Chapitre VII : sombres desseins

Vingt ans ! Vingt ans de recherches, des dizaines de peuples rencontrés, des centaines d’heures à étudier des parchemins ternis par les ravages du temps, des milliers de kilomètres parcourus. Laenn-Bor avait l’impression qu’il avait pris la route une éternité auparavant. Il sourit : les épreuves qu’il avait traversées n’étaient rien. Bientôt, en effet, il serait immortel. Plus rien ne pourrait l’arrêter, désormais, se dit-il tandis qu’il parcourait les derniers mètres qui le séparaient de la clairière dans laquelle il savait où trouver la Brisée des Dieux.

Ému, il repensa à de nombreuses étapes de sa quête, qui l’avait amené à parcourir le vaste monde à la recherche des détenteurs du savoir nécessaire à la traduction et à la compréhension précise des précieux manuscrits du Shamane des Confins.
Il s’était vite avéré que pour acquérir l’immortalité, il fallait posséder et contrôler plusieurs formes de magie. De trahisons en meurtres, d’études poussées en manipulations, il était parvenu à ses fins, après avoir maintes fois frôlé la mort, ce qu’il trouvait normal. Il avait toujours su que la route serait extrêmement longue et douloureuse.

Au fil du temps et de ses découvertes, il avait compris que sa future déification passerait par un rituel effectué à une certaine période, en un certain lieu, et en ayant la maîtrise des formes de magie associées à chacune des trois lunes miroitant tour à tour ou ensemble dans les cieux. Par le biais d’une énigme dont la solution le fit sourire de mépris, il sut qu’il devait attendre la conjonction des trois lunes pleines. Le lieu mythique fut plus difficile à identifier : dans les parchemins, il portait le nom de Brisée des Dieux, nom plus poétique qu’utile. De fil en aiguille, il identifia ce lieu, perdu dans la forêt de DékongLa, et connu par les Lactengais sous le nom de Grande Table, ce qui en disait long sur le pouvoir de leur imagination.

Il lui fallut ensuite identifier les magies indissociables du rituel, tâche très difficile car il n’était pas rare que les adeptes de traditions magiques ignorent l’historicité liée à leurs pouvoirs.

Son plus gros problème consista à découvrir quelle était la magie liée à la lune verte. Il crut pendant longtemps qu’il y avait un rapport avec la couleur dominante de la nature, et s’intéressa de près aux esprits de la forêt, chers aux Svetlaniens. Il finit par comprendre qu’il faisait fausse route, induit en erreur par un rapprochement trop facile, et par une traduction tronquée d’une partie de la langue morte qui ornementait des parchemins.
Dans les ruines de la civilisation aujourd’hui disparue des Nazactlafilos, Laenn-Bor, entouré des émeraudes scintillantes qui ornaient tous les vestiges des temples, ressentit leur pouvoir. Au contraire de la magie tellurique, qui « contaminait » en quelque sorte les êtres qui vivaient à sa proximité, celle des Nazactlafilos était projetée par les êtres vivants, qui s’étaient servis des émeraudes comme d’autant de livres, de catalogues contenant un ou des pouvoirs. Pour que leur savoir ne se perde jamais.
Laenn-Bor crut qu’il allait devenir fou en ces lieux : à chaque émeraude qu’il touchait, il effleurait un savoir qu’il pourrait transformer en arme. Et il y en avait des milliers. S’il n’avait pas poursuivi inlassablement son but ultime d’immortalité, il se serait installé en ces lieux, à partir desquels il serait parti à la conquête de Galéir. Tous les pouvoirs découverts là le lui auraient permis. Mais cet objectif, qui aurait suffit à d’innombrables hordes de conquérants, lui semblait mesquin. Au bout de quatre mois de recherches intensives, il trouva ce qu’il était venu chercher : l’émeraude qui permettait l’utilisation de plusieurs magies à la fois.

