Chapitre XXIII

Dès que la grande porte à double battant se ferma devant elle, la coupant de Tel’Ay et laissant ce dernier seul face à son ennemi, Anaria hurla sa fureur et se jeta de toutes ses forces sur l’obstacle. Celui-ci ne bougea pas d’un poil. L’épaule de la Wookiee ne résisterait pas longtemps à de tels coups de butoir.

Elle fit demi-tour au pas de course pour délester de leurs armes les cadavres que Tel’Ay avait laissé derrière lui. Ils n’avaient pas d’armes plus puissantes que des fusils blaster. Plusieurs allers-retours plus tard, elle possédait un joli nombre d’armes de poing, dont elle fit à tas à une dizaine de mètres de l’infranchissable porte. Elle mit un genou à terre et empoigna la première arme venue.
Elle tira salve sur salve, jusqu’à ce que le blaster chauffe de manière alarmante. Elle le jeta derrière elle et prit la suivante pour recommencer son manège. Rongée par la frustration, elle s’inquiétait pour Tel’Ay. S’il mourait alors qu’elle avait contracté une dette de vie envers lui, elle serait à nouveau déshonorée, à jamais cette fois-ci.
Le maudit panneau de bois était réellement très résistant : une simple tache de brûlé marquait le fruit des tirs d’Anaria. Elle serra les dents et continua à appuyer sur la gâchette, ignorant la fumée et l’ozone qui allaient de pair avec les lasers sortant de la gueule des armes, et qui lui piquaient les yeux.

Elle avait épuisé quatre blasters avant de se morigéner : elle avait oublié qu’elle avait deux mains ! Elle continua son œuvre de destruction, une arme dans chaque main.
D’interminables minutes plus tard, pour la première fois, un de ses tirs n’explosa pas à la surface de la porte mais la traversa. Dès lors, elle redoubla d’efforts et ne fut pas longue à voir un trou se former. Elle n’eut de cesse de l’agrandir consciencieusement et, quand elle estima pouvoir passer, elle s’arma de deux nouvelles armes avant de se jeter par l’ouverture.

Elle se figea face à la scène : Tel’Ay gisait face contre terre, tout comme un Zabrak d’un certain âge non loin de là. La tête de ce dernier était détachée de ses épaules.
Elle se précipita sur le Skelor et le retourna avec des précautions étonnantes pour une créature aussi forte. Sa respiration n’était qu’un mince souffle. Anaria gémit. Il ne pouvait pas mourir, pas maintenant qu’elle l’avait rejoint. Elle ne devait pas le permettre, son honneur était en jeu. Et c’était le Sith lui-même qui lui avait donné les moyens de le restaurer. Elle ne l’abandonnerait pas.
Anaria vit avec stupéfaction que Tel’Ay n’avait aucune blessure visible. N’était-il donc qu’épuisé ? Elle n’osait le rêver, d’autant que son instinct lui soufflait qu’au contraire, la vie s’échappait peu à peu de lui. Mais comment soigner l’insoignable ?
Elle s’avisa de ce qu’elle estima être une anomalie et reposa délicatement le Skelor au sol. Elle fouilla la vaste pièce du regard et elle trouva l’objet de sa recherche : le Gant de Vèntorqis. Pourquoi Tel’Ay ne le portait pas, elle l’ignorait, mais elle savait en revanche qu’il s’agissait d’un puissant artefact Sith. Peut-être pouvait-il sauver son maître ?
Anaria n’hésita pas longtemps avant de s’emparer du Gant et de l’enfiler sur la main gauche du Skelor. Puis elle posa la tête de Tel’Ay sur ses genoux, avant de lui chanter une comptine d’une voix apaisante. Elle-même se sentait dans un état de légère euphorie, teintée d’une douce sérénité.

