Chapitre VIII : La fin de la quête

Belle soirée, se dit Laenn-Bor, tandis que son ventre se mettait à grogner ostensiblement. Il l’ignora, méprisant envers ce qu’il assimilait à de la faiblesse humaine. De toute manière, moins d’une heure plus tard, les misérables problèmes matériels des mortels ne le concerneraient plus.
Un vent glacial le fit frissonner. Il s’approcha de la Brisée des Dieux, à peine discernable sous l’amas tentaculaire de lierre qui la recouvrait, touche étonnante de vert dans la clairière enneigée. Il arracha la plus grande partie du végétal tenace, autant dans l’optique de faire les choses proprement, que pour s’occuper en attendant l’heure fatidique.
Les dieux qu’il allait rejoindre semblaient être avec lui : le crépuscule qui s’abattait sur Galéir montrait les étoiles scintillantes dans le ciel dépourvu de nuages. La lune blanche était déjà là, encore bien terne à cette heure. Dans la demi-heure suivante, ce serait le tour de la rouge, qui serait suivie de près de la verte. Et là…

Il s’assit sur la brisée, un sourire détendu aux lèvres. La fin du chemin, enfin ! Après vingt ans de quête acharnée. Il ne se souvenait plus du nombre de fois où il avait failli perdre la vie. Mais tout cela était désormais oublié.
Il se gratta furieusement la tête : sans nul doute, il lui restait encore des poux. Il pesta contre l’ancien détenteur de ce corps faible et crasseux, et à qui il l’en avait arraché. Ce gueux n’avait jamais dû entendre parler d’hygiène corporelle. Il s’était même cassé une dent en mangeant son ancien corps piminomo. Il avait décidément hâte de quitter cette pitoyable dépouille.

Dès que la lune rouge apparut, il ne tint plus. Et commença le rituel.

Il prit l’émeraude dans sa main gauche, et celle-ci réagit en s’illuminant de l’intérieur, signe que le pouvoir qui y était contenu venait de s’activer. Désormais, Laenn-Bor pouvait faire appel simultanément à plusieurs formes de magie.
Il n’attendit pas une seconde de plus avant de se concentrer sur son corps. Oui, la magie tellurique qui l’habitait était toujours là, presque désireuse de sortir. Il lui fit ce plaisir et toucha la Brisée des Dieux. Au bout de quelques interminables secondes, celle-ci prit une teinte bleue, jusqu’à presque l’éblouir.
Un coup d’œil au ciel : la lune blanche montait paresseusement, la rouge la rattrapait lentement. Plus que quelques minutes avant que la verte apparaisse, et là…ce serait la fin, et le commencement.

Il attendit, le cœur battant à tout rompre. La Porte Céleste ne s’ouvrirait que quand les trois lunes seraient dans le ciel, par le biais du pouvoir des Changeurs, et son savoir de Maître du Vent permettrait de stabiliser le portail magique. Il n’aurait alors plus qu’à le franchir.

C’est alors qu’il entendit un bruit de branche cassée derrière lui, aussitôt suivi d’un sifflement aigu. Une lance lui perfora le biceps droit, et il fit volte-face en grognant.
– Je l’ai raté, attention ! cria Zargax, l’Arraken.
L’œil dur, Laenn-Bor lança sa magie de Maître du Vent contre l’intrus, tout en essayant d’évaluer s’il y avait d’autres menaces aux alentours. Zargax fut décollé du sol par une claque géante et invisible, et alla s’écraser lourdement à l’autre bout de la clairière, contre un arbre centenaire, dans un craquement de mauvais augure.
Comme il sentit d’autres présences, Laenn-Bor se réfugia derrière la Brisée des Dieux, avant de risquer un œil. Tout n’était que silence. Il jeta un regard anxieux au ciel. Toujours pas de lune verte sur l’horizon.
Un gufu entra lentement dans la clairière, d’une démarche transversale à la position de Laenn-Bor. Quand le mage vit qu’une main humaine guidait la bête, il rugit de dépit. Sacrée protection qu’une bête aussi imposante. Mais personne ne l’arrêterait. Non, personne. Hors de question. Il lança à nouveau la magie des Maîtres du Vent, avant d’y renoncer, en constatant dépité que le gufu était trop lourd pour y donner prise.

Laenn-Bor sentit une énergie magique s’élever, et la reconnut sur-le-champ. Olani ! Cette maudite GannTefaï ne renoncerait-elle donc jamais ? Il se calma. Elle ne maîtrisait que la magie tellurique, que lui possédait également, à un degré plus élevé, qui plus est. Elle ne pouvait rien contre lui.
Pourtant, il vit la lumière de la Brisée des Dieux décliner, et comprit que sa compatriote entendait bien garder l’artefact inactif. Il grogna un défi et lança à son tour son pouvoir.