Laenn-Bor se cassa les dents pendant pas moins de sept ans sur le mythe des Changeurs, anciens adorateurs de la lune rouge, Seyened, comme ils l’appelaient. Il finit par rencontrer les derniers représentants de cette ethnie. Contrairement aux Svetlaniens, qui se transformaient en panthère ou en aigle selon leur sexe, les Changeurs pouvaient modifier leur apparence comme ils l’entendaient, prenant indifféremment la forme d’humains – ce qu’ils étaient à l’origine – ou d’animaux. Quelle n’avait pas été la surprise de Laenn-Bor de découvrir que les Changeurs avaient donné naissance au peuple des Svetlaniens, erreur génético-magique qu’ils avaient cherché à corriger en l’éradiquant. Mais les Changeurs se reproduisaient très peu, car les formes qu’ils adoptaient avaient trop peu à voir les unes avec les autres. Ils se complurent dans leur égoïsme et ne furent bientôt plus capables de se reconnaître les uns les autres. De leur côté, les Svetlaniens survivants fuirent et prirent leurs distances avec leur peuple d’origine, avant de devenir prisonniers de leurs deux seules formes de transformation. Ils apprirent à se méfier de Seyened, la lune rouge, dont le nom évolua en Siraya. Dès que Laenn-Bor obtint les informations dont il avait besoin, et maîtrisa leurs techniques de transformation, il élimina les vestiges de cette civilisation dégénérée.
La magie des Changeurs, selon les conclusions auxquelles Laenn-Bor était arrivé, permettait d’ouvrir la Porte Céleste qui menait à la déification.

Il prit ensuite l’apparence d’un jeune mâle Piminomo. L’art magique des Maîtres du Vent semblait indispensable, selon les manuscrits, pour stabiliser la Porte Céleste. Il partit en quête d’un Maître. Après toutes les épreuves qu’il avait traversées, berner le naïf sage fut d’une simplicité enfantine : il se présenta à lui comme étant un orphelin, qui n’avait pas eu le temps de revendiquer son héritage magique auprès de ses parents, avant que ceux-ci ne disparaissent. Il ne s’en fallut que de quelques mois pour qu’il maîtrise la Magie des Vents. De temps à autre, il prenait soin de gonfler son apparence, comme si le jeune corps qu’il occupait grandissait vers sa future taille adulte.
Ce que Laenn-Bor soupçonnait, d’après ses traductions des manuscrits du Shamane, fut confirmé par les paroles du Maître du Vent Piminomo, qui lui soutint que le premier Piminomo venait de la lune blanche, Nereveleiy. Depuis, elle veillait tout particulièrement sur le vol des Piminomos.

Il eut une très mauvaise surprise en voulant changer son corps, afin de recouvrer son apparence humaine. La transformation s’avéra impossible. Etait-ce une particularité, une conséquence indirecte de l’apprentissage de la magie piminomienne ?
La dernière étape consista donc à retrouver un corps humain, de surcroît sensible à la magie tellurique. Ironie du destin, qui lui signifiait qu’il devait recouvrer ses pouvoirs originaux. La Brisée des Dieux, cet autel ou pierre plate couchée, était indispensable au rituel menant à l’immortalité, et ne s’animait que grâce à la magie tellurique. Heureusement, beaucoup ignoraient que cette magie, existant dans les sols de l’ancien royaume de Narvilone, finissait par contaminer celui qui vivait dessus. Rencontrer l’idiot du village, ce Seronn, avait été une bénédiction des cieux. Surtout dans une clairière envahie de roches tendhil, porteuses par nature de la magie tellurique. Laenn-Bor en arrivait à trouver ce genre de coïncidence normal : tout était déterminé à l’avance, il en était de plus en plus persuadé. Son destin était d’accéder à l’immortalité.

Il entra dans la clairière dans laquelle reposait la Brisée des Dieux, qui attendait qu’il y vienne accomplir son destin.