Timorius Batefus Afforta était persuadé qu’il allait mourir, tandis qu’il contemplait, fataliste, la vague gigantesque qui s’apprêtait à s’abattre sur la trière. Il noua ses bras autour du bastingage du gaillard et ferma les yeux. La vague submergea le navire, avant de se retirer. Timorius tint bon, à sa grande surprise, après avoir cru qu’il allait se faire démembrer par la mer en furie.
Tremblant autant de peur que de froid, il ouvrit un œil et s’aperçut que le timonier n’était plus à son poste. Pauvre bougre. C’était le troisième barreur qu’ils perdaient de cette manière. Une fois de plus, la corde qui en arrimait un au gouvernail avait lâché.
À moitié sonné, Timorius distinguait à peine la limite entre la mer et le ciel, malstrom de différentes teintes de gris. Lugubre monochromie qui semblait appeler une fin tragique. Il recracha de l’eau, se demandant combien de litres il en avait avalé depuis le début de la tempête. Il ne sentait presque plus ses membres gourds, tétanisés par les tourbillons déchaînés du vent.

Les consignes du capitaine avaient été de surveiller la mer pour éviter de s’échouer, mais Timorius savait que cela ne servait plus à rien. Même si l’un des marins restait au gouvernail, la visibilité était trop réduite pour qu’il soit d’une quelconque utilité. Timorius devait impérativement se réfugier dans les entrailles de la trière, avec les autres, s’il voulait survivre… et s’il avait encore la force de sauter. Le capitaine comprendrait sûrement que la situation sur le pont était intenable. Et même s’il refusait de comprendre, qu’importait.
Sa résolution prise, il lui fallait attendre le bon moment pour tenter de plonger vers le reste de l’équipage, qu’il distinguait vaguement en contrebas, couchés autour des bancs de rameurs, ou écopant laborieusement.

La trière fut soulevée par une main géante, et Timorius sentit son estomac se soulever à l’unisson. Tandis que le navire s’abattait brutalement, le pauvre Lastrimien se vomit dessus…une fois de plus. Au moins, cela faisait déjà des heures qu’il n’avait plus que de la bile à rendre, et les paquets de mer qui ne cessaient de le fouetter le nettoyaient aussitôt.
Il fut à nouveau submergé par une violente lame de fond, et manqua de passer par-dessus bord. Le cœur battant à tout rompre, il parvint tant bien que mal à affermir sa prise. Le cri de désespoir qu’il lança ne parvint même pas à ses oreilles assourdies par les éléments déchaînés, qui lui faisaient clairement comprendre son insignifiance et ne semblaient avoir comme seul but de le rayer de la surface de Galéir.

Cédant à la panique, et alors que la trière escaladait à nouveau une vague monumentale, il bondit à l’aveuglette vers le fond du navire. Sa mâchoire heurta le bord d’un banc de rameur, et il s’y agrippa comme si sa vie en dépendait. Etourdi, il vit comme dans un rêve les rameurs qui écopaient, des seaux en bois ou des cuvettes en étain à la main.
Il eut envie de rire, tellement il les trouva ridicules et pathétiques. Comme si leurs pitoyables efforts allaient servir à quelque chose face à l’apocalypse qui s’était abattu sur eux ! Il éclata en sanglots.

Il fallut un long moment au Lastrimien pour se calmer, et être à nouveau conscient de son environnement. Dès qu’il eut repris ses esprits, il se redressa et tira sur sa tunique. Il était frigorifié, mais décida de se rendre utile. Il se fraya maladroitement un chemin parmi les marins : ceux qui n’écopaient pas, ou qui n’étaient pas occupés à vomir tripes et boyaux, étaient assis sur les bancs de rameurs, les yeux éteints. Impossible de dormir dans de telles conditions, surtout qu’à l’intérieur du navire, l’eau montait jusqu’aux genoux.
Timorius repéra enfin la silhouette imposante du capitaine Brulius, occupé à donner de la voix pour encourager ses hommes. Il ne put s’empêcher, comme à chaque fois, d’être impressionné par sa stature. Brulius était une force de la nature. Son visage aux yeux durs et aux traits fins était couturé de cicatrices, comme le reste de son corps, vestiges d’une longue carrière de mercenaire sur les mers. Excellent marin, contrairement à la majorité des Lastrimiens, il n’était pas loin d’être considéré comme une légende vivante par ses compatriotes, et les autorités du pays n’avaient pas hésité à mettre le prix fort pour s’assurer ses services.
Il le rejoignit, et les deux hommes furent obligés de crier pour se faire entendre, leurs têtes presque à se toucher.
– Capitaine, il n’y a plus de barreur, et je crains qu’il soit inutile d’en remettre un. Même si nous arrivions à repérer des écueils ou une terre, il serait impossible de manœuvrer le navire pour éviter une catastrophe.
Brulius opina du chef, et enchaîna :
– Une estimation de l’endroit où nous sommes ?
– Aucune, capitaine, désolé. Le vieux Dalerius a été l’un des premiers à tomber à la mer.
Les deux hommes se regardèrent. Il n’y avait plus rien à ajouter. Leur trière n’était plus qu’une coquille de noix soumise aux caprices de la tempête. Le seul geste qu’ils pouvaient accomplir pour espérer se sauver, et qui leur semblait bien futile à ce moment, était d’écoper. Et de prier pour qu’un miracle se produise. Ils ne maîtrisaient plus d’autres paramètres.
Brulius attrapa une cuvette d’étain, qui flottait non loin de lui, la tendit à Timorius, et hocha la tête. Ce dernier fit demi-tour, empli d’angoisse : pour la première fois depuis qu’il le connaissait, il venait de lire de la peur dans le regard de Brulius.


***

Pourtant, le capitaine n’avait pas hésité, deux jours plus tôt. Le navire faisait alors la tournée des villages côtiers de Lastrimia les plus à l’ouest du pays. Les pirates avaient tendance à pulluler, ces temps-ci, et il était toujours bon de leur rappeler que les autorités du pays veillaient sur les mers…même s’il s’agissait plus pour la marine lastrimienne de se montrer plutôt qu’autre chose. La domination maritime n’avait jamais été le fort de Lastrimia. Ce jour-là, donc, la trière naviguait droit sur le village le plus proche de la Forêt de Daerwilann, tenue par les redoutables Pirlains, peuple hostile qui défendait farouchement son territoire contre toute incursion lastrimienne. Par bonheur, eux ne s’aventuraient pas sur l’eau.
Longtemps avant que le navire n’attaque le dernier coude qui dévoilerait la colonie à la vue de l’équipage, celui-ci comprit que quelque chose s’était produit. Une épaisse fumée noire de mauvais augure s’élevait paresseusement dans les cieux gris. Quand le petit port se dévoila enfin à leurs regards, les marins purent contempler l’ampleur du désastre : l’ancien établissement n’était plus que ruines fumantes, de pierre et de bois.
A l’autre bout de l’anse, les Lastrimiens eurent juste le temps de voir une autre galère disparaître derrière une avancée rocheuse du front de mer.
Brulius n’hésita pas une seconde :
– Tous aux rames !
Les survivants du comptoir, si jamais il y en avait, tiendraient bien jusqu’à leur retour. Mais si les nouveaux arrivants s’arrêtaient, ils perdraient la piste des pirates.
– Il nous les faut ! rugit Brulius. C’est le septième village à être rasé ce mois-ci, et je fais le serment que ce sera le dernier !