La lumière au sein de la Brisée des Dieux, oscilla, incertaine, tantôt s’affirmant, tantôt déclinant, selon que l’un ou l’autre des mages prenait l’avantage. Un sourire carnassier déforma les traits de Laenn-Bor. A ce jeu là, il était sûr de gagner. Et de ce fait, la Brisée des Dieux s’illumina comme jamais, improbable phare au milieu d’une mer de neige. Laenn-Bor entendit un cri et entendit le bruit d’une chute. Il était parvenu à briser l’attaque d’Olani, et à la mettre hors d’état de nuire !

Quand il leva les yeux vers le ciel, pour voir où en était la conjonction astrale, il crut que son cœur allait s’arrêter de battre : il voyait la lune verte ! Il la voyait !
Il se redressa, tremblant d’émotion, et vit une ombre dans la limite de son champ de vision. Le temps qu’il se tourne vers elle, une forme qui lui sembla immense bondit sur lui. Instinctivement, il fit appel à la magie des Changeurs pour renforcer la densité de son corps. Et ce fut le choc.

Il fut renversé comme un pantin par la créature, qui l’agrippa à la gorge et serra de toutes ses forces. Tous deux roulèrent pêle-mêle sur plusieurs mètres. La gorge de Laenn-Bor était aussi dure que la pierre, aussi la panthère desserra-t-elle sa prise et tenta-t-elle de mordre le mage renégat à l’épaule. Avec le même résultat vain.
Leurs yeux se croisèrent, la détermination de Laenn-Bor face à… la peur, comme le GannTefaï put le constater dans ce regard si humain, qui lui indiqua qu’il avait affaire à un Svetlanien. Et qu’il était plus fort que l’homme-panthère.

L’effort de laenn-Bor pour renforcer la résistance de son corps lui coûtait cher, très cher, il le sentait. Il voyait presque sa propre énergie abandonner son corps, petit à petit, mais inéluctablement. Il devait abréger ce combat. Et vite.

Le Svetlanien Nerdalis mordit à nouveau la gorge de Laenn-Bor, et décida que cette fois-ci, il y mettrait toute la force de ses puissantes mâchoires, en temps normal capables de sectionner des os d’un seul coup. Il mit tous ses muscles à contribution, tandis que Laenn-Bor délaissait la protection du reste de son corps, pour se concentrer sur celle de sa gorge. Le Svetlanien força…força…força…et quand ses crocs explosèrent de douleur, il comprit que sa mâchoire, brisée, n’avait pas fait le poids face à la magie du GannTefaï.

Celui-ci se releva en riant, fit passer toute sa puissance dans son poing, et marcha vers le Svetlanien, trop épuisé et trop perclus de douleurs pour pouvoir s’enfuir. Un coup de poing sur le dessus du crâne de l’homme-panthère suffit. Nerdalis s’écroula dans un râle, inerte, le crâne fracassé.

Laenn-Bor tomba à genoux, épuisé et en sueur. Il reprit laborieusement son souffle, mais des étoiles dansèrent dans ses yeux. Il tomba face contre terre.

Se relever. Il devait se relever. Il ne pouvait pas échouer si près du but. Non. Son corps accepta de répondre à ses ordres, et il se redressa maladroitement. Il passa une main devant ses yeux las. Sa vue n’était plus que couleurs dansantes.
Il avança vers la Brisée des Dieux, lentement. À vrai dire, il n’arrivait à voir l’artefact que parce qu’il brillait d’une lueur soutenue, qui transperçait le brouillard de sa vue incertaine. Quand il lui fit face, il retint son souffle. Tout allait se jouer maintenant. S’il avait encore assez de forces, il allait faire appel au pouvoir des Changeurs, afin d’invoquer la Porte Céleste, et il lui faudrait se servir de la magie des Maîtres du Vent pour la stabiliser.

Il appela le pouvoir de la lune rouge, et un brouillard de cette couleur apparut progressivement au-dessus de la Brisée des Dieux. La brume se fit plus intense et se mit à s’étendre, lançant des tentaculaires de-ci de-là. Le dernier effort. Le plus dur.

Laenn-Bor invoqua la magie des Maître du Vent, et il put replier la brume sur elle-même. Elle grésilla avant de se transformer en anneau grossier de deux mètres de diamètre. Au centre apparurent des étoiles. Le GannTefaï s’avança, escalada maladroitement la Brisée des Dieux, et franchit la Porte Céleste.