XXXVII

 

 

    Avec mes yeux qui ont le plus grand mal à rester ouverts, j’ai le plus grand mal à suivre Zavid et Snif. Ils ne sont que de vagues silhouettes qui filtrent à travers mes yeux étrécis.

    À deux reprises, je m’affale au sol, la faute à des valises qui traînent là et que je n’avais pas vues. La deuxième fois, je tombe menton en avant. Je crois que j’ai une dent déchaussée.

    Dans le grand hall de l’astroport, on est arrêté à une ligne blanche par le service local de sécurité. Face à nous, à vingt mètres, une rangée de dizaines de guitounes de douane.

    Une voix s’élève de haut-parleurs invisibles :

    « Attention, la course va bientôt démarrer ! Dès que le top départ sera lancé, vous courrez vers les guitounes. Les règles sont simples : une personne par guitoune, et dès que les formalités de la douane sont remplies, vous pouvez passer de l’autre côté… Rappelons que seuls les cinquante premiers passeront, tous les autres devront attendre la prochaine course, prévue dans dix minutes. »

    Mais qu’il raconte ? Quelle course ? Hors de question que je me presse ! Je ne vois rien ou presque, mes jambes sont tellement gonflées que j’ai l’impression qu’elles ont été remplacées par des troncs, je n’ai pas de souffle. Non, mais vraiment, courir… quelle idée ridicule ! Toute personne normalement constituée ne court que pour attraper un taxi-speeder, échapper à la mort ou sortir du travail à l’heure de la débauche. Hormis ces raisons rationnelles, rien ni personne ne me fera jamais courir.

    La voix off termine :

    « Préparez-vous, départ dans dix secondes ! Et je vous rappelle, chers visiteurs, que le vainqueur se verra remettre une médaille d’or et la somme de dix mille crédits impériaux ! »

    DIX MILLE ??????

    J’adore courir ! J’ai toujours pensé qu’il faut toujours courir plutôt que marcher ! C’est bon pour la santé, ça permet d’éviter de perdre du temps ! Dix mille ! Avec ça, je reprends ma marche en avant dans ma conquête de l’univers (au moins) !

    – Qu’est-ce que c’est que ce délire ? bougonne Zavid à mes côtés.

    – C’est la tradition sur Althètis, snif. Beaucoup de choses se font sous forme de sports. C’est pour ça qu’ils sont si forts aux Jeux Olympiques Galactiques.

    « Départ dans cinq secondes ! »

    Je jette un œil aux autres concurrents autour de moi. Houlà, nous sommes des centaines et il n’y aura que cinquante élus. Ça va être chaud. À quelques mètres, je vois un Octopodien à huit jambes, équipé de chaussures de course, short et maillot de compétition. Diantre, la concurrence va être rude.

    Mais peu importe, je crois en ma bonne étoile, je vais gagner !

    « Top départ ! »

    Aïe, je me suis laissé distraire et me fais doubler aussitôt par des dizaines de fous furieux. Zavid est déjà dans le peloton de tête, avec une technique bien à elle pour y rester : dès que quelqu’un arrive à sa hauteur, elle distribue des coups de coude. Elle donne de grands coups de pied dans les jambes de ceux qui la précèdent pour les faire trébucher.

    Ce petit malin de Snaf est sur ses talons, ayant compris qu’elle pourrait bien réussir à lui ouvrir le chemin.

    Je cours comme jamais je n’ai encore couru, décidé à repousser mes limites ! Je suis surmotivé : le mental transcende le physique, c’est bien connu. Personne ne pourra me résister, je vais être irrésistible !

    Pourtant, non seulement je ne remonte pas vers la tête de la course, mais continue à me faire doubler. Non mais c’est incroyable, ça ! Ils sont tous dopés ou quoi ? Je reste longtemps au coude à coude avec une mamie humaine, en évitant vaille que vaille ses coups de canne, mais elle aussi parvient à me passer devant.

    Je commence à perdre espoir… Plus que deux cent mètres à parcourir avant les guitounes. Je jette un œil en arrière, histoire de gérer mes efforts pour laisser une majorité de concurrents derrière moi.

    Tiens, il n’y a plus personne !

    Je n’aurais pas pensé que la situation serait critique à ce point. Je m’imagine déjà condamné à courir en vain jusqu’à la fin des temps afin d’atteindre ces maudites guitounes douanières.

    Réfléchis, Cirederf, réfléchis !

    Réfléchiiiiiis !

    Oh !

    Bien sûr !

    Évident !

    Quelque chose comme une idée géniale vient de faire tilt dans le cerveau supérieur logé dans ma boîte crânienne. En passant, je me demande pourquoi je m’en étonne encore, je devrais pourtant avoir l’habitude, depuis le temps que je me fréquente, à savoir depuis ma naissance.

    – KIKIIIIIIIII ! que je crie.

    Ce monstre à poils, qui est en train de courir gaiement entre les concurrents, me rejoint en trois enjambées. Et là je fais ce dont je rêvais depuis que j’ai rencontré cette créature infernale : je lui balance un gros coup de pied dans le faciès, de toutes mes forces, dans l’intention de lui faire mal !