En tant qu’officier en second, Timorius se sentit obligé de rappeler à son supérieur l’état du ciel, où les nuages s’amoncelaient, menaçants. Le vent ne cessait de forcir depuis quelques heures, petit à petit. Et Brulius lui-même avait annoncé qu’il leur faudrait gagner un abri, qu’une tempête risquait de se déchaîner. Il ne voulut rien savoir.
– Nous allons les poursuivre et les anéantir.
– Mais, capitaine Brulius, les conditions…
– Les conditions sont ce qu’elles sont, Timorius. Ce qui est sûr, c’est que si les pirates prennent le risque d’affronter une tempête, nous le ferons aussi. Et rassurez-vous : ces maudits assassins ont sûrement une anse pour se protéger non loin d’ici. Ils ne sont pas fous et connaissent ces côtes bien mieux que nous.
Comprenant que Brulius resterait inflexible, Timorius chercha du soutien dans le regard des hommes d’équipage. Il n’en trouva aucun. Ces marins étaient la fierté de la flotte lastrimienne, formés depuis des années par Brulius lui-même. Dans leurs yeux ne brillait aucune peur, seulement l’envie d’en découdre avec les pirates.

Dans ceux de Timorius, en revanche, il y avait beaucoup de place pour les doutes. Comme il l’avait souligné à Brulius, ils n’avaient que des connaissances sommaires des rivages avoisinants. Moins importantes que celles des pirates, cela semblait certain. Une boule se forma dans sa gorge, quand il pensa pour la première fois depuis son embarquement à l’éventualité de sa mort.
Il chercha à repousser cette idée pernicieuse. Certes, il n’avait rien d’un marin, et le plus récent des membres d’équipage en connaissait plus que lui sur la navigation. Il ne devait son poste d’officier en second qu’aux lois lastrimiennes, qui astreignaient ses citoyens à servir un mois par an sous les étendards du pays. Il était entre de bonnes mains, alors pourquoi s’inquiéter inutilement ?

Pourtant…pourtant, un mauvais pressentiment l’habitait. Il se sentait oppressé. Etait-ce le fait de naviguer dans des eaux peu connues ? De naviguer tout court ? Savoir qu’ils prenaient la direction des côtes tenues par les sanguinaires Pirlains ajoutait également à son malaise latent.
Timorius se devait de faire bonne figure. Tempête en formation ? Au diable ! Risque d’écueils et de courants traîtres ? Leur navire était solide. Il remplirait son devoir vaille que vaille, et serait un atout dans cette mission vengeresse.
Et il le remplit durant les deux jours suivants. La galère des pirates se cacha dans un banc de brume traversé d’éclairs. Ils suivirent l’ennemi, et le perdirent définitivement. Ils gagnèrent la tempête en échange. Jusqu’à ce moment fatidique où Timorius vit la peur dans les yeux de Brulius.

Il n’eut pas le temps de s’appesantir davantage sur la sensation désagréable qui revint se nicher dans sa poitrine, que l’apocalypse s’abattait sur le navire. Tout commença par un raclement contre la coque, rapidement suivi par l’explosion d’une partie de celle-ci, à à peine un mètre de Timorius, dans un craquement déchirant. Incrédule, il vit des rochers saillants parmi les débris de la coque. Des écueils ! Ils venaient de s’échouer ! Rien ne pouvait plus les sauver, désormais ! Timorius n’était visiblement pas le seul à le penser, car une panique indescriptible s’empara des marins. Ils se précipitèrent vers le pont, oublieux de toute discipline, certains se frayant un passage en distribuant des coups de poing.
Timorius eut envie de leur crier que c’était inutile, que même s’ils se lançaient à l’eau, ils se noieraient inéluctablement dans la tempête. Mais ils ne l’auraient pas écouté. A vrai dire, ils ne l’auraient même pas entendu. Bien que fataliste, il se rapprocha à son tour de l’un des escaliers de bois surpeuplé, comme poussé par un instinct de survie plus fort que sa résignation.
Il attendit son tour, tandis que l’eau montait autour de lui, et que l’épave était brinquebalée de droite à gauche. S’agrippant maladroitement à la main courante, il arriva sur le pont, où il vit à peine, émergeant des embruns qui lui fouettaient le visage, les autres marins disparaître les uns après les autres à la mer.
Il secoua la tête, dégoûté par son triste sort, et sauta à son tour, tentant sa chance sans y croire. Un creux se forma à la surface de l’eau, et dévoila un éperon rocheux. Lancé droit dessus, Timorius s’y affala lourdement, avant de s’y accrocher fermement.
S’ensuivit une éternité, au cours de laquelle il surveilla le mouvement furieux des vagues, se cramponnant et retenant son souffle quand des paquets de mer s’abattaient sur sa position. Des pensée tournant au leitmotiv hantaient son esprit : tenir, se préparer à résister à la vague suivante. Survivre.
Il survécut. Au bout d’un long moment, il sentit que les flots se calmaient. Il fut de moins en moins submergé. La visibilité s’accrut, le vent violent se mua en forte brise. Un timide rai lumineux émergea de l’épaisse couverture nuageuse, mais pas pour longtemps.
Timorius aperçut une plage, non loin de là. L’adrénaline réveilla son corps et son esprit hébétés, et sans réfléchir, presque inconsciemment, il se glissa à l’eau. Tenir. Nager vers cette côte, si proche et si loin tout à la fois. Survivre.

Il sentit le sol sous ses pieds, et sombra dans les ténèbres.


***

Timorius Batefus Afforta avait connu des débuts modestes. A la mort de ses parents lors de l’incendie de l’entrepôt familial, il avait repris leur petite entreprise de transport. Quelques chariots et gufus de faible valeur, mais surtout, un grand nombre de contacts dans Lastrimia, autant dans les grandes villes que dans les petits villages reculés.

Il était donc parti sur les routes, proposant ses services, livrant du bois comme des céréales ou divers légumes. A l’occasion, il conduisait aussi des voyageurs, et en profitait pour discuter des évènements et des besoins des populations locales. Ses pérégrinations et une vive intelligence lui permirent d’acquérir une vision globale du marché lastrimien : sur les côtes nordiques du pays, les embruns océaniques charriés par les vents donnaient un goût particulier aux produits des champs ; dans les plaines centrales, la terre riche donnait des légumes plus gros et plus goûtus que la moyenne. Des connaissances qu’il engrangeait à chaque voyage, certain de réussir un jour à exploiter ces acquis.

Ses premiers profits furent presque insignifiants, mais il prit l’habitude d’acheter diverses herbes et des épices typiques des lieux où il passait. Et à chaque livraison, il en offrait un petit bouquet à ses clients, rapidement charmés par cette délicate attention.
Au fur et à mesure que son réseau et sa réputation prenaient de l’ampleur, il fut de plus en plus sollicité. Il acheta une deuxième charrette, embaucha un jeune apprenti, et de fil en aiguille, il se retrouvait maintenant, quinze ans plus tard, à la tête d’une entreprise bien développée de plus de quelques centaines personnes.
Il avait ses propres docks dans chaque port, ses propres entrepôts, et bâtie sur ce qui avait fait son succès, sa touche personnelle, un petit plus qui restait très apprécié, et qui d’un point de vue commercial lui ouvrait de nouveaux marchés.
En effet, la découverte des produits du terroir du Nord de Lastrimia par les villes du Sud telles qu’Ynia et Stervhind donnaient souvent lieu à des commandes.
A trente-six ans, avec plusieurs villas dans les principales villes du pays, il pensait déjà avoir bien réussi sa vie, et ses nombreuses conquêtes voyaient en lui un parti à prendre.
Seule ombre à ce tableau quasi idyllique, il n’arrivait toujours pas à s’imposer sur le marché de l’artisanat, dominé par ses rivaux Reman Tivor Vasistus et Irvain Norfil Enorta, plus spécialisés dans ce qui intéressait la noblesse. Mais il ne désespérait pas de les dépasser un jour : homme patient, il savait que son heure viendrait et en attendant, il n’oubliait pas de déposer régulièrement des offrandes à Lonai, la Maîtresse du Commerce. Et c’est avec plein de projets en tête qu’il était parti confiant vers sa nouvelle affectation militaire annuelle, espérant nouer d’autres contacts et développer encore un peu plus son réseau.


