Chapitre VI : Laenn-Bor

Dès sa plus tendre enfance, Laenn-Bor eut des relations privilégiées avec la magie tellurique, apanage de l’Eglise de la Triade. Comme tous les GannTefaï de Lapointe qui montraient de telles dispositions, il intégra l’école cléricale et magique de NaoNarvilo, afin de mettre ses dons au service du pays.
Il se découvrit très vite une ambition dévorante, de celle qui pousse à se surpasser, à se diriger vers les sommets, et tant pis pour les obstacles, matériels et vivants. Quelque chose de sinistre brûlait au fond de son cœur, et lui-même ne savait quoi. Mais il savait qu’il était différent, et qu’il avait un destin, quel qu’il soit, à accomplir.
Il étudia, peaufina son savoir et ses techniques, devint arrogant et méprisa tous les mages moins puissants que lui, c’est-à-dire tout le monde. Dès qu’il fut devenu adulte, il sut qu’à cause de son caractère, il ne serait jamais reconnu à sa juste valeur. Il ne pourrait jamais faire carrière.

En matière de magie, le hasard n’existait pas, il en était persuadé. Savoir qu’il était né une nuit d’hiver où la température fut anormalement douce, et le ciel baigné des deux pleines lunes verte et blanche, fit forte impression sur lui.
À l’âge de vingt-deux ans, peu après avoir pris conscience que ses ambitions ne se concrétiseraient jamais en restant auprès de son peuple, trois événements se produisirent simultanément. Il sut dès lors qu’un appel du destin lui avait été lancé.
Sur le tissu étoilé du firmament, les deux joyaux ronds, l’un émeraude et l’autre d’un blanc virginal, semblèrent le défier. Bien que l’hiver se soit installé depuis un bon mois, il dut enlever sa veste de laine, car cette nuit-là, l’air semblait porteur d’une chaleur printanière. Comme au jour de sa naissance. Ce ne pouvait être un hasard. Son esprit enfiévré décida qu’un autre événement était également un présage des changements à venir : au crépuscule, un Shamane des Confins s’était présenté au Capitan de Lapointe, désireux d’avoir des échanges culturels avec les plus grands lettrés de la capitale.

Malgré l’heure tardive, il alla frapper à la porte de la chambre du palais où le Shamane avait été installé. Celui-ci, aussi débonnaire qu’insomniaque, fut ravi d’avoir de la visite. Face à la cordialité affichée par Laenn-Bor, il expliqua qu’il avait découvert d’antiques manuscrits dans une cité perdue. Les quelques traductions qu’il avait pu en faire étaient très prometteuses, mais des passages abscons l’avaient convaincu que les savants GannTefaï lui seraient sans doute d’une aide inestimable pour comprendre en détail les vénérables écrits sur lesquels il avait mis la main.
Quoiqu’il en fut, le Shamane commit l’erreur mortelle de donner à Laenn-Bor la teneur globale des manuscrits. Selon lui, il s’agissait d’un traité expliquant la voie à suivre pour acquérir l’immortalité. Il survécut dix secondes à cette révélation, le temps que les mains de Laenn-Bor, comme mues d’une volonté propre, se jettent autour du cou du vénérable vieillard et le serre jusqu’à ce qu’il ne bouge plus.

L’émoi causé par la mort du Shamane fut considérable, dès que son corps eut été découvert, le lendemain matin. Les plus puissants mages de l’Eglise de la Triade se réunirent et mirent leurs pouvoirs en commun, afin de comprendre ce qui s’était passé. Ils virent Laenn-Bor accomplir son funeste forfait. Fait rarissime, ils eurent une seconde vision, celle de Laenn-Bor ne faisant plus qu’un avec les cieux, comme s’il les englobait.
Deux heures plus tard, cinquante des mages les plus puissants et les plus prometteurs du royaume se lancèrent à sa poursuite, accompagnés d’autant de guerriers GannTefaï. Au cours des âges, une seule vision de l’Assemblée de la Triade avait été négligée : celle qui avait montré la chute de l’ancien royaume de Narvilone. Et celui-ci était effectivement tombé. Depuis lors, les mages s’étaient juré de ne jamais négliger les présages.

Vingt ans plus tard, la poursuite continuait toujours. La jeune Olani était la dernière survivante du groupe originel. En chemin, elle avait glané de nouveaux compagnons de route. Au fur et à mesure que la mort s’attaquait inlassablement à eux, Olani, devenue chef de cette expédition vengeresse, tâchait de remplacer les disparus. Désormais, ils n’étaient plus que trois : Olani la GannTefaï, âgée de quarante ans à peine mais qui semblait en avoir le double, Zargax l’Arraken et Nerdalis le Svetlanien.