers le ciel en signe de victoire, cria :
– Je suis libre !

Il ne remarqua Olani qu’à ce moment là, quand ses yeux tombèrent par hasard sur sa silhouette prostrée et incapable de bouger. Il s’écria :
– Horreur, une sorcière !

Et il s’enfuit en courant.