***

Timorius se réveilla en sursaut. Il avait fait un rêve des plus étranges où à bout de forces il nageait en pleine tempête dans l’espoir de rejoindre une plage salvatrice. Il se frotta les yeux pour dissiper toute trace de sommeil, et s’étira longuement, manquant perdre l’équilibre lorsque la structure où il était assis tangua avec lui.
Son cerveau enregistra ce fait étrange, et la panique menaça de le submerger quand il prit conscience de son environnement. L’endroit ne correspondait absolument pas au Triomphe des Mers.
Ce qui lui servait de lit ressemblait plus à une grosse corbeille tressée, remplie de coussins colorés et pourvue d’un drap épais. Lui qui était capable de discerner n’importe quel tissu au toucher était bien en peine de déterminer sa composition.
Son regard erra sur le reste de la pièce. Des peintures étaient accrochées sur les murs en bois. Il y avait trois meubles sombres – peut-être en acajou ? – décorés de quelques cannelures. Tout était propre et rangé, et aucun bibelot ne trainait.
Il essaya de se hisser hors de son lit, basculant dangereusement et manquant de tomber quand ses pieds rencontrèrent un tapis aux motifs entrelacés posé sur le plancher. Il glissa et reprit son équilibre de justesse en jurant.
Un bruit grinçant, et il se retourna comme la porte s’ouvrait. Son visage s’éclaira : il allait enfin pouvoir remercier son sauveur. Il rajusta la tunique sommaire – dont on l’avait certainement habillé durant son sommeil – pour se rendre présentable, et passa la main dans ses cheveux pour tenter de les peigner. Sans miroir, il était difficile de se rendre compte du résultat, mais il ne voulait pas rater l’occasion de plaire à une jolie fille. Son sourire disparut quand il aperçut la nature de l’être qui entrait dans la pièce.
La panique l’envahit et la peur le pétrifia. La créature – il ne pouvait l’appeler autrement – émit quelques couinements dans sa direction avant de refermer la porte derrière elle, scellant tous ses espoirs de fuite. Elle déposa un plateau sur une natte du sol et alla chercher quelques coussins dans la « corbeille » pour les disposer autour. Puis elle se retourna.
Les yeux noirs vifs qui le fixaient le mirent mal à l’aise. De petites oreilles rondes émergeaient d’entre les tresses formées par sa chevelure, encadrant un museau pointu et velu, semblable à celui d’une fouine. Des marques jaunes et blanches striaient son pelage, comme s’il avait été peint ; seul un pagne en tissu coloré ceignait ses hanches.
Timorius ne pouvait se tromper : il avait en face de lui l’un de ces redoutables et sanguinaires Pirlains.

Voyant qu’il ne bougeait pas, le Pirlain l’attrapa par le bras en continuant de couiner. Même à travers le léger tissu, il perçut la tiédeur et la rugosité de la prise. Comme si une liane était enroulée autour de son coude. Ce fut comme un déclic pour Timorius qui se débattit. De plus près, il perçut l’odeur de la cannelle. S’en servaient-ils pour embaumer les morts ?
– Lâchez-moi ! hurla-t-il, terrorisé.
Que lui voulait-on ? Allait-il être emmené pour être torturé ? Les Pirlains se cachaient-ils derrière le naufrage de son bâtiment ? Pourquoi était-il seul ? N’y avait-il aucun autre survivant, ou étaient-ils séparés pour mieux saper leur résistance ? Serait-il mis à mort ? Pourquoi n’avait-il pas été tué pendant qu’il était inconscient ? Tout aurait été tellement plus facile et moins douloureux…
La créature s’était éloignée après l’avoir relâché, émettant ce qui ressemblait fort à un sifflement d’exaspération. Elle entrebâilla la porte et lança quelques cris brefs.
Devait-il tenter de s’échapper maintenant ? Comme si elle avait deviné ses pensées, la créature darda son regard sur lui, le défiant de tenter quoi que ce soit. Timorius déglutit. Ce n’était peut-être pas le moment idéal. Mieux valait attendre d’être seul pour se faire la belle.
Il en était là de ses réflexions lorsque deux autres Pirlains entrèrent. Des renforts, songea-t-il avec amertume. Semblant obéir aux directives du premier occupant, ils empoignèrent Timorius, restèrent sourds à ses cris, imperméables à ses suppliques et insensibles à ses coups.
Ils l’assirent de force sur les coussins disposés sur le sol. Leur poigne était solide. Vaincu, il cessa de lutter, se disant qu’il serait plus utile de garder ses forces pour plus tard, pour consoler son ego douloureusement mis à mal.
Un fumet appétissant monta bientôt à ses narines. Plusieurs plats à l’odeur divine se trouvaient sur le plateau que le premier Pirlain avait apporté. Son estomac gargouilla. Il ne se rappelait plus à quand remontait son précédent repas.
Etait-ce un sourire qu’il devinait sur les faciès de ses geôliers ? Sa méfiance reprit le dessus. Désiraient-ils l’empoisonner ? Non, ils ne l’auraient pas sauvé pour mieux le tuer après. A moins que…
Une idée horrible germa dans son esprit. Et s’ils souhaitaient l’engraisser ? Les rumeurs disaient que les Pirlains dévoraient leurs victimes – parfois encore vivantes. Ils devaient bien utiliser quelques captifs pour remplir leur « garde-manger » entre deux raids.
Il décida de ne pas entrer dans leur jeu, il ne voulait pas être traité comme du vulgaire bétail préparé pour la foire. Il salivait déjà, pourtant. Il serait dur de résister.
Les Pirlains émirent plusieurs couinements. Le premier, qu’il décida de baptiser Rayures Jaunes, plongea une cuillère en bois dans un bol rempli d’une mixture odorante. Timorius sentait que certains arômes, comme l’ail, lui étaient familiers, mais d’autres lui étaient inconnus, titillant son intérêt.
Le Pirlain se saisit d’une galette épaisse et dorée, il y déposa le contenu de la cuillère, avant de tendre le tout à Timorius.
Celui-ci hésita, tiraillé entre son devoir de résistance et sa faim, entre sa résolution de ne pas céder à ses ennemis et sa curiosité piquée au vif.
Mortifié par sa propre faiblesse mais ne pouvant résister à la pression de son estomac, il finit par se saisir du présent après quelques secondes, et y mordit à pleines dents.
Ce fut une explosion de saveurs. Un bouquet de sensations envahit aussitôt son palais. La bouillie résultait sûrement d’un mélange de viandes et de légumes, pensa-t-il tout en mastiquant. Le tout était relevé par diverses herbes, donnant une tonalité fraîche, légère, et pourtant délicatement épicée. La galette différait du pain traditionnel dont il avait l’habitude, épaisse et pourtant aérée, avec un petit goût d’il-ne-savait-quoi. Certainement pas réalisée avec la farine de blé dont il était coutumier.
Pour la première fois depuis qu’il avait pris conscience de la nature de ses hôtes, il oublia totalement leur présence, s’intéressant plutôt aux divers plats devant lui. Il avala ainsi une brochette de viande marinée accompagnée de morceaux d’oignons, se coupa une tranche d’une sorte de terrine de légumes – fourrée de morceaux croustillants dont il ne parvint pas à déterminer l’origine – analysant chaque bouchée avec la science d’un gourmet consommé.
Il avait toujours aimé la bonne chère, s’appliquant à livrer à ses clients ce qu’il considérait comme le meilleur, mais ce repas comblait ses plus folles espérances. C’était différent, exotique, mais surtout terriblement succulent. Il se sentit repu et afficha un large sourire. Ne manquait à son bonheur qu’un bon cru, un petit blanc sec des coteaux d’Ynia par exemple, pour faire descendre tout ça.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Rayures Jaunes lui présenta un objet bizarre. Un fruit ? D’une forme étrange, suffisamment gros pour que Timorius ait besoin de ses deux mains pour le tenir, il ressemblait vaguement à deux sphères superposées. Sa couleur tendait vers le lie-de-vin, avec d’éparses taches brunes rugueuses au toucher. Il le tourna dans tous les sens, cherchant ce qu’il devait en faire, avant de fixer le Pirlain du regard, en attente d’une explication.
Rayures Jaunes se saisit d’une baguette de roseau, et d’un geste vif le planta dans son propre fruit, avant d’en tendre une à l’humain.
Intéressant, comme concept, décida Timorius en essayant à son tour. L’écorce n’opposa qu’une résistance moyenne. S’enhardissant, il aspira. Légèrement sucré, le jus était extrêmement rafraichissant, teinté d’un léger goût…clairement indéfinissable. Autant expliquer la saveur d’une pomme à une personne ne connaissant que le raisin.


