Prologue

Nar Shaddaa. La lune des contrebandiers. Qui survole le satellite de Nal Hutta a aussitôt tendance à le comparer avec Coruscant, à une échelle réduite. Et en effet, les similitudes existent : les deux planètes sont extrêmement urbanisées et leurs griffe-ciels respectifs montent à des hauteurs si vertigineuses qu’il n’est pas rare que leur cime disparaisse sous les couches nuageuses de la stratosphère. Sur Coruscant, certaines zones sont protégées, comme les monts Manarai et les deux pôles enneigés, et d’autres recouvertes uniquement par de longues enfilades de bâtiments bas, surtout dans les espaces accaparés par les consortiums industriels. Sur Nar Shaddaa, en revanche, aucun espace n’est perdu : les Hutts, qui la contrôlent, ont fait utiliser chaque pouce de terrain disponible pour l’édification d’immeubles de permabéton. Un autre point commun existe entre les deux planètes : ses bas-fonds.
Comme sur la capitale de la République, les bas-fonds de Nar Shaddaa sont colonisés par ce qu’il faut bien appeler «la fange de la fange». La planète a beau être une plaque tournante importante pour le crime intergalactique, toute personne qui prétend faire son trou dans les métiers à risque que sont la contrebande, le mercenariat, l’escroquerie ou le meurtre, n’arrive pas toujours à ses fins. Dans ce monde marginal – et sans doute même plus que dans un mode de vie plus traditionnel –, la concurrence est rude et tous les coups sont permis.
Il est fréquent que certains êtres arrivent sur la lune des contrebandiers, la tête pleine de rêves de richesses faciles et de reconnaissance, mais le chemin qui y mène est semé d’embûches. Aussi n’est-il pas rare de croiser dans les bas-fonds de la planète-cité ceux que la réussite a dédaignés.
À vrai dire, beaucoup d’entre eux ne ressemblent plus à ce qu’ils étaient en arrivant. Les grandes gueules se sont tues. Les vêtements subtilement débraillés ont laissé place à des haillons informes. Même l’apparence générale de ces êtres n’a plus grand-chose à voir avec les standards habituels des espèces auxquels ils appartiennent.
Avec le temps, tous ces laissés-pour-compte finissent par se ressembler et à former une sorte de caste de ratés. Certains fuient toute autre présence, d’autres s’associent et se constituent des territoires, surtout autour des zones où sont stockés les déchets du monde « d’en haut », comme ils l’appellent. Pour eux, le contenu des poubelles est tout simplement vital : ils y trouvent de la nourriture, et parfois même des biens à troquer… pour subsister un peu plus longtemps.
Tous ces êtres abandonnés par la bonne fortune, dédaignés par le succès, ne souhaitent plus sortir de leur humiliante condition : ils savent que cela leur est impossible. Une fois tombé dans l’oubli sur Nar Shaddaa, nul ne se relève. Ceux qui entretiennent vainement cet espoir déchantent rapidement, ou meurent tout aussi vite.
Les survivants sont désespérés, cyniques, et vivent en permanence l’échec de leur triste vie. Ils ont pris leur parti de leur condition, et savent pertinemment que rien ne changera pour eux. Rien. Alors ils se contentent de végéter, non plus par volonté mais par instinct, certains même par habitude. Ils essaient par tous les moyens de retarder la fin violente qui les attend inéluctablement. Chaque moment est employé à survivre, à lutter. En attendant l’ultime délivrance offerte par la mort.

Les Hutts, dans un esprit de prévoyance qui ne leur ressemble guère, ont pris soin de bâtir proprement leur cité labyrinthique, au sens où ils l’ont doté d’un système d’épuration des déchets sophistiqué dès leur arrivée. C’est ainsi qu’un immense fleuve de déchets plus ou moins toxiques et vaguement liquides coule le long d’une large conduite souterraine, exhalant des odeurs méphitiques qui pourrissent l’air et les êtres qui le respirent, flots incessants de remugles infâmes qui s’attaquent à toute vie assez inconsciente pour vivre en ces lieux.

