LXXVI

 

 

    – Bon bah tant pis, les gars, que je dis alors qu’un cercle de visages excités se rapproche de moi. Écoutez, c’était sympa, mais en fait je m’en voudrais de vous déranger plus. Genre j’ai assez abusé de votre temps et de votre hospitalité. On se fait la bise et on se quitte bons amis, OK ?

    – Pas question, dit Bras-De-Pierre. Le vote a parlé, donc on fait comme avait décidé : on te coupe tout ce que tu as en trop, comme convenu.

    – Nan mais ne vous donnez pas cette peine. Si je m’en vais, ce serait tout bonnement comme s’il ne s’était rien passé, non ?

    – Oui mais non. Notre glorieuse démocratie a encore montré son efficacité aujourd’hui, et nous nous devons d’en respecter les conséquences. Nous sommes une société civilisée : si nous tournions le dos à nos propres décisions, nous ne vaudrions pas mieux que des animaux.

    – Vous voulez me couper en morceaux au nom de la civilisation ? Non mais les gars, vous trouvez pas que c’est un peu antinomique, dit comme ça ?

    Je reprends espoir en entendant des murmures d’approbation tout autour. Quand Bras-De-Pierre me sourit à son tour, je commence à penser que j’ai peut-être une chance d’en sortir intact, finalement. Il me répond :

    – Très très joli, bravo, Cirederf !

    – Merci, que je fais, faussement modeste mais néanmoins intérieurement impressionné par mes propres talents oratoires. Alors c’est bon, je peux y aller ?

    – Hors de question. Pas avant qu’on t’ait tronçonné un peu partout.

    – Mais pourquoi vous vous réjouissez de mon discours, alors, s’il ne change rien ?

    – Antinomique. C’est un très joli mot, et si nous avons toujours eu en tête le concept qu’il décrit, nous n’avions jamais trouvé le mot adéquat pour l’habiller. Grâce à vous, c’est fait.

    Ah. Au moins, ils reconnaissent ma supériorité intellectuelle, c’est déjà ça. Ceci dit, ça ne m’avance pas des masses vu qu’ils veulent toujours me mutiler.

    Je jette un regard suppliant à mon ami Paillasse, qui me dit alors en souriant :

    – Réjouis-toi, Cirederf : dès que nous en aurons fini avec toi, tu seras l’un des nôtres, de plein droit. On te donnera le droit de vote et tu pourras nous apprendre des nouveaux mots. Ça va être super, tu verras !

    Son enthousiasme n’arrive pas à me contaminer. Au contraire, je suis au trente-sixième dessous. Avec une jambe en moins, je ne pourrais plus jamais courir ! Enfin, marcher, vu que courir, j’évite : trop fatigant. Et avec un bras en moins, je ne pourrais plus jouer à la console.

    Triste destin que celui qui m’attend…

 

    – C’est pas le tout, mais j’aimerais bien retourner à ma sieste, moi, intervient la vieille peau qui a fait basculer mon destin. Qu’on le découpe une bonne fois pour toutes !

    Des cris enthousiastes retentissent un peu partout autour de moi. Je ressens clairement l’ambiance de fête qui règne chez les Moitiéens. Certains ont des outres d’alcool à la main, d’autres de la nourriture. Ils n’attendent qu’une seule chose en se chauffant : que le spectacle commence.

    – Au billot ! Au billot ! Au billot !

    Bientôt, ce slogan lugubre domine le tumulte, et je me retrouve traîné par mes ex-adorateurs vers ledit billot, devant lequel Paillasse est agenouillé, occupé à racler le bois avec une pierre plate.

    La torpeur qui m’a envahi à l’idée de mon triste sort fait place à un regard intrigué, auquel Paillasse répond en m’expliquant :

    – Je lisse le billot. Ce serait dommage que tu meures après l’opération à cause d’une écharde qui se serait infectée.

    Tant de prévenance pour ma santé me touche. Même si d’un autre côté, je me demande si ça fera une différence.

 

    Par contre, une idée géniale m’envahit soudain, de celles qui me viennent parfois, tels des signes divins qui me font tout le monde me dire qu’en fait, je suis béni des dieux. Peut-être même leur égal, mais ça, j’en aurai la certitude quand ils m’auront donné un badge ou un diplôme le certifiant.

    Cette idée, c’est qu’une fois que les Moitiéens m’auront rendu semblable à eux, je pourrai refaire ma vie : plus personne de ma vie passée ne sera capable de me reconnaître ! Il me suffira de prendre une nouvelle identité et hop, adieu la prime sur Cirederf Nomis, et adieu Cirederf Nomis lui-même !

    Il me faudra un nouveau nom. Voyons voir… Si on me découpe, je peux tout aussi bien découper mon nom. Cir Nom, ça peut le faire.

 

    Je suis vite ramené à la réalité par Paillasse et deux autres Moitiéens, qui me mettent en position, la jonction entre l’épaule et le bras droit posée sur le billot, tandis que Bras-De-Pierre s’approche, une grosse hache en pierre à la main.

    Là, je me souviens d’un truc vachement important donc je dis :

    – Attendez, les gars ! Vu que je suis droitier, je préfèrerais que vous me coupiez l’autre bras.

    – Droitier ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Paillasse.

    – Bah, que je ne suis pas ambidextre, que je réponds sans pouvoir hausser les épaules pour soulever l’évidence, retenu comme je le suis.

    – Ambidextre ? Je ne connais pas non plus, continue Paillasse.

    Je réfléchis à comment je vais pouvoir expliquer à ces gens qui n’ont qu’un bras le concept d’ambidextrie, mais je mets si longtemps, et qui plus est sans trouver de réponse adéquate, que Bras-De-Pierre finit par s’impatienter :

    – Bon, on tirera ces nouveaux concepts au clair plus tard. En attendant, on a du boulot.

    Je suis presque sûr que le billot est en chêne, d’autant que j’ai presque le nez dessus, mais je ne le contredis pas. La déprime de la perte de mes membres le dispute en moi au nouveau départ que ma vie va prendre. Je suis mitigé, mais comme à chaque fois que l’on doit prendre une décision importante dans la vie, ses conséquences, qu’elles soient positives ou négatives, ne se dévoileront que plus tard, à l’usage…

 

    Et me voilà donc en position, tête tournée vers mon bourreau qui lève lentement sa hache. Je jette un dernier coup d’œil à mon épaule, et je ne peux empêcher une larme de couler sur ma joue, à l’idée que dans quelques secondes, elle ne pourra plus assumer son destin de teneuse de bras.

 

    Alors que je n’y avais jamais trop prêté attention jusque-là, elle me manque déjà par anticipation. Je ferme les yeux pour ne pas voir ça. Puis je les rouvre parce que ce sera mieux pour me préparer psychologiquement. Puis je les referme parce que non, la vision est vraiment trop dure à supporter. Et je les rouvre encore en me disant que ma dernière chance, c’est d’y faire tous mes sentiments pour ébranler la conviction de Bras-De-Pierre.

    Par contre, pour l’expression à y mettre, j’hésite entre un regard de chien battu et un profond mépris pour la bassesse de ce semi-homme qui va s’en prendre à un vrai homme désarmé et impuissant (ce dernier mot ne faisant référence qu’au fait que les autres me tiennent fermement, hein, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit).

 

    Prêt à abattre sa hache, Bras-de-Pierre pousse ce qui ressemble à un cri rituel :

    – Couic !

    Il est aussitôt repris en cœur par les autres Moitiéens :

    – Couic ! Couic ! Couic ! COUIC ! COUIC ! COUIC !