Ro’Lay… Dibidel… Pourquoi Tel’Ay s’attachait-il aux souvenirs de ses défunts fils et femme dans les moments les plus importants de son existence, quand il était sur le fil de rasoir ? C’était comme s’il se battait en leur nom, alors même qu’il les avait tués de ses propres mains. Il y avait une faille béante dans sa logique. Ces événements tragiques le poursuivraient à jamais, ne le laisseraient jamais tranquilles. Il l’acceptait, pourtant. Tous les actes qu’il avait commis dans sa vie modelait son être, faisaient de lui ce qu’il était.
Il avait été l’apprenti fidèle de Maal Gami depuis son plus jeune âge, avant de quitter la Confrérie pour mener sa propre vie, en réponse à son désir de fonder une famille. Il avait connu l’amour de Dibidel, et son existence en avait été bouleversée. Il était devenu un être ordinaire, un colon, et avait été jusqu’à se couper volontairement de la Force, sans le moindre regret. Il avait tutoyé le bonheur, mais comme souvent dans ces cas-là, ne s’en était rendu compte que trop tard. Il avait renoué avec son passé de Sith, avec ses pouvoirs, avec sa Confrérie, afin de sauver sa femme et son fils emmenés par des mercenaires togoriens, en vue d’en faire des esclaves au service d’Arbella la Hutt. Lors de cette mission de sauvetage, qu’il avait mené aux côtés de son ancien condisciple et meilleur ami, Kuun Hadgard, l’humain rieur, il avait fini par craquer et avait complètement basculé dans le Côté Obscur de la Force. Il en avait perdu le contrôle, s’était laissé dominer par lui, tournant non seulement le dos aux enseignements de son maître, mais également aux piliers de sa vie : il avait tué Dibidel et Ro’Lay. Puis Kuun.
Sa rencontre avec Anaria avait tout changé, un an plus tard, alors qu’il s’enfonçait chaque jour un peu plus dans la déchéance et l’hébétude, véritable fantôme avant l’heure, l’esprit vidé de tout. Plus encore qu’avoir croisé la route de la Wookiee, les retrouvailles avec son défunt maître lui avait redonné non pas le goût de vivre, mais un but, un objectif.

Tel’Ay ouvrit les yeux et grogna. Il se sentait si las. Mais il se força à s’asseoir, au bord de la nausée. Il sentait posés sur son dos les yeux réprobateurs de son invisible maître, qui le toisait avec mépris. Tel’Ay tremblait de tous ses membres mais peu importait. Il devait se lever. Il devait aller de l’avant. Il avait une mission à accomplir. Tout n’était pas joué ni terminé. Il lui fallait encore respecter la promesse faite à son maître : faire renaître de ses cendres la Confrérie de Maal Taniet.
Tel’Ay avisa avec surprise le Gant de Vèntorqis passé à son poing. Plus étonnant encore, Anaria était assise à ses côtés, mais le regard vide, comme si elle dormait les yeux ouverts. Elle n’avait pas conscience de sa présence. Il sentit un mince courant de Force. Se concentrer dessus lui apprit que le flux de midi-chloriens venait d’Anaria et traversait le Gant de Vèntorqis pour se répandre dans son propre corps.
– Tu es décidément un drôle de compagnon, dit Tel’Ay au Gant. Te voilà vampire à mon service, désormais, après avoir voulu faire de moi ta chose ? Tu cherches à te faire pardonner ?
La robustesse des Wookiees n’était plus à démontrer, aussi Tel’Ay n’interrompit-il pas tout de suite le transfert d’énergie vitale en provenance de son amie : il avait besoin de recouvrer des forces. Il surveilla tout de même de près le processus. Hors de question de mettre en danger la vie d’Anaria. Il reprendrait le contrôle du Gant dès qu’il sentirait que la Wookiee déclinerait. Ce qui ne tarda pas à se produire.

D’une impulsion mentale, Tel’Ay fit cesser l’action du Gant. Anaria sursauta, comme réveillée en sursaut.
– Tel’Ay, tu es conscient !
– Oui, sourit le Skelor. Merci pour tout, au fait. Je n’aurais pas pu accomplir quoi que ce soit sans toi.
– Hum, tu n’es pas dans ton état normal si tu profères de telles paroles. Tu es sûr que tu te sens bien ?
– Mieux que jamais. La route qui mène à la rédemption envers mon maître et ma Confrérie est longue, mais elle est aujourd’hui dégagée, avec la mort de Dark Omberius. Viens, nous avons encore beaucoup de travail. Il faut préparer l’avenir, désormais.