***

Revigoré, le jeune homme décida que des êtres capables de marier si exquisément les saveurs des produits de la terre ne pouvaient être aussi terrifiants qu’on le disait. Rayures Jaunes se dirigea vers la porte, avant de se tourner vers lui en émettant un petit couinement. Timorius hésita sur la conduite à tenir : devait-il rester là ou au contraire le suivre ?
Le Pirlain franchit le seuil, et le Lastrimien lui emboîta le pas prudemment. Les deux autres ne le retinrent pas ; il en conclut qu’il avait bien interprété les « paroles » de son guide.
Guidé par Rayures Jaunes, il découvrit les huttes en bois qui leur servaient d’habitations ou lieux de travail. Les chemins étaient en terre battue et paraissaient avoir été tracées au hasard des constructions. Il s’écarta juste à temps, lâchant une bordée de jurons, comme quatre jeunes Pirlains déboulaient devant eux en piaillant. Ils ignorèrent les adultes, puis se figèrent en apercevant l’humain. Rayures Jaunes aboya, et ils finirent par continuer leur route, leurs yeux restant vissés sur cet étranger. Timorius se demanda s’il avait eu l’air aussi stupide lorsqu’il avait vu un Pirlain pour la première fois.
Le village était en pleine activité, remarqua-t-il. Des groupes se formaient ça et là, pour discuter, tisser, échanger, autour de points de cuisine d’où s’échappaient des odeurs alléchantes.
Etait-ce le tintement clair du métal qu’il entendait ? Voilà qui devenait intéressant…quels métaux travaillaient-ils ? Il aurait bien aimé poser la question à son guide, n’étant les soucis de communication qui existaient entre eux. Ils passèrent devant un large bâtiment circulaire, et à travers l’entrebâillement de la porte, il discerna une mule, tirant une roue de bois. Un moulin bien archaïque, songea-t-il. Pourquoi n’utilisaient-ils pas la force du vent ? Les Lastrimiens maîtrisaient cette technique depuis longtemps.
Les habitations semblaient disposées au petit bonheur la chance, aussi fut-il surpris lorsqu’ils débouchèrent sur une vaste place. Les bâtiments qui l’entouraient étaient plus imposants, plus décorés également. Notamment la grande maison vers laquelle ils se dirigeaient, avec ses colonnes en bois sculpté de part et d’autre de la porte. Rayures Jaunes joua d’un carillon placé à l’entrée. La porte s’ouvrit, quelques couinements furent échangés de part et d’autres, et Rayures Jaunes l’invita à la suivre.
Timorius ne prêta d’abord aucune attention aux trois Pirlains présents dans la pièce : il avait remarqué l’un de ses compatriotes. L’autre aussi l’avait vu, car il se précipita sur lui :
–Oh, monsieur Afforta ! Vous êtes en vie aussi ! Je suis soulagé de voir un visage familier au milieu de ces sauvages !
–Ne craignez rien…heu…
–Baetus, monsieur.
–Baetus, reprit Timorius. Vous n’avez rien à craindre, ils ne sont pas agressifs.
Enfin pour le moment, ajouta-t-il in petto, ne voulant pas inquiéter davantage son vis-à-vis.
–Les autres vont être contents de vous voir, monsieur.
–Combien ont…survécu…au naufrage du Triomphe des Mers ? demanda Timorius en redoutant la réponse.
–Naerius, Varian et Lucius, monsieur.
Seulement cinq…songea Timorius. Sur les cinquante qui composaient l’équipage. Il murmura une rapide prière à Proudwind, le Maître des marins, en hommage aux morts. Le capitaine et les autres officiers disparus, il devenait de facto le chef des survivants. A lui maintenant de veiller à ce qu’ils regagnent Lastrimia sains et saufs.
Tandis que les deux hommes discutaient, les Pirlains n’étaient pas restés inactifs, couinant et piaillant. Rayures Jaunes vint ensuite chercher les deux Lastrimiens, en même temps qu’un autre – Zébrures Vertes – ramenait les trois compagnons mentionnés par Baetus.
Les quatre marins semblaient rassurés par la présence de Timorius, qui ne savait s’il devait en éprouver de la joie ou de la peur. Il était de plus en plus persuadé que les Pirlains n’étaient pas aussi dangereux que ne le racontaient les rumeurs. Pour autant, pouvait-il prendre le risque de conduire d’autres hommes à la mort ? La gorge sèche, il espéra – pria – qu’avoir fait confiance à Rayures Jaunes fût une bonne chose.
Cinq Lastrimiens et quatre Pirlains, tel était le tableau. Les humains étaient habillés simplement, de tuniques beiges et écrues fournies par leurs hôtes. Ils étaient restés perplexes face aux grandes ouvertures lacées dans le dos. A l’évidence, ces vêtements n’avaient pas été conçus pour des humains. Les Pirlains étaient vêtus de façon similaire, un pagne en tissu autour de leurs reins, et des motifs peints sur leur pelage. Timorius se demanda si leurs formes avaient un lien avec leur rang officiel dans la communauté ? Rayures Jaunes, Zébrures Vertes, Points Bleus et Cercles Rouges. Etrange assortiment. Cercles Rouges était en outre affublé d’une coiffe, un bandeau brodé d’entrelacs et de formes géométriques, où étaient incrustées quelques pierres blanches.
Simple calcaire ou albâtre ? se demanda aussitôt Timorius. Une carrière d’albâtre dans les environs offrait des perspectives intéressantes. Les sculpteurs raffolaient de cette roche tendre, facile à travailler. Lui-même en possédait quelques statues dans sa propriété de Mastvhind.
Les trois autres Pirlains acquiescèrent brièvement à l’un des pépiements de Cercles Rouges. Il paraissait les commander. Etait-il leur chef ? En tout cas, ils s’éclipsèrent, laissant les humains seuls avec le Pirlain. Il eut un geste vers les coussins disposés contre les murs de la pièce.
Timorius hésita un instant, avant d’en saisir quelques-uns et de s’y installer. Cercles Rouges opina du chef, montrant qu’il avait bien interprété son signe. Les marins s’empressèrent d’imiter leur leader. En quelques instants, ils furent tous installés, à distance respectueuse – craintive ? – de Cercles Rouges. Zébrures Vertes revient alors, accompagné d’un étrange individu.
Son visage était humain, et c’était bien la seule partie de son corps. De grande taille, il n’avait pas de jambes mais des pattes de félin. Une paire d’ailes gris clair était fixée dans son dos, contrastant avec sa peau sombre. Des plumes lui tenaient lieu de cheveux, et une crête orangée ornait son front. Ses mains n’avaient pas de doigts et étaient munies de trois serres préhensiles.
Timorius reconnut aisément un Ziveil, peuple de commerçants-nés, avec lesquels il avait déjà eu des contacts en Lastrimia. Pour la première fois depuis son arrivée, il se sentit soulagé. Les Ziveils avaient un don pour les langues ; il serait très facile de se faire comprendre. Peut-être même pourrait-il enfin poser les questions qui le taraudaient depuis son réveil !
–Salutations, étrangers, fit le Ziveil de sa voix mélodieuse. Le Chef Riyesh, continua-t-il en désignant Cercles Rouges, m’a demandé de vous souhaiter la bienvenue en son nom. Il n’a pas l’habitude de côtoyer vos semblables, et ne connaît pas votre langue. La tempête a été violente, et a apporté des débris loin dans les terres. C’est en allant constater les dégâts sur leur flotte de pêche qu’ils ont découvert quelques survivants. Ces corps sans fourrure les ont intrigués. Comme vous paraissiez inoffensifs, sans armes ni griffes, ils vous ont amenés dans leur village. Les Anciens ont eu à vous combattre dans le passé, et savent combien vous êtes fragiles, laissés à vous-même dans la nature.
–Tu peux faire savoir à Cer..heu…au Chef… Riyesh, que nous le remercions de nous avoir secourus, fit Timorius.

