XLI

 

 

    Alors que je sors de l’astroport, toujours sous le bras – puant, soit dit en passant, même si je m’abstiens de lui en faire la remarque à haute voix – de Gaga la Graucelimasse, j’avoue ne pas faire le fier.

    Nous sommes entourés de ses gardes du corps, patibulaires, tout de cuir clouté vêtus, comme tous méchants qui se respectent, surarmés aussi, prêts à fondre sur le premier assaillant venu, tels les citoyens normaux en apprenant la sortie du dernier numéro d’Empire Actualités.

    Zavid, Snaf, Kiki et moi-même nous retrouvons bientôt assis sur la banquette arrière d’un somptueux speeder blindé. Gaga nous fait face : à la place qu’il occupe, nulle banquette, par contre. Dommage, j’aurais bien aimé le voir essayer d’y grimper.

    Les yeux mi-clos, Gaga ne dit rien. Nous autres ses invités nous nous regardons, dans l’expectative.

    – Snif, il ne fait pas très chaud, regrette Snaf.

    Il se tait en constatant que la seule réaction de Gaga consiste à froncer les sourcils. Snaf déglutit nerveusement et me lance un regard effrayé. Il croit quoi ? Que je vais le soutenir moralement ? Au contraire !

    Je retiens un sourire. Vas-y, Snaf, continue ! Parle ! Contrarie Gaga : comme ça, avec un peu de chance, il va te tuer, te massacrer, te détruire, t’éradiquer, t’occire, te réduire en poussière de miettes, te… Bref, l’idée est là.

    Ainsi, je pourrais récupérer et revendre ton vaisseau, et te piquer tes sous pour me refaire. Inhumain, moi ? Pas du tout, c’est lui le non-humain. Et puis j’ai toujours pensé que dans la vie, il fallait être pragmatique.

    En tout cas, nous sentons la tension monter dans l’habitacle, subrepticement, jusqu’à devenir aussi lourde que la Graucelimasse qui nous fait face. Personne n’ose moufter ni l’ouvrir, même Zavid. Même Kiki, ce qui n’est pas un mince exploit. Nous sentons de manière instinctive qu’au moindre geste ou parole de notre part, Gaga va nous anéantir dans la seconde.

    Comme s’il n’attendait que de percevoir une faille en nous… Comme s’il était à l’affût de la moindre erreur de notre part. Snaf se tortille nerveusement sur la banquette. Zavid prend Kiki dans ses bras, l’air presque anxieux. Et ce même Kiki ne semble pas en mener large. Quant à moi, je ne cesse d’essuyer mes mains moites tandis que la transpiration coule sur mon front.

    L’ange de la mort plane sur nous. Gaga la Graucelimasse, qui porte bien son nom. Représentant d’une espèce cruelle, dénuée de sens moral. Un monstrueux tueur sommeille derrière son enveloppe charnelle cauchemardesque.

    Que se passe-t-il derrière ses paupières étrécies ? Est-il en train de nous scruter attentivement, l’un après l’autre, afin de déterminer lequel d’entre nous sera sa première victime ? Pense-t-il à quelles tortures raffinées il va s’adonner sur nos corps impuissants mais néanmoins musclés ? (enfin, le mien, en tout cas). Est-il en train d’estimer les bénéfices qu’il pourrait faire sur nos dos en cas de revente sur les marchés aux esclaves ?

    Soudain, Gaga redresse la tête et ouvre grand les yeux. Kiki gémit, Snaf sursaute tellement qu’il heurte le plafond du speeder, Zavid se met à trembler de peur, et moi je tombe de la banquette. Pas de peur, hein, bien sûr, ce n’est pas du tout mon genre : c’est simplement une désorientation spatiale passagère, il faut que je consulte mon médecin, voilà tout.

    Gaga ouvre la bouche, prend une longue inspiration… Nous autres, on se colle les uns aux autres, dans un vain effort pour se rassurer mutuellement. J’éternue. Je ne devrais pas me coller autant à Kiki. J’oublie toujours.

