VI

 

 

    Bab et moi sommes dans une cage d’escalier désuète. Je n’ai pas le sentiment que le concept du nettoyage ait atteint cette planète d’arriérés, au vu des taches douteuses tapissant les murs, sans parler des tas de… on ne sait trop quoi au sol, et à vrai dire je ne veux pas le savoir.

    Bab commence à monter les marches qui grincent de protestation. Tu as raison, Bab, passe le premier : comme ça si tout s’effondre, ce sera sur ton passage, pas sur le mien.

Je m’apprête à le suivre quand mon Ipadphone bourdonne. Oui, j’ai un Ipadphone XZ-463 TS2-alphaR/2@D. Vous êtes jaloux ? Normal, c’est ce qui se fera de mieux dans la galaxie dans quelques mois. Comment j’en ai eu un avant sa sortie publique ? Hey, on parle de moi, là ! Cirederf Nomis, grand reporter aux relations tentaculaires et au carnet d’adresse long comme le bras d’un bras de mer sur une planète aquatique !

    Bref, cet Ipadphone me sert notamment pour garder le contact avec la galaxie entière. Je n’ai pas encore réussi à régler les sonneries pour les personnaliser, mais les images qui apparaissent à la place des gens qui m’appellent sont mises.

    Je regarde. C’est la photo d’un tas de vomi qui s’affiche, donc Jojo-Bébert de NobleMaison (famille issue de la quatrième branche cadette des ducs de NobleMaison). Cet arriviste de première classe se veut être un de mes collègues, mais cette raclure ne m’arrive pas à la cheville. Ses articles ne valent pas un pet de micro-bactérie. Il a sûrement couché pour arriver, je ne vois pas d’autre explication.

    Un jour, il m’a même balancé par la fenêtre d’un des bureaux d’Empire Actualités. Il faut dire que mon sex-appeal avait encore frappé : j’avais réussi à coucher avec Garso Graunyshons, une de nos collègues aussi experte à manier un stylo qu’un… enfin bref. Quand Jojo-Bébert s’en était rendu compte, il était devenu blême. Tout à mon triomphe, j’avais voulu lui éclater de rire à la figure, mais voilà que ce fou m’avait empoigné par le col et jeté contre la fenêtre… ouverte. Quatre-vingt-dix-sept étages.

    Je n’avais dû qu’à mes réflexes fulgurants de réussir à m’accrocher au rebord, et heureusement, d’autres membres de la rédaction étaient venus me sauver des griffes de ce fou furieux !

    Depuis, nous nous haïssons cordialement et sommes engagés dans une compétition féroce pour nous faire bien voir le plus possible auprès du chef d’Empire, le colonel Flocoche. Et je compte bien gagner !

    Même si en attendant, nous avons dû l’énerver une fois de trop vu qu’il nous a tous deux envoyés en exil dans la Frange Lointaine, sous le prétexte fallacieux d’exercer notre métier de journalistes.

    Bizarre qu’il m’appelle. J’espère qu’il en bave au moins autant que moi, cette chiure de cation chargé négativement !

    J’ouvre la communication :

    – Ce cher Jojo-Bébert ! Comment vas-tu, cher confrère ? Justement, je pensais t’appeler !

    Certains appelleraient cela de l’hypocrisie, mais ils ont tort : à mes yeux, c’est de la diplomatie.

    – Ça va très bien, cher Nomis, très très bien. Tu ne peux même pas imaginer !

    – Alors, tu ne t’ennuies pas trop dans le trou perdu où Flocoche t’a envoyé ?

    – Si je me souviens bien, tu es dans la même situation, non ?

    – Alors là, pas du tout ! Les autochtones sont charmants au possible, très déférents envers moi. En fait, ils ont tendance à vénérer les humains, surtout impériaux. Ici, je suis comme un coq corellien en pâte, limite un demi-dieu ! Ah ! Ah ! Ah !

    L’espace d’un instant, je me demande si je n’en fais pas trop, mais je balaye cette réflexion d’un coup de balai mental. Si Jojo-Bébert pouvait en crever de jalousie…

    – Qu’est-ce que tu veux, au fait ? que je demande.