La conversation entre Timorius et le chef Riyesh dura longtemps, limités comme ils étaient par l’indispensable entremise du Ziveil qui servait d’interprète. Il en ressortit que Timorius en apprit énormément sur ses hôtes. Avant de se retrouver là, il avait toujours cru que les Pirlains étaient des monstres sanguinaires, mais cet a priori avait volé en miettes au fur et à mesure qu’il avait découvert le mode de vie de ses hôtes. Les paroles de Riyesh lui firent comprendre qu’il existait des nuances et différents types de Pirlains.
Ceux dont il avait entendu parler, qui défendaient farouchement leurs frontières et menaient des incursions contre des établissements lastrimiens, existaient bel et bien. De plus, ils représentaient la grande majorité de ce peuple forestier.
En revanche, Riyesh et les siens appartenaient à un groupe considéré comme étant « déviant » car ils avaient tourné le dos aux croyances, traditions et art de vivre de leurs congénères. La société pirlaine traditionnelle était totalement figée, dominée par un modèle de pensée unique. Qui n’y adhérait pas était par essence dangereux, et qui était dangereux devait être éradiqué sans délai et sans la moindre pitié. Pourtant, malgré l’énorme danger pesant sur les épaules de tout « déviant » potentiel, des villages tels que celui-ci s’étaient créés depuis plusieurs années.
Riyesh ne manqua pas de souligner que les regroupements de populations pirlaines tels que ce village étaient considérés comme une insulte et un déshonneur par tous les Pirlains traditionalistes. Ces derniers sortaient régulièrement de leur forêt pour raser ces défis à leur autorité. Timorius lut aisément dans les yeux de Riyesh le mélange de peur et de détermination qui y cohabitaient, quelque part entre fatalisme et espoir.
Il avait bien sûr vu que le village était ceint d’une haute palissade de bois. Apparemment, cela suffisait aux autochtones pour se préserver de leurs ennemis, car lorsqu’il avait visité les lieux, il avait remarqué que la patine du temps avait fait son œuvre, indiquant que l’endroit avait été édifié depuis des mois voire des années.

Le chef Riyesh finit par clore la conversation au bout de quelques heures épuisantes pour les participants. Bien qu’il sentît un mal de crâne prendre naissance derrière son front, les pensées se bousculaient dans l’esprit de Timorius. Ses hommes et lui furent raccompagnés par le Ziveil – qui portait le nom de Digalam – dans la hutte qui leur avait été attribuée.
Les simples et frustres Lastrimiens n’en menaient pas large, mais Timorius sut trouver les mots pour les rassurer. Son éducation et son ouverture d’esprit lui montraient des horizons qu’eux autres ne voyaient pas, des perspectives d’avenir, de rapprochement entre les deux peuples, et surtout de commerce, car ses pensées revenaient d’une manière naturelle vers ce qui constituait le centre de son existence.
Il engloutit un nouveau succulent et exotique repas servi par des Pirlains amicaux, mais ne prêta guère attention au contenu des bols qui lui furent présentés cette fois-ci, toute son attention focalisée sur les débouchés commerciaux qui pourraient résulter de cette rencontre.
Rien ne serait simple, il en avait bien conscience : les Pirlains et les Lastrimiens étaient ennemis depuis des temps trop lointains pour que l’historique qu’ils partageaient soit effacé d’un coup de baguette magique manducare. De plus, il faudrait créer de toutes pièces les infrastructures nécessaires à l’établissement d’une route de commerce. Sans compter que si les ressources pirlaines venaient à plaire aux Lastrimiens, leur productivité devrait être améliorée.

Timorius était-il prêt à se donner sans compter pendant des mois pour mettre sur pied un projet aussi vaste et ambitieux ? Il n’en était pas certain. Le retour sur investissement serait long à se dessiner… si tant est qu’il y en eût un. Le jeu en valait-il la chandelle ? Peut-être. C’était difficile à dire. Le Lastrimien finit par s’endormir au milieu de ses supputations et ses rêves furent agités, partagés entre la vision de Pirlains sanguinaires le mettant en pièces et une autre où il était devenu le plus riche commerçant de Lastrimia, ayant bâti sa réussite sur l’apport sur le marché de produits entièrement nouveaux et unanimement adoptés par son peuple, et dont il était le fournisseur exclusif.


***

Kaiash s’ennuyait ferme et n’avait qu’une hâte : que son tour de garde prenne fin. Deux des lunes s’étaient déjà couchées et ne restait plus dans le ciel que Zeora la Blanche. Il tourna son regard vers l’est avant de soupirer. Nulle trace de l’aube qui mettrait fin à son service.
Il fit quelques pas sur le chemin de ronde qui courait le long de la palissade du village. La forêt, à deux cents mètres de là, était aussi calme et silencieuse qu’une cérémonie mortuaire. Une masse sombre dans laquelle une armée entière aurait pu se dissimuler.
Il lissa la fourrure qui recouvrait ses bras et, contrarié, sentit une tique sous ses doigts. Par Amnosi, ces maudits parasites étaient de retour ! Il lui faudrait passer voir Geyovim, le guérisseur, avant de regagner sa hutte. Ces tiques étaient une plaie, d’autant plus que Limni, sa compagne, refusait toute promiscuité quand il en était la victime.
Oui, décidément très contrariant. Limni entrait tout juste dans sa période de fécondité et Kaiash s’en réjouissait d’avance depuis plusieurs jours déjà. Il n’avait plus qu’à prier Zogesh le Miséricordieux pour être débarrassé le plus vite possible de ces vermines de tiques. Dès qu’il se serait reposé, il ne manquerait en outre pas de pratiquer un rituel d’offrande à Zogesh. Autant mettre toutes les chances de son côté !
Kaiash et Limni avaient déjà deux enfants mais en souhaitaient beaucoup d’autres, car pour les Pirlains du village, déracinés et traqués, la principale richesse était justement leur progéniture. D’ici quelques années, leur nombre ferait leur force.

Un mouvement en lisière de la forêt capta soudainement son attention. Il braqua ses grands yeux verts dans cette direction. Il affermit sa prise sur sa lance et porta l’autre main au cor qu’il portait en bandoulière, prêt à déclencher l’alarme. Aucun doute, il y avait bien quelque chose là-bas, mais il hésita à avertir les siens. Ils subissaient trop de fausses alertes dues à des animaux nocturnes. Ce n’était sans doute qu’un loyon. Il lui fallut plusieurs minutes à scruter l’endroit pour en être finalement persuadé.
Nouveau regard vers l’est. Ah ! cette fois-ci on y était presque : le ciel palissait. Il n’allait pas tarder à pouvoir faire sa « nuit ».

Vikshon rampait de buisson en buisson, tel un serpent. L’attention de la sentinelle était toujours portée vers le loyon que les siens avaient lâché là. L’animal remplissait parfaitement son rôle de diversion. Penser à ces maudits traîtres cachés dans leur village lui arracha une grimace de dégoût. Ces Pirlains déshonoraient leur peuple, ils étaient impurs et avaient tourné le dos aux nobles traditions pirlaines. Ils ne valaient pas mieux que des animaux. Moins, même.
Entre les Fondamentalistes terrés comme des lâches dans les forêts et les Étrangers qui prétendaient vivre à ciel ouvert, en dehors de la protection salvatrice des arbres, les Élus tels que lui, conscients de leur supériorité morale, avaient fort à faire. Tous des traîtres ! Que Zogesh leur tourne le dos et qu’Amnosi les précipite dans sa lave purificatrice !
Les autres Pirlains les appelaient « Charognards », mais ils n’avaient rien compris. Ils étaient au contraire des purificateurs, gardiens de leur terre. Ils répandaient la bonne parole, la seule et vraie voie à suivre. Tous les êtres dégénérés qui grouillaient à la surface de Galéir ne devaient vivre pour que les servir… ou mourir.
La sentinelle finit par être rassurée car elle se tourna vers l’est. Le moment pour l’attaque avait été bien choisi, sourit Vikshon. À cette heure-là, la vigilance déclinait toujours dangereusement. Et ces villageois étaient d’une impudence : ne placer qu’une sentinelle par point cardinal était une erreur qui allait leur coûter la vie !