    Que va nous annoncer le Hutt ? Quel sinistre sort nous réserve-t-il ?

    – Veuillez m’excuser, les amis, j’étais en train de m’endormir.

    – Je… je le savais, fait Zavid.

    – C’était évident, ajoute Snaf.

    Kiki grogne d’un dédain qu’il espère convaincant.

    Quant à moi, je me fends d’un tout à fait objectif :

    – Vous êtes trop mignons quand vous dormez, ô grand Gaga, on dirait un gros bébé panda…euh… les poils en moins.

    Mais pourquoi est-ce qu’ils se mettent tous à me regarder bizarrement ?

 

    Au bout de quelques minutes de trajet silencieux, le speeder-limousine ralentit et Gaga reprend la parole :

    – Ah, nous arrivons enfin à mon quartier général !

 

    À ces mots, je frémis. Les antres des Graucelimasses sont bien connus pour faire passer les décharges, même radioactives, pour des endroits d’une salubrité à toute épreuve. Je commence à me gratter, percevant presque clairement les petites bêtes imaginaires qui montent en rangs serrés  à l’assaut de mon corps d’athlète.

    Zavid asperge Kiki d’une lotion antipuces avant de se frotter les bras et la tête avec un savon antibactérien. Snaf retient son souffle, comme pour retarder le plus possible le moment de respirer l’air vicié de la décharge qui doit servir d’habitat à Gaga.

 

    Le speeder finit par s’arrêter et sa porte s’ouvre. Dans l’encadrement, un serveur humain en livrée d’un blanc immaculé fait son apparition et dit :

    – Bienvenue à la maison, votre grandeur.

    – Quelles sont les nouvelles, Tesnor ? demande Gaga.

    – Rien de spécial, votre grandeur. Le grand nettoyage quotidien vient d’être terminé, tout brille de mille feux. Pas une seule bactérie n’a survécu. Les réseaux d’air climatisé ont été purifiés, le PH de l’eau courante a été testé, vérifié trois fois et tout va bien ; néanmoins, par précaution, j’ai laissé en route le purificateur d’eau, on ne sait jamais. Quant à l’usine de l’autre côté de la rue, vos efforts ont porté leurs fruits : les autorités ont décidé de la faire fermer. Tant pis pour leurs 12 542 employés, mais il était inadmissible de laisser l’usine polluer la troposphère.

    – Que de bonnes nouvelles, c’est parfait ! répond Gaga en s’apprêtant à sortir.

    Tesnor lève le bras pour l’empêcher d’aller plus loin.

    – Un instant, je vous prie, votre grandeur.

    Le maître d’hôtel de Gaga claque des doigts et des serviteurs se précipitent, patins de feutre aux pieds, glissant sur le sol brillant de mille feux tels des patineurs sur glace. Ils déposent une grande couverture par terre, devant Gaga, et Tesnor reprend :

    – Maintenant, vous pouvez y aller, votre grandeur.

    Gaga glisse délicatement sur le sol, s’assurant de ne pas faire déborder son corps massif de la couverture, visiblement inquiet à l’idée de salir les lieux.

    Quatre serviteurs se tiennent alignés au garde-à-vous, attendant que l’on sorte à notre tour. Trois d’entre nous tendent une paire de chaussons d’hôpital. Le dernier en a deux paires, plus petites, adaptées aux pattes de Kiki. 

 

    Des frissons me parcourent soudain la nuque : j’ai une soudaine envie d’éternuer. Retiens-toi, Cirederf, retiens-toi ! Tu es tombé sur des ultramaniaques de la propreté. Si tu laisses tes germes se répandre, ils seraient capables de t’abattre sur-le-champ ! Mettre les pieds dans l’antre d’une Graucelimasse est décidément aussi dangereux que le colporte la rumeur… même si je ne m’attendais pas à ce que le danger prenne ce visage. Les traditions et les clichés se perdent.