    Son air bonhomme de gros chaton disparaît aussitôt. Il montre ses crocs gros comme mes avant-bras, dégoulinants de bave (ses crocs, pas mes avant-bras), fronce ses sourcils chargés de toute la colère du prédateur, et pousse un rugissement, yeux braqués sur moi.

    Le genre de rugissement qui veut dire : je vais te tuer, te déchirer entre mes crocs, te déchirer de mes griffes, te détruire, de démoléculer (oui, j’invente des mots, mais avouez qu’il est joli), te transformer en papillotes de Cirederf, te désosser, sucer la moelle de tes os arrachés de ton corps. Car oui, un simple rugissement peut vouloir dire tout cela : la preuve, j’ai tout compris. Il semblerait que je sache parler le nexu.

 

    Kiki se jette sur moi et je remets à courir. Chouette, je commence à rattraper les autres ! Je savais que cette technique serait efficace pour me faire aller plus vite ! Merci, Kiki, tu es mon ami !

    J’accélère encore quand l’ami en question me balance un gros coup de griffes. J’entends ma veste de haute couture se déchirer dans le dos et accélère encore. Me voilà au milieu du peloton, remontant d’une manière irrésistible.

    Je jubile : je suis bien parti pour gagner !

    Une seconde plus tard, ma chaussure est arrachée de mon pied lancé en arrière. Gloups. Il est vachement près, le Kiki. Je sens son souffle fétide sur mes talons.

    Cours, Forrest… euh, Cirederf, cours !

    Je rattrape la tête de la course. Zavid est en bonne position. Elle écarte les concurrents qui l’entourent à coups de pieds et de coude. Snaf la talonne toujours, sautant par-dessus les corps qu’elle sème derrière elle.

    Je double un concurrent comme une flèche en lui coupant la trajectoire. J’entends son cri d’agonie quand il se fait happer par Kiki et jeter au loin. Youpie, un concurrent de moins ! Je laisse derrière moi la mamie humaine, non sans l’avoir bousculée pour la faire tomber sur Kiki.

    Je crois de plus en plus à la victoire : me voilà désormais deuxième ex-aequo, à la hauteur de Zavid. Seul l’Octopodien nous devance. Elle me jette un regard encore plus noir que d’habitude, même si j’ai du mal à visualiser du noir plus que noir, tout comme je n’ai jamais réussi à imaginer le blanc plus blanc vanté par les fabricants de lessive.

    On se rend coup de coude sur coup de coude, sans rien lâcher. Elle me lance un coup de pied vicelard, que j’esquive d’un salto avant. Tiens, j’ignorais être capable de faire ça !

    Elle avise Kiki sur mes talons et une lueur s’allume dans ses yeux : elle a compris pourquoi je suis si irrésistible.

    – Laisse-le, Kiki ! dit-elle, impérieuse.

    Mais ce faisant, elle baisse sa garde et ne parviens pas à esquiver la baffe que je lui mets et qui la fait tomber à terre. Mouhahahahaha ! À cet instant, je suis l’homme le plus heureux de tout l’univers !

    – TUE-LE, KIKI ! hurle-t-elle alors, rageuse.

    Aïeaïeaïeaïeaïe ! Me voilà transformé en l’homme le plus en danger de tout l’univers, ce qui me donne suffisamment de jus pour rattraper l’Octopodien. La première place va se jouer entre nous !

    Petit coup d’œil derrière : Kiki sur mes talons, Snaf à ses côtés, Zavid ensuite. La moindre petite erreur risque de me coûter la course. La vie, aussi.

    Je me rends compte à ce moment-là que si je perds, Kiki me bouffe. Et que si je gagne, une Zavid suffisamment vexée pourrait l’encourager à me bouffer aussi. J’en ai peut-être fait un peu trop, finalement.

    Pas le temps de plus cogiter. J’entends le claquement du fouet-laser de Zavid et je saute pour l’éviter. Ouf, c’était juste ! L’Octopodien, me voyant à sa hauteur, en remet une couche et gagne quelques centimètres peut-être déterminants sur moi.

    Oh non ! Il faut que je gagne, les guitounes ne sont plus qu’à quelques mètres ! Une nouvelle et brillante idée traverse mon crâne génial et je crie à l’Octopodien :

    – Fais gaffe, ton lacet est défait !

    Il marque alors un imperceptible temps d’arrêt, le temps d’inspecter ses huit chaussures, et me voilà en tête !

 

    Je vais gagner ! À moi les dix mille crédits ! Mouhahahahaha !

 

    Je trébuche soudain, la faut à un croc-en-jambe vicieux de Snaf. Je pars en roulé-boulé vers la ligne d’arrivée, il me saute par-dessus pour me doubler. Il atteint une guitoune le premier, et j’arrive deuxième, toujours en roulant, dans une autre, en m’explosant tête la première dedans. La porte de la guitoune se referme dès que je la franchis, me préservant de Kiki qui la fait trembler en se jetant rageusement dessus pour m’écharper. Ouf, la porte tient le coup !

    « VAINQUEUR, SNAF SNOF ! À LUI LES DIX MILLE CRÉDITS ! »

 

    Zut, j’y étais presque…