Chapitre II : La déesse

Adossé au balcon, Jemril surplombait la cité prospère. En contrebas, les gens allaient et venaient, qui à pied, qui à cheval, qui en chariots. Une véritable fourmilière soulignant l’activité incessante d’Imartel, la Ville Bénie. Le brouhaha diffus qui parvenait jusqu’aux oreilles de Jemril avait un côté rassurant, sourde mélopée s’apparentant à une berceuse pleine de quiétude. Tout allait bien dans le meilleur des mondes.
Il perçut l’arrivée de Lamal avant même de le voir. Outre ses bottes ferrées qui claquaient fièrement sur la pierre au sol, le lourd parfum capiteux dont il adorait s’asperger contribua également à l’annoncer. Jemril tourna la tête et sourit intérieurement en voyant le bandeau de soie qui cachait les cheveux de Lamal.
Celui-ci se voulait et se voyait beau, aussi avait-il beaucoup de mal à admettre qu’il ne pouvait pas lutter contre sa calvitie. Il avait été jusqu’à consulter vainement de soi-disant mages aux remèdes miracles… et très chers. Las ! Rien n’y avait fait, au grand désespoir du mercenaire. Il avait fini par se résoudre à cacher sa chevelure clairsemée sous un bandeau finement ouvragé. La plus grande peur de Lamal était que la moustache tombante qu’il arborait fièrement depuis si longtemps disparaisse à son tour.
– Le temps est venu, Jemril, fit Lamal sur un ton contenu, presque hypnotique.
Jemril haussa un sourcil, étonné. Lamal parlait toujours d’une voix forte. Il allait interroger son ami quand son attention fut détournée par des cris venant de la ville à ses pieds.
La fière cité était en feu. Partout où il posait son regard, Jemril ne vit que flammes et épaisses volutes de fumée montant vers le ciel. Les habitants hurlaient sous la morsure de cet ennemi qu’ils ne pouvaient combattre, les bâtiments mortellement atteints s’écroulaient les uns après les autres.
La terreur s’empara d’un Jemril tétanisé. Un chuintement à ses côtés lui fit reporter les yeux vers Lamal. Ses traits étaient en train de fondre, son corps se déformait, s’affaissait sur lui-même. Il prononça quelques mots d’une voix horriblement déformée :
– C’est la fin.
Jemril sentit le palais trembler sous ses pieds. Un terrible craquement fut suivi de l’écroulement de pans entiers du vénérable édifice. Le balcon sur lequel il se tenait bascula à son tour dans le vide, entraînant un Jemril hurlant vers la mort.

Jemril criait toujours quand il se redressa de sa couche rudimentaire, les yeux fous, tremblant et en sueur. Dans le ciel nocturne scintillaient des centaines d’étoiles. De l’autre côté du maigre feu de camp qui craquait, Vhondé s’était redressée à son tour et le regardait fixement, inquiète.
Une main rassurante se posa sur son épaule.
– N’aie crainte, mon ami, nous sommes là et veillons sur toi. Bonne nouvelle : on dirait que ta fièvre est tombée.
Encore quelque peu hébété, Jemril mit quelques secondes à reconnaître le jeune homme à la frange blonde qui le regardait, de la commisération dans les yeux. Seronn.
Il se recoucha en soupirant. La réalité pouvait parfois être pire qu’un cauchemar. Il haïssait ce type.


***

Le reste de la nuit fut agité mais sans cauchemar supplémentaire pour Jemril. Il se sentait épuisé, vidé. Il apprit qu’il sortait de trois jours de fièvre, suite à l’infection de sa blessure au bras. Vhondé, qui avait quelques connaissances médicales, avait nettoyé consciencieusement la plaie et l’avait badigeonnée d’arsegnat pilé, une plante locale aux vertus antiseptiques, selon elle.
L’esprit de Jemril fonctionnait à nouveau correctement, mais il restait physiquement très faible. Tout au plus parvenait-il à faire quelques pas sans ressentir de la fatigue. Il allait lui falloir restaurer ses forces avant d’espérer fuir cet endroit.
C’est Seronn qui avait trouvé leur lieu de campement, à flanc d’une colline, aux pieds de laquelle serpentait un rachitique coulis d’eau. Son âme errante et un passé rural lui avaient appris comment poser des pièges et, par un heureux hasard, la région s’avérait giboyeuse. Plus d’un lapin se prit dans le collet de ses pièges, fabriqués à partir de lambeaux de sa tunique.
Vhondé, coincée avec lui pendant ces derniers jours, se perdait de plus en plus en conjectures vis-à-vis de cet étrange énergumène. Il était capable de subvenir à leurs besoins. Il passait également de longues heures à siffloter, immobile, en scrutant le ciel, ou la rivière, ou les arbres. Bref, tout ce qui les entourait.
Quand Vhondé l’arrachait à ses contemplations en lui parlant, il semblait revenir à la vie, presque surpris d’être là, avant d’immanquablement sourire de toutes ses dents et de lui demander si elle avait besoin de quoi que ce soit. Rien ne semblait pouvoir le surprendre.
La princesse de Lacteng n’avait pour sa part qu’une seule idée en tête : prendre la direction du sud afin de regagner le royaume de son père et son palais natal. Sa grossesse se passait bien, ce qui était assez inespéré au vu des circonstances. Mais pas question de tirer sur la corde plus longtemps. Fin des aventures pour elles ! Maintenant qu’elle était libre, Vhondé comptait bien rentrer chez elle… et ne plus jamais en bouger.
Se posait néanmoins le problème de ses compagnons. Elle ne s’inquiétait guère de Seronn qui, elle en était persuadée, la suivrait aveuglément si elle le lui demandait. Par contre, ce serait maladroit s’il était capable de les nourrir, il ne savait pas se battre. Partir à ses seuls côtés n’aurait rien de rassurant. Vhondé n’avait pas le choix : pour sa propre sécurité, elle allait devoir convaincre Jemril de les suivre. Elle n’aimait pas cette brute égoïste mais avait besoin de lui.