Vikshon était suffisamment près. Le moment était venu. Il porta à son front le manche de sa lance décorée de symboles sacrés et murmura une prière à Galashak le Fort pour qu’il guide son bras. Il se redressa soudainement, visa soigneusement et jeta sa lance de toutes ses forces.

La lance transperça le cou de Kaiash sans qu’il ait rien vu venir. Ses forces l’abandonnèrent aussitôt et il tomba à genoux en gargouillant. Il chut sur le chemin de ronde, face contre terre, et mourut rapidement.

Vikshon émit le cri du mirisan, l’oiseau du matin, et se porta vers la palissade. Des dizaines de silhouettes sombres, dont certaines portaient des échelles de bambou, sortirent de la forêt en courant. Gloire sur les Pirlains et mort aux traîtres !


***

Dès que les premiers cris retentirent, Riyesh fut instantanément réveillé. Il bondit de sa paillasse et se jeta sur ses haches, souvenir de la période où il faisait partie de l’élite des guerriers pirlains. En réponse au fracas de la bataille, il marmonna en quelques secondes des prières à Zogesh pour qu’il épargne le village, implora Amnosi de l’aider à anéantir les agresseurs, supplia Galashak de soutenir sa cause et ouvrit la porte de sa hutte.
Il constata l’ampleur du désastre dès qu’il posa le pied dehors : leurs ennemis franchissaient la palissade par grappes en hurlant à la mort et en appelant la protection de Galashak. Des Pirlains charognards, aisément identifiables aux masques de guerre qu’ils portaient. La fourrure du chef de village se hérissa : l’alerte n’avait même pas été donnée ! Il courut au-devant de l’ennemi et fit rapidement face à deux adversaires.
D’un revers du bras gauche, il jeta sa hache sur l’un des deux Pirlains, qui tomba à la renverse, l’arme de Riyesh plantée dans la poitrine. Il se baissa in extremis pour éviter le balayage de la hache du deuxième et en profita pour lui asséner un coup qui trancha presque la jambe sous le genou. L’autre tomba à terre en hurlant et Riyesh lui fracassa le crâne – le masque de guerre se brisa aisément sous l’impact – d’un dernier coup.

Le village avait survécu à plusieurs attaques car ses défenseurs n’avaient jamais été pris en défaut : grâce à leurs arc et leurs flèches, ils faisaient suffisamment de ravages dans les rangs ennemis pour que les survivants qui montaient à l’assaut de la palissade puissent être éradiqués au corps à corps. À cet instant, il comprit qu’il faudrait un miracle pour sauver les villageois. S’il en avait douloureusement conscience, cela ne l’empêcha pas de se jeter à corps perdu dans cette bataille désespérée. Il mourrait l’arme à la main, comme il l’avait toujours voulu.


***

Timorius et ses hommes furent également réveillés par le brouhaha. Il entrebâilla la porte de leur hutte et, après avoir découvert la bataille en cours, la referma discrètement.
– Que se passe-t-il, monsieur ? demanda anxieusement le jeune Lucius.
– Ils se battent. Je ne sais pas pourquoi mais mieux vaut nous tenir à l’écart.
– Mais s’ils s’en prennent à nous ?
– Je ne vois pas pourquoi ils feraient cela. Nous ne sommes pas des leurs, nous ne devons pas les intéresser.
– Sauf votre respect, monsieur, moi je trouve ça dangereux, intervint Baetus. Ces gars-là ont l’air de vouloir du sang, n’importe lequel, et je doute fort qu’il nous demandent qui nous sommes avant de frapper. Ne vaudrait-il pas mieux nous mettre en quête d’armes, rien que pour être prêts à nous défendre ?
– Tu as sans doute raison. Voyez ce qui peut servir d’armes, concéda Timorius avant d’entrouvrir à nouveau la porte afin de suivre le déroulement de la bataille.
Les assaillants étaient facilement identifiables grâce à leurs masques de guerre. Ils étaient armés de lances et de haches à un seul tranchant. Face à eux, les Pirlains qui avaient accueillis les Lastrimiens faisaient bien pâle figure, nettement moins aguerris aux arts du combat.
Timorius commença à s’inquiéter. Il se demanda si son refus d’entrer dans la bataille était un signe de lâcheté et décida que non. Il était simplement précautionneux, réaction naturelle du marchand qui, quoi qu’il arrive, restait toujours neutre lors d’un conflit afin de ne s’aliéner aucun marché potentiel. Ceci dit, les doutes émis par ses hommes ne semblaient pas manquer de pertinence.

Il eut un haut-le-cœur quand une Pirlaine du village fut décapitée par l’un des agresseurs. Comme fou, l’assassin continua de la larder de coups de hache pendant encore un bon moment.
Timorius sursauta suite à un grand bruit de casse dans son dos. Baetus venait de fracasser au sol la table de la hutte. Le Lastrimien tria les morceaux et garda les plus à même de servir d’armes. Timorius se retrouva ainsi avec l’un des pieds de la table, pas plus long que cinquantaine centimètres mais assez lourd pour servir de gourdin. Ne restait plus qu’à espérer que s’il avait à s’en servir, il s’avérerait assez solide. Mais Timorius espérait encore plus éviter de se battre.

Digalam le Ziveil surgit dans le champ de vision de Timorius. Avec son mètre quatre-vingt, il dominait largement le plus grand des Pirlains, qui ne lui arrivait pas plus haut que le nombril. Son allonge supérieure lui conférait un avantage primordial et son épée faisait des ravages dans les rangs de l’envahisseur.
Il se précipita vers le Lastrimien dès qu’il le vit et lui présenta par la garde l’autre épée qu’il possédait accrochée à son dos.
– Tenez, prenez ça et venez m’aider ! Nous devons absolument les repousser !
– Euh… vous êtes sûr que c’est ce qu’il convient de faire ?
– Êtes-vous profondément idiot ? Ils sont là pour réduire le village en cendres, ainsi que tous ces habitants. Ils haïssent tous ceux qui ne vivent pas de leur manière, qu’ils soient Pirlains ou non !
– Je ne sais pas si…, commença Timorius, indécis.
Il sentit Baetus trépigner dans son dos.
– Monsieur, nous devons intervenir, dit-il.
– C’est un fait, monsieur, l’épaula le jeune Lucius.
– Bon, très bien, puisque vous voulez tous mourir, allons-y !
Digalam se contenta d’opiner du chef en signe d’approbation et, les hommes de Timorius sur les talons, partit en courant à la rencontre de l’ennemi.