L’annonce des résultats du scrutin pour élire le nouveau Chancelier de la République fut un grand soulagement pour Maddeus Oran Lijeril. Sous les applaudissements des sénateurs, l’Iktotchi Saratama Canawasi devint l’homme politique le plus puissant de la galaxie.
Il fut énormément sollicité dans les premières heures de son avènement. Ses équipes étaient prêtes à prendre les rênes, commença alors une période de transition au cours de laquelle le gouvernement précédent partagea ses dossiers en cours.
Quand Canawasi fit venir Ver’Liu So-Ren pour un entretien confidentiel et privé, celui-ci sentit une boule se former dans son estomac. Le nouveau Chancelier avait été très clair dans ses intentions concernant les Skelors.
– Votre excellence, fit Ver’Liu en s’inclinant légèrement quand il fut dans le bureau de Canawasi. Celui-ci se contenta de hocher la tête et de désigner le fauteuil vide qui faisait face au sien.
– Bon, je n’irais pas par quatre chemins avec vous, So-Ren. La planète Skelor I appartient à l’Hégémonie des mondes zabraks. Ses habitants aussi, par extension. Comme je l’ai dit pendant ma campagne, il faut que les Skelors cessent d’être apatrides. Il est clair que c’est une situation politique confuse, vectrice d’insécurité et d’instabilité. Il faut y mettre un terme ! Le choix des Skelors est donc très simple : regagner l’Hégémonie, de gré ou de force. Ou demander, individuellement, leur naturalisation au sein de la République.
Ver’Liu pâlit. C’était la fin de tous les espoirs qu’il avait suscité pour son peuple.
– Chancelier, vous ne pouvez pas faire ça ! Les Skelors qui ont fui Skelor I suite au coup d’État d’il y a trente ans seraient en danger de mort s’ils y retournaient !
– Ce n’est pas mon problème, répliqua sèchement Canawasi. Sans vous et vos revendications, rien de tout cela ne serait arrivé ! Vous n’êtes qu’un fauteur de troubles ! Tout ce qui est arrivé est de votre faute ! Combien de vies ont été perdu à cause de votre ambition ?
– Je n’ai pensé qu’au bien de mon peuple, je me suis battu pour lui rendre sa dignité !
– Et bien vous n’auriez pas dû, car tout ce que vous avez réussi à faire est de le condamner !
Ver’Liu bouillonnait intérieurement. Les choses auraient été tellement plus simples si ce maudit Iktotchi avait soutenu sa position. Devait-il retomber dans la voie de la violence, comme il l’avait déjà fait dans un passé récent ? Mais sans appui politique majeur, il ne serait rien d’autre qu’un pirate ; son peuple serait stigmatisé, il subirait les conséquences des actes inconsidérés de son souverain. Cela, Ver’Liu ne pouvait pas l’accepter. Son peuple passait avant lui et il en serait toujours ainsi.
Devait-il emmener les siens en exil, loin de la République et de l’Hégémonie ? Cette solution avait ses avantages mais également ses inconvénients : le peuple skelorien serait isolé du reste de la galaxie, sans doute pour très longtemps. De plus, il serait particulièrement vulnérable.
Ver’Liu s’était senti investi de la mission de mener son peuple, d’être à son service. Accepter le choix offert par le Chancelier Canawasi serait un terrible constat d’échec, dont le jeune souverain en exil porterait le poids sur ses épaules. Désireux de sauver son peuple, il n’aurait en fin de compte que précipiter sa chute.
Le choix était impossible.
– Encore une chose, So-Ren.
– Oui, Chancelier ?
– Pour des raisons politiques évidentes, il est hors de question que vous soyez naturalisé républicain. Je vous donne vingt-quatre heures pour quitter Coruscant et l’espace républicain. Sinon, je n’hésiterai pas à vous livrer aux autorités de l’Hégémonie et ferai confisquer tous vos biens. Est-ce clair ?
– Très clair, articula Ver’Liu, sonné par de telles nouvelles.
– Dans ce cas, je ne vous retiens pas, vous avez vos bagages à préparer, si je ne m’abuse.
C’est un Ver’Liu So-Ren totalement anéanti qui sortit des quartiers du Chancelier.


Dans les couloirs en ébullition du palais royal, Tel’Ay et Anaria croisèrent beaucoup de Skelors en proie à la panique. Sans prévenir, les mercenaires s’étaient abattus sur la population, se livrant à des scènes de vol et de pillage avant de quitter la planète à bord de leurs vaisseaux.