– Hors de question ! cracha Jemril quand Vhondé lui eut fait part de ses projets de rejoindre Lacteng.
– Il faut pourtant bien que nous prenions une direction, et…
Nous ? Il n’y a pas de « nous », il n’y en a jamais eu. Je voyage seul !
– Vous n’êtes qu’un ingrat ! Je vous rappelle que sans nous, jamais vous n’auriez survécu à…
– À rien du tout ! Je connais le chef des mercenaires qui nous ont attaqués, et c’est grâce à cela que nous avons pu en réchapper !
– Il faut que nous allions au Lacteng ! insista Vhondé. Hors de question d’aller où que ce soit ailleurs !
– Et moi je te répète qu’il n’y a pas de « nous », arrête avec ça ! Tu veux aller vers le sud avec Simplet…
– … Seronn, corrigea l’interpellé.
– … alors, allez-y ! continua Jemril en ignorant l’interruption. Je te le répète, je voyage seul ! Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans ces trois mots ? Je… voyage… seul ! Et de toute manière, moi je vais à l’ouest !
– C’est inacceptable, insista Vhondé. Je suis…
Elle se tut. Avoir besoin de Jemril était une chose, mais lui avouer qu’elle était la princesse héritière de Lacteng en était une autre, à laquelle elle n’était pas prête. S’il l’apprenait, il était capable de demander une rançon à son père, voire à aller la vendre sur les marchés d’esclaves de Griend.
– Mon père, reprit-elle prudemment, est à la tête de quelques biens. Il doit déjà y avoir une récompense pour qui me ramènera à la maison… laquelle pourrait être encore plus importante si je lui en touche un mot.
Jemril resta figé un long moment, ses yeux étrécis plantés dans ceux de Vhondé, comme s’il la jaugeait. Elle réussit à ne pas baisser les siens.
– C’est d’accord, laissa-t-il finalement échapper. Mais je te préviens tout de suite que si tu m’as menti, je t’égorge, et ton père avec, avant de faire de tes possessions une terre brûlée et stérile pour des siècles. C’est clair ?
– Parfaitement, acquiesça Vhondé avec le plus calme, tout en pensant : je te promets surtout que mon père, le roi de Lacteng, se fera un plaisir de te faire subir le supplice de la roue, à ma demande !
– En route pour l’aventure ! s’écria joyeusement Seronn.
– Qui te dit que tu viens, Simplet ? fit Jemril. Je sais me battre, je la protègerai. Nul besoin d’un parasite comme toi pour me voler la moitié de la récompense ! Tu pars de ton côté !
La peine qui s’afficha alors sur le visage de Seronn mit Jemril hors de lui. Il détestait les faibles. S’il avait été en possession de tous ses moyens physiques, il aurait bondi sur Seronn et l’aurait étranglé sans le moindre remords. Avec beaucoup de satisfaction, même.
– Tu sais attraper du gibier ? demanda Vhondé à Jemril en le toisant froidement.
Jemril la maudit intérieurement. Tuer quelqu’un pour s’approprier ses vivres, il savait faire. Voler de l’argent pour acheter de la nourriture, aussi. Mais livré à lui-même dans la nature, il ne pouvait se nourrir que de baies et de racines, comme cela avait été le cas ces dernières semaines, très éprouvantes pour lui.
Elle ne se méprit pas sur son silence et ajouta :
– Dans ce cas, Seronn viendra avec nous. Nous avons besoin de lui. Vous vous partagerez la récompense, ce qui ne sera que justice.
– Grand merci, gente damoiselle, fit Seronn dans une révérence. Mais je m’en voudrais de dépouiller notre ami. Je ne suis sur les routes que pour y vivre des aventures, et celle-ci promet d’en être une belle. Permettez donc que pour seul appointement, je me contente de jouir de votre présence.
– Euh… merci, Seronn, bredouilla Vhondé. Mais qu’est-ce que c’est que ce type, par les dieux ?
Jemril grogna quelque chose d’indistinct.
Une greluche engrossée et un benêt pour compagnons. Bravo, Jemril, bravo ! Tu touches le fond, mon pauvre garçon !