Timorius les suivit avec bien plus de circonspection quand deux Pirlains portant des masques de guerre s’avisèrent de sa présence et se jetèrent sur lui, haches en avant. Sans même y prêter attention, il avait gardé l’épée que Digalam lui avait remise, et il fut presque surpris de la découvrir quand il leva sa main armée devant lui pour se défendre.
Les deux guerriers devaient avoir l’habitude de combattre ensemble car ils attaquèrent à l’unisson, l’un de face, l’autre par derrière. Timorius sauta vers le Pirlain devant lui tout en parant maladroitement son attaque. Ce bond ne réussit pourtant pas à le mettre hors de portée de l’agresseur dans son dos, qui parvint à lui infliger une blessure à la cuisse.
Timorius fut plus surpris qu’il n’eut mal.
Il fit des moulinets avec son épée pour tenir ses adversaires à distance. Timorius était loin d’être le meilleur des bretteurs mais son allonge supérieure lui donnait un avantage naturel. L’un des Pirlains aboya quelques mots et le Lastrimien vit avec horreur d’autres ennemis converger sur eux.
Commençant à désespérer, il passa à l’attaque et porta à deux mains un puissant coup de taille. Le Pirlain tenta de parer avec le manche de sa hache, mais l’humain était beaucoup plus fort physiquement : l’impact arracha la hache des mains du guerrier masqué et l’épée de Timorius s’enfonça dans les côtes de la créature, qui glapit de douleur avant de tomber au sol, emportant avec lui l’épée restée coincée.
Sans même prendre le temps de réfléchir, il se tourna aussitôt vers le deuxième et lui lança un coup de pied en pleine poitrine, trop vite pour que l’autre puisse esquiver. Le Pirlain se retrouva au sol, sonné. La panique faillit s’emparer de lui quand il vit que d’autres Pirlains étaient presque sur lui. Il réussit à arracher son épée du torse de son ennemi mort à l’aide d’une brusque torsion. Il se remit à faire des moulinets et constata avec effroi que les ennemis qui l’entouraient désormais n’étaient pas moins de cinq. L’étonnement et la tristesse se mêlèrent en lui quand il se rendit compte qu’il allait mourir dans ce village, loin de son pays, et que nul ne saurait jamais quel aurait été son funeste destin.


***

Riyesh se démenait comme un animal féroce acculé dans un cul-de-sac et avait perdu depuis longtemps le compte des Charognards qu’il avait envoyé rejoindre le monde des morts.
Sa fourrure peinte de cercles rouges était désormais largement couverte des taches du sang des guerriers qui s’étaient dressés face à lui. Certains d’entre eux n’avaient vu qu’un démon écarlate avant de succomber sous ses coups.
Il avait l’impression de se battre depuis des jours et ses forces commençaient à décliner. Il n’avait en outre pas le loisir d’observer comment les siens se débrouillaient car il ne cessait d’être assailli. Nul doute que les Charognards l’avaient identifié comme étant le chef et qu’ils n’auraient de cesse avant de le voir mort. Il ne pouvait que continuer à se battre, en espérant que le flot de ses ennemis finirait par se tarir. Si cela n’arrivait pas, il finirait par succomber, inéluctablement.

Pourtant, l’épilogue de la bataille fut bien différent de ce à quoi il s’était attendu. Ses adversaires reculèrent soudain. Quelque chose se préparait, qu’il sentait déterminant. Il prit soin de respirer le plus calmement possible. Rester impassible. Faire croire qu’il pouvait continuer sur ce rythme jusqu’à la grande guerre des dieux, lors du dernier jour de Galéir.
Les rangs ennemis s’ouvrirent et un Pirlain en émergea. Plus grand que la moyenne, sans doute plus que Riyesh, près de la moitié de la fourrure de son corps laissait place aux scarifications rituelles des guerriers, un vaste entrelacs de courbes qui narraient les exploits du Pirlain. Il tenait une hache dans une main et une lance dans l’autre, les deux armes ornées des symboles sacrés de Galashak le Fort.
Il fit signe à ses hommes de s’écarter pour lui laisser du champ. Levant ses armes vers le ciel, il cria :
– Galashak le Fort guide mon bras !
Riyesh fut offusqué de voir son vis-à-vis s’approprier ainsi la protection du dieu pirlain de la guerre, qu’il estimait vénérer au moins aussi bien que lui. Aussi rugit-il à son tour pour ne pas être en reste :
– Je vais faire de ton sang une offrande à Galashak !
Des murmures s’élevèrent dans les rangs des guerriers. Quand l’un d’eux invoquait l’aide de Galashak et remportait le combat, il acquérait un grand renom. Mais quand deux adversaires directs se revendiquaient du dieu, non seulement le vainqueur récoltait les fruits de l’honneur de la victoire – et ils étaient nombreux – mais le vaincu et sa famille proche perdaient toutes leurs possessions terriennes et spirituelles, ainsi que leurs rangs au sein de la société. Les affrontements de ce genre étaient d’autant plus rares qu’il ne faisait jamais bon de trop invoquer les dieux. Il n’était pas rare qu’ils se lassent des flagorneurs… Un cercle de guerriers se forma autour des deux hommes.

Le chef des Charognards ficha sa lance dans le sol et prit une deuxième hache à sa ceinture. Dans un tel duel, les armes des adversaires se devaient d’être identiques. Le code de l’honneur l’exigeait, et bien que suivant des traditions de vie divergentes, les deux Pirlains respectaient cette règle, qui allait au-delà de tous les clivages.

Le chef ennemi poussa un rugissement de défi et se ramassa sur lui-même avant de d’avancer vers Riyesh, qui s’appliqua à garder un masque d’impassibilité.
Ils se tournèrent autour, lentement, chacun d’eux cherchant une faille éventuelle dans la défense de son adversaire. Mais ils étaient tous deux expérimentés et ne se dévoileraient pas trop vite. Riyesh porta une courte attaque pour jauger des réflexes du Charognard, qui l’esquiva facilement et se lança à son tour dans une attaque molle. Ils continuèrent sur ce faux rythme quelques minutes, comme s’ils ne faisaient que s’échauffer.
La bataille commença réellement quand Riyesh bondit sur son adversaire, ses haches fendant l’air pour mordre le flanc de son ennemi. Mais celui-ci mit ses propres haches en opposition. Les armes emmêlées, les deux Pirlains se figèrent, chacun cherchant à faire ployer son vis-à-vis par la force. Aucun ne céda.
Riyesh lui asséna un coup de tête sur le nez. Le charognard effectua un roulé-boulé en arrière et fut à nouveau sur ses deux jambes avant que Riyesh ait pu en profiter. Le chef du village arbora un sourire narquois pour provoquer l’autre, qui ne tomba pas dans le piège grossier. Au contraire, il parut se concentrer encore plus.
Ils semblaient décidément être de force égale. Pourtant, le combat se termina très vite : Riyesh lança son bras gauche en avant dans une attaque qui ne lui permettait pas de se protéger efficacement. Le Charognard réagit instinctivement en s’engouffrant dans la faille. Mais pendant qu’il coupait le bras gauche de Riyesh juste au-dessus du coude, ce dernier porta une vive attaque latérale du bras droit qui porta ses fruits : sa hache sectionna profondément le cou du Charognard, juste sous le masque. Celui-ci gargouilla, lâcha ses armes et s’affaissa, immobile.
– Galashak est avec moi ! hurla Riyesh en repoussant l’atroce douleur qui jaillit en lui. Le dieu de la guerre est en moi !
Quand il marcha vers le cercle des Charognards, ceux-ci reculèrent. Certains laissèrent tomber leurs armes et détalèrent. Ils furent rapidement imités par tous les autres guerriers. Pour eux, personne ne pouvait vaincre un Pirlain soutenu par un dieu, c’était aussi impensable qu’impossible. En conséquence, seul Riyesh était protégé par Galashak, contrairement aux affirmations de leur chef. Contre toute attente, ils avaient échoué dans leur éradication de cette colonie pirlaine renégate. Il ne leur restait que la fuite et la honte qui allait de pair. Beaucoup d’entre eux ne reprendraient jamais les armes : il ne faisait jamais bon dédaigner l’humiliation infligée par un dieu.


***

Si Timorius avait remarqué l’attroupement de guerriers, il n’avait pas eu l’occasion de s’en rapprocher, trop occupé à défendre sa vie. Il était parvenu à se débarrasser de trois Pirlains supplémentaires, mais l’épuisement n’était pas loin. Au cours des affrontements successifs, il avait récolté son lot d’estafilades, dont une assez profonde à l’avant-bras gauche qui le lançait cruellement.
Le corps du Lastrimien était perclus de courbatures nouvelles dues au combat, et qui s’étaient ajoutées à celles qu’il avait glanées lors de la tempête, seulement deux jours auparavant. Deux jours qui lui paraissaient remonter à une éternité.
L’épée se faisait de plus en plus lourde dans sa main. Les moulinets qu’il lui imprimait n’étaient que de pure forme. Il n’avait plus la force ni même la volonté d’être efficace ou dangereux. Un dernier engagement des lames, face à deux Pirlains, un ultime moulinet, et il recula d’un pas. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Il ficha son épée dans le sol et s’y agrippa après avoir mis un genou à terre. Il haletait et des points noirs dansaient devant ses yeux. C’était fini.