Pourtant, il y a de la vie en ces lieux. Des êtres autrefois intelligents squattent les berges de cet écoulement nauséabond. Mais ceux-là sont les pires des habitants des bas-fonds, dont ils représentent l’ultime déchéance. Ils ne sont plus rien. Moins que rien. À force, ils ont perdu la capacité de penser, et n’ont même plus conscience d’eux-mêmes. Ceux-là ne vivent pas, ils sont, tout simplement. Par un dernier effort civilisé mais inconscient, il leur arrive de se regrouper, mais ils ne forment en aucun cas une équipe, juste une somme d’anciennes individualités, réunis sans but.
Ils ne communiquent presque plus, même plus par gestes. Ils sont moins que les pâles copies des êtres qu’ils ont été. Un de ces groupes gît sur les berges. Plus que loqueteux, ses membres n’ont pas pris la peine de se lever depuis des mois. Pourquoi le feraient-ils ? Pourquoi penseraient-ils même à le faire ?
De temps à autre, tenaillés par la faim, ils se traînent lamentablement en grognant, lentement, vers cette bouillie informe qui coule à leurs pieds, et s’y abreuvent, bien que leurs entrailles se rebellent contre l’ingestion de ces substances qui ne font qu’altérer et détruire leurs organismes déjà défaillants.

À l’écart de tout groupe gît une créature qu’on a beaucoup de peine à croire vivante, de prime abord. C’est un amas de chairs et de guenilles, et l’on serait bien en peine de préciser où se termine l’un quand l’autre commence. Il faudrait un examen attentif pour se rendre compte que cet être appartient à une espèce reptilienne.
Son corps, dépourvu de toute pilosité, était jadis recouvert de petites écailles laiteuses et très serrées, qui lui garantissaient une protection naturelle bien plus solide qu’un simple épiderme de chair. Mais aujourd’hui, beaucoup sont tombées, lorsque sous le coup de démangeaisons furieuses, il les a grattées jusqu’à les voir se détacher de son corps. Elles sont devenues molles et d’une couleur aussi terne que grisâtre. Elles ne mouchettent plus que la moitié de son corps, qu’elles partagent avec des plaques d’épiderme verdâtres, encroûtés et purulentes. Par ces chairs flasques suintent parfois un sang si vicié qu’il en est noirâtre, au lieu d’être du vert à base de cuivre inhérent à son espèce.
Son corps fut musculeux, mais il est désormais comme fondu, d’une maigreur aussi hâve que cadavérique. Ses derniers ongles-griffes ne sont plus capables de déchirer d’autres chairs que les siennes.
Ses yeux jadis perçants, entièrement noirs, sont recouverts d’une fine pellicule jaunâtre de mauvais aloi. Ses traits fins, autrefois taillés à la serpe, font ressortir ses os saillants, pommettes, crête frontale et menton pointu.
Son corps semble disloqué, ce qui n’a rien d’étonnant. De temps à autres, des gangs des niveaux supérieurs descendent à ce niveau et improvisent des parties de chasse, ou plus simplement des battues. Ils se défoulent sur les créatures qu’ils y croisent, et qui n’ont plus grand-chose de vivant. Un mois plus tôt, l’un de ces groupes est venu et en a fait sa cible. Ils l’ont roué de coups tout en se gaussant de lui, par pur plaisir sadique. Ils se sont esclaffés en entendant ses os se briser sous les impacts. Ils ont fini par abandonner cette pulpe sanguinolente qui, pendant que ces mauvais traitements lui étaient infligés, n’a pas émis une plainte ni ne s’est rebellé.
Car cet être ne vit plus, il n’est plus qu’une coquille vide. Son esprit s’est replié sur lui-même jusqu’à disparaître. Plus rien ne l’atteint, aucun stimuli n’est capable de le faire réagir. Rien. Le néant total.
Une semaine auparavant, c’est une adolescente zeltronne qui est passée devant lui, irradiant de peur, et courant comme si les tous les diables de l’univers étaient à ses trousses. De ce fait, ses poursuivants étaient trois humanoïdes, aux yeux brillants de haine et de convoitise. Ils l’avaient rattrapée un peu plus loin et entraînée dans un boyau adjacent. Elle avait hurlé plusieurs heures avant de se taire brusquement. Eux avaient fini par réapparaître, hilares et contents d’eux. Sans elle.

En d’autres temps, en d’autres lieux, dans une autre vie pour tout dire, jamais l’être reptilien n’aurait laissé ce genre de choses se produire. Il aurait tout balayé sur son passage et exterminé cette fange inhumaine quasiment sans effort. Mais tout a changé depuis un an maintenant, depuis ce jour maudit où il a achevé de perdre tout ce qu’il chérissait. Il a exterminé sa famille, de ses propres mains maudites. Il a tué son seul véritable ami dans la foulée. Il a fini par sombrer dans une catatonie dont rien ne semble capable de le sortir.

Tel qu’il est présentement, seule une analyse de ses tissus organiques pourrait montrer qu’il est un Skelor, espèce reptilienne en voie d’extinction. Mais, en l’état, nul ne saurait en dire plus à son sujet. Personne n’est plus là, même pas lui, pour donner le moindre indice de son identité. La galaxie a oublié le nom de Tel’Ay Mi-Nag. Lui y compris.