    – Bah en fait j’ai deux nouvelles à t’annoncer. Une bonne et une bonne. Je commence par laquelle ?

    – Menteur, tu viens de commencer par une mauvaise nouvelle !

    – Ah bon ? Laquelle ?

    – Que ton sens de l’humour est toujours aussi minable. Je me demande même s’il n’a pas encore baissé d’un cran.

    Prends ça dans les dents ! Je me délecte du silence qui se prolonge quelques secondes dans mon Ipadphone.

    – Alors, ces nouvelles ? que je demande nonchalamment.

    J’adore rabattre son caquet à cette face d’aristocrate dégénéré et consanguin !

    – La première bonne nouvelle, c’est que le colonel Flocoche a disparu.

    – Ah ? Le manche du balai qu’il avait dans le derrière a fini par ressortir par sa bouche, l’étouffant au passage ?

    – En fait, on ne sait pas. Il s’est volatilisé depuis quinze jours, et même les Services Secrets Impériaux n’ont pas été capables de retrouver sa trace.

    – S’il a été tué et jeté dans un conteneur à déchets, normal que les SSI ne l’aient pas vu : il était trop bien camouflé… sans avoir besoin d’être déguisé ! Ah ! Ah ! Ah !

    – Quoi qu’il en soit, les SSI ont décidé que la direction d’Empire Actualités ne pouvait rester vacante plus longtemps.

    Un vertige me prend. Ça y est ! Ça y est ! Je vais enfin obtenir le poste que j’aurais dû occuper depuis déjà des mois ! Je vais devenir le rédacteur en chef, tout le monde me mangera dans la main ! Aaaaaah ! Revoir Planèteville et mourir ! Enfin, le plus tard possible, cette dernière chose.

    – Tu es toujours là, Nomis ?

    – Oui, je suis là, que je réponds, redevenu le plus sérieux de la galaxie. C’est effectivement une excellente nouvelle. On n’a… Il n’a jamais pu nous piffrer. Et c’est quoi la deuxième bonne nouvelle ?

    Allez, dis-le ! Dis-le ! Diiiiiiiiiiis-le !

    – Je suis promu au poste.

    – Hein ?

    – Les SSI ont décidé de me promouvoir comme directeur d’Empire Actualités.

    – Mais… que… non, tu dois te tromper. C’est impossible !

    – Et pourtant, mon cher…

    Ô que je n’aime pas l’ironie dans son ton…

    – Ah…

    Je regarde à terre. Bizarre, le sol ne s’ouvre pas pour me faire tomber jusqu’au centre de magma de la planète. Voilà qui ne m’aurait pourtant guère étonné.

    Je me reprends, plein d’espoir :

    – Mais dis-moi, mon cher Jojo-Bébert, vu que c’est cet imbécile de Flocoche qui m’a envoyé dans la Frange Lointaine, tu n’es pas tenu de suivre ses anciennes directives ?

    – Tu as raison, Nomis : j’ai reçu carte blanche, je fais donc ce que je veux.

    – Génial ! Je file à l’astroport et je rentre, dans ce cas !

    – Ah non !

    – Comment ça, ah non ?

    – Je connais ton talent, Nomis, et je veux absolument lire l’article sur la cunicultrice ! Voilà qui promet d’être salace !

    – Tu es sûr d’avoir bien regardé la définition de ce mot ?

    – Ah ! Ah ! Nul besoin, ça ne peut être qu’un truc cochon avec un tel nom !

   

    – Je vais te laisser, Jojo-Bébert, je me sens las, à un point que tu ne peux pas imaginer…

    – Ah oui ? Ça doit être le décalage horaire. Au fait, tu trouveras quelques changements en rentrant. Mon bureau était trop petit à mon goût alors j’ai fait abattre la cloison entre les deux nôtres pour récupérer le tien. Mais rassure-toi, j’ai fait aménager l’ancien local à balais et y ait fait déposer tes affaires.

    Je raccroche. Range mon Ipadphone dans mon sac. Je fixe le mur décrépit. Lui donne un coup de boule.

 

    Et là, c’est le trou noir…