Pourtant, ses assaillants reculèrent car une clameur survint de l’attroupement un peu plus loin. Les envahisseurs qui composaient ce cercle se lamentèrent et un passage s’ouvrit au milieu d’eux. Timorius vit un Pirlain couvert de sang en émerger. L’être leva ses haches vers le ciel en criant « Galashak ! ».
L’injonction fit forte impression sur les guerriers : certains jetèrent leurs armes au sol, d’autres se mirent à pleurer. Quelques-uns reculèrent puis coururent jusqu’à la grande porte de bois incrustée dans la palissade. Ils ôtèrent la barre gigantesque qui la fermait et reprirent leur course, en direction de la forêt. Timorius assista avec perplexité à la fuite de l’ensemble des envahisseurs.
Il lâcha son épée, l’esprit engourdi. Il ne comprenait pas et ne voulait rien savoir. Toute force l’avait abandonné. Il resta regarder dans le vide un long moment, l’expression hagarde.

Ce fut Digalam qui le sortit de sa léthargie. Il se contenta de lui tendre la main pour le relever, puis lui asséna une tape sur l’épaule.
– Merci à toi, Lastrimien. Grâce à tes hommes et à toi, bien des vies ont été sauvées aujourd’hui.
Timorius se contenta de hocher la tête. Il se remit les idées en place et marcha comme un automate vers ses hommes. Baetus était au sol, Naerius et Varian penchés sur lui. Non loin de là, une personne à stature humaine gisait, le visage recouvert d’un voile blanchâtre. Lucius, à n’en pas douter. Quand Timorius vint aux nouvelles, Baetus fit le bravache mais n’osa pas bouger. Son chef comprit vite pourquoi en voyant que le marin avait été éventré sur une dizaine de centimètres. Sa vie n’aurait pas été en danger en Lastrimia mais Timorius était loin d’être certain que leurs hôtes avaient des compétences chirurgicales. Il fut rassuré par Digalam, à qui il posa la question. Il faudrait beaucoup de repos à Baetus, mais la plaie serait nettoyée et recousue.

Il n’y eut pas de réjouissances pour fêter la victoire. Au contraire, toute la journée fut placée sous le signe de la morosité. Il fallut incinérer les morts selon le rituel des Pirlains. Une estrade de bois haute d’un mètre fut montée pour chaque corps. La cérémonie eut lieu à plusieurs centaines de mètres du village. Quelques Pirlains s’étaient éloignés, des petits marteaux et des burins à la main, et ils se mirent bientôt à en jouer contre de la pierre. Au crépuscule, ils revinrent avec des urnes de pierre, dans lesquelles les cendres de chaque mort furent déposées.

Toute la journée, Timorius avait aidé à couper les branches qui avaient servi aux autels funéraires. Les mains occupées, il avait eu tout le loisir de penser à son avenir. Il ne souhaitait plus qu’une chose : rentrer chez lui, se terrer dans l’une de ses villas cossues pour oublier le naufrage et le massacre.
Mais d’autres pensées vinrent bientôt le titiller. Il ne voulait pas quitter les Pirlains comme ça, simplement en leur disant merci et adieu. Il ne se sentait pas redevable envers eux car s’ils les avaient sauvés, lui et les siens, les Lastrimiens avaient ensuite versé leur sang pour la défense du village. Néanmoins, un lien existait désormais entre eux.
Le principal problème concernait Baetus : avec sa blessure, il serait intransportable avant de longues semaines. Or Timorius avait hâte de rentrer, pour plusieurs raisons. Déjà, montrer qu’il était vivant, ce qui n’était pas rien car ses possessions et richesses risquaient d’être accaparées par l’État dans la mesure où il n’avait pas d’héritier légal. Il avait en outre la fin tragique du Triomphe des Mers et de son équipage à rapporter. Mais aussi et surtout, l’existence de plusieurs factions parmi les Pirlains, dont celle qui les avait recueillis et aidés. Si ses idées de commerce avec eux revinrent au galop, il n’ignorait pas que leur mise en œuvre prendrait beaucoup de temps.

Pendant la cérémonie mortuaire, il discuta longtemps avec ses hommes. Il voulait savoir comment ils avaient vécu les événements et comment ils voyaient l’avenir. Étrangement – aux yeux de Timorius du moins –, aucun des trois survivants n’avait particulièrement hâte de rentrer au pays. Ils finirent par concéder à leur chef qu’en Lastrimia, ils redeviendraient ce qu’ils avaient été en partant : Baetus était agriculteur, Varian apprenti d’un tailleur d’habits et Naerius palefrenier. Alors qu’ici, depuis la fin de la bataille, ils avaient su par Digalam qu’ils étaient tenus en haute estime par les Pirlains. De plus, aucun d’entre eux ne souhaitait laisser Baetus derrière lui.
En les poussant un peu, Timorius apprit qu’ils envisageaient de rester sur place. Ils le lui avouèrent après bien des hésitations. En tant que chef militaire, le commerçant pouvait leur ordonner de rentrer avec lui. Il aurait pu les faire exécuter pour trahison, ce qui ne lui vint pas à l’idée. Car un plan d’action se dessina peu à peu dans son esprit.

– Vous resterez, leur annonça-t-il simplement, avant de partir à la recherche de Digalam. Il lui fallait un interprète car il comptait bien exposer au chef Riyesh le projet qu’il caressait.

Riyesh n’eut pas de temps à lui accorder avant le lendemain, où ils consacrèrent une bonne partie de la journée à discuter. Timorius avait tranché : il allait tenter d’établir des relations commerciales entre les Pirlains de Riyesh et Lastrimia. L’autochtone fut enthousiasmé par les projets de son invité : il ne voyait aucun problème à accroître la production de denrées locales en échange de produits exotiques et de la présence de plusieurs humains pour garantir la sécurité des siens. Au contraire, il n’en prendrait que plus de poids vis-à-vis des autres factions pirlaines.
Rêveurs, Timorius et Riyesh envisagèrent même l’éventualité que leur entente débouchât à terme sur la paix entre leurs peuples.

Avant de se coucher, Timorius rejoignit ses hommes. La discussion se prolongea tard dans la nuit : Timorius leur promit de les embaucher personnellement, qu’ils seraient ses relais sur place. Ils auraient une paye conséquente en plus d’un pourcentage intéressant sur les transactions, ce qui leur permettrait de faire venir leurs familles sur place, ou d’envisager la possibilité d’en fonder une.
Tout ce qu’ils auraient à faire en attendant son retour serait de faire construire un entrepôt et un ponton où une trière pourrait accoster, et bien sûr de commencer à stocker les marchandises. Timorius leur en remit une large liste issue de ses observations de l’avant-veille. Il était certain que tout ne plairait pas aux Lastrimiens, mais cette étape était indispensable pour mieux cibler les besoins du marché. Et Timorius n’était pas le dernier quand il fallait créer de toutes pièces un marché…

Les jours suivants furent consacrés aux préparatifs de départ de Timorius. Le Ziveil Digalam comptait rentrer chez lui, dans les montagnes sises à l’est de la forêt de Daerwilann. De là, Timorius pourrait remonter au nord et rejoindre les régions méridionales de Lastrimia.

Il quitta les Pirlains avec un pincement au cœur. Il avait vécu une formidable aventure, jugeait-il avec un peu de recul. Néanmoins, il s’inquiéta vite de la suite des événements. Il lui faudrait rentrer auprès des siens, ce qui ne serait pas une mince affaire. Ensuite, il s’attellerait à son ambitieux projet commercial. Des mois de dur labeur en perspective !