Sur la grand-place du palais royal régnait un chaos indescriptible : la colère le disputait à la peur, des Skelors se battaient entre eux, parfois sans même savoir pourquoi. Tel’Ay et Anaria se coulèrent à travers la foule, encapuchonnés sous de larges manteaux empruntés à la garde-robe d’Omberius. Le Côté Obscur était à l’œuvre et faisait sentir son insidieuse emprise sur les habitants désemparés. Tel’Ay s’en délectait et y puisait de nouvelles forces.
D’ici peu de temps, des pillards plus courageux que la moyenne – ou simplement ivres de fureur primitive – s’en prendraient au palais et à ses richesses. Ils finiraient par tomber sur le corps d’Ovelar Nantelek, alias Dark Omberius. Ils trouveraient également un autre corps. Celui d’un Skelor vêtu d’une combinaison noire, au visage inidentifiable, mutilé comme il l’était par un coup de sabrolaser. À son poing gauche, ils verraient le Gant de Vèntorqis.
Ce n’est pas sans regret que Tel’Ay s’était séparé de l’artefact, symbole de la Confrérie de Maal Taniet, et artefact dont il avait à peine commencé à prendre la mesure. Néanmoins, Tel’Ay avait estimé ce sacrifice indispensable pour le but qu’il s’était fixé : disparaître aux yeux de la galaxie, et surtout à ceux des Jedi. S’il voulait vivre en paix et restaurer le pouvoir de sa Confrérie, il devait impérativement être considéré comme mort.

Que les habitants de sa planète s’entre-tuent l’indifférait au plus haut point, de même que le sort de Ver’Liu. Tous n‘avaient été que des pions pour lui. Maintenant qu’ils ne lui servaient plus à rien, il se désintéressait totalement de leur sort.
Fort de ses pouvoirs acquis récemment sur les machines, Tel’Ay n’eut aucun mal à déverrouiller un landspeeder pour s’en emparer. Dès qu’Anaria et lui seraient revenus à leur vaisseau, le Skelor prendrait contact avec son apprenti, Marton Karr. Il avait une mission pour lui…


Les ministres du gouvernement fantoche de Skelor I étaient conscients que leur vie ne tenait qu’à un fil. Le président de la république skelorienne, Ven’Mar Ar-Din, s’était enfui avec des mercenaires zabraks, les abandonnant à leur sort. Même les mercenaires d’Ovelar Nantelek, qui les protégeaient en temps normal, étaient partis. Livrés à eux-mêmes, ils risquaient la mort s’ils sortaient du palais. La population semblait être la proie d’envies révolutionnaires.
Comme si cela ne suffisait pas, ils avaient découvert le corps d’Ovelar Nantelek. Le maître de l’Hégémonie Zabrak mort, l’avenir n’en devenait que plus incertain. Qui les protégerait, désormais ?

Ce fut le vice-premier ministre, Jarl’Ol In-Der, qui prit les choses en main. Il rassembla le plus possible d’employés skeloriens du palais et les convainquit de s’armer face aux insurgés. Ceux-ci n’hésiteraient pas à les tuer, rien que parce qu’ils avaient été au service des dirigeants de la planète. Une fois que les serviteurs du palais furent acquis à sa cause, il leur fit miroiter la promesse de carrières intéressantes et d’énormes primes numéraires comme immobilières pour prendre fait et cause pour lui.

À la tête de la vingtaine de Skelors qu’il avait réussi à rassembler, il gagna la salle du trône.
– Attendez-vous à une drôle de surprise, annonça-t-il à ses hommes.
Ils le suivirent dans la salle du trône et virent les deux cadavres : celui du Skelor défiguré, et celui d’Ovelar Nantelek décapité.
Faisant fi de sa révulsion à la vue des corps, Jarl’Ol In-Der agrippa par les cheveux la tête de Nantelek et la montra ostensiblement à tous.
– Ovelar Nantelek est mort ! Nous sommes libres ! Nous avons tué Nantelek ! Nous avons tué Nantelek !
Cette dernière phrase fut bientôt reprise en chœur par ses suiveurs, contaminés par sa ferveur et l’accent de triomphe dont il enrobait ses paroles.
Ils sortirent de la salle derrière In-Der en chantant leur joie d’être débarrassés du tyran zabrak. Quand ils sortirent du palais en exhibant leur funeste trophée, ils étaient presque convaincus d’avoir tué eux-mêmes Nantelek. Ils étaient les libérateurs des Skelors. Les combats cessèrent sur la grand-place, et tous les Skelors présents vinrent se ranger derrière In-Der. Il était désormais à la tête de la révolution.