Jusend, en tant que chef des esclavagistes, avait ses privilèges. Ainsi, il ne prenait pas part aux tours de garde auxquels ses hommes étaient astreints toutes les nuits. Comme, de plus, il avait ordonné que les esclaves bénéficient d’une heure de repos supplémentaire, il en bénéficia par ricochet et se réveilla en pleine forme.
Tandis qu’il partait en quête de nourriture dans les chariots, son esprit vagabonda autour des chiffres que lui rapporterait la vente des esclaves. Quelques milliers de durzars viendraient bientôt l’enrichir. Quoique… ses acheteurs seraient les Seigneurs des plaines de Narvilonn et de Cionor, et ceux-ci payaient en élémyrs. Jusend doutait fortement que les banques de la Cité-État de Griend aient suffisamment de fonds pour convertir la monnaie locale en durzars, qui avaient cours dans son propre pays, plus au nord. Mais bon, il s’en accommoderait, même s’il se verrait contraint de multiplier les arrêts dans les grandes villes entre Griend et chez lui afin d’échanger les élémyrs en durzars.
Pendant qu’il déjeunait, il laissa ses hommes se charger des prisonniers, se contentant de laisser traîner ses yeux un peu partout. L’un de ses hommes, Gerlic, vint au rapport :
– Apparemment, y’en a cinq qui n’ont pas assez de forces pour marcher. Et y’en a plusieurs qui toussent et éternuent. Faut croire qu’ils ont attrapé un truc.
– Les cinq en question sont vraiment fatigués, ou ils font semblants ? questionna Jusend.
– Difficile à dire, fit Gerlic en haussant les épaules.
– Pour les malades, tu peux faire quelque chose ?
– Non. Je ne suis pas archiatre.
– Peut-être, mais tu es tout de même ce qui se rapproche le plus d’un médecin parmi nous. Tu es sûr que tu ne peux pas les aider ?
– Oui, j’en suis sûr, chef. Et je vous ai dit cent fois que ce n’est parce que quand j’étais gamin j’aimais bien accompagner le vétérinaire de mon village dans sa tournée, que j’ai pour autant des connaissances médicales.
– Certes, Gerlic, certes, fit pensivement Jusend.
Des malades. Il ne manquait plus que cela ! La maladie et la fatigue dépréciaient la marchandise, et donc les profits escomptés. Ce n’était pas bon pour les affaires. Une autre solution aurait été d’embaucher un archiatre, mais ils prenaient tellement cher… Il était plus rentable de continuer comme cela, quitte à ce que quelques esclaves n’arrivent pas à destination.
Après tout, Griend n’était plus qu’à trois jours de marche. Le voyage allait bientôt prendre fin, et Jusend et ses compagnons pourraient ensuite regagner leurs fermes pour superviser les travaux des champs. Le trafic d’esclaves était indispensable à leur prospérité économique, ils ne le pratiquaient pas par vocation. D’autant qu’il y avait toujours des dangers dans de telles expéditions, comme des révoltes d’esclaves ou des attaques sur la route. Même si Jusend avait déjà entendu parler de ce genre d’événements auprès d’autres collègues, il avait eu la chance de ne jamais y avoir été confronté jusque-là. Et il priait le Duo tous les jours pour que rien ne change.
– Gerlic, fais libérer les cinq qui sont « fatigués », ajoutes-y les deux qui voyageaient dans les chariots hier et amène-les moi tous.
Gerlic opina du chef et, épaulé de trois autres gardes, escorta les sept prisonniers devant Jusend.
Celui-ci cracha par terre avant de scruter attentivement les esclaves, une expression de mépris sur le visage.
– Alors comme ça on veut tirer au flanc, les gars ?
– Mais, m’sieur, je… hasarda l’un d’eux, vite réduit au silence par un revers de main gantée de Jusend.
– Silence, vermine, tu parleras quand je t’en donnerai l’autorisation ! Écoutez-moi attentivement. Je ne suis pas là pour plaisanter. J’ai rendez-vous dans trois jours à Griend pour vous vendre en tant qu’esclaves, et je n’ai pas de temps à perdre avec des indigents et autres fainéants. Soit vous êtes capables de marcher encore trois jours, auquel cas vous resterez en vie jusque-là. Soit vous n’en êtes pas capables et vous me retarderez trop, auquel cas je dois me débarrasser de vous dès maintenant… et d’une manière définitive. Vous voyez la rivière derrière moi, à deux cent mètres ? Vous allez courir jusque-là. Celui qui tombe, je le tue. Celui qui l’atteint aura la vie sauve.
Jusend dégaina un sabre impressionnant de sa ceinture.
– Petite difficulté supplémentaire : je cours derrière vous et je taille en pièce les retardataires, conclut-il avec un sourire carnassier de circonstance.
Le Duo savait que Jusend détestait ce genre de mise en scène, mais il devait montrer l’exemple. Tout le monde – ses esclaves comme ses hommes – devait savoir qu’il était le chef, et qu’il était inflexible.
– Vous attendez quoi pour y aller ? rugit-il.
Plus d’un esclave sursauta mais tous se mirent à s’enfuir, Jusend sur leurs talons. L’un d’eux prit rapidement de l’avance, galopant comme s’il avait les diables noirs aux trousses. Un sale fainéant, un comédien, pensa Jusend qui trottinait derrière eux. Les deux suivants, bien que moins rapides, avaient assez de force pour maintenir un rythme correct. L’un des trois derniers s’affala lourdement et resta à terre, haletant. Jusend l’ignora et continua à trottiner après les autres. Les deux qu’il talonnait auraient bien du mal à tenir encore trois jours, estima-t-il. Il aurait facilement pu les rattraper mais il décida de leur laisser leur chance. Après tout, s’il leur permettait de se reposer dans les chariots pour la journée, ils auraient plus de chances d’arriver vivants.
Il mit un terme à la poursuite et fit demi-tour. Après avoir ordonné à ses hommes de récupérer les prisonniers à la rivière, il s’approcha de l’esclave qui était tombé. Celui-ci n’avait toujours pas récupéré son souffle. Sa respiration était sifflante et ses yeux vitreux semblaient ne plus rien voir. Il n’aurait pas la force de faire un pas de plus, c’était évident. Aussi Jusend mit-il fin à ses souffrances en lui fendant le crâne d’un coup de sabre.
C’était triste, l’esclavagiste en était le premier conscient, mais nécessaire. Il donna le signal de lever le camp.




***

Seronn fut tiré de son sommeil sans rêve par un violent coup de pied dans le ventre. Il se redressa en alerte, les yeux paniqués, et dans son mouvement brusque, il s’ouvrit à nouveau la lèvre tuméfiée. Il croisa le regard incisif de Jemril. Celui-ci était pâle, tremblant légèrement, et une fine couche de sueur faisait luire son visage.
– Tu ne te sens pas bien, mon ami ? s’enquit Seronn.
– Si tu arrêtais de ronfler comme un dragon, j’irais beaucoup mieux, ça m’aurait permis de dormir cette nuit, cracha Jemril.
– J’en suis désolé, je ne voulais pas te déranger.
– Prépare-toi, on ne va pas tarder à y aller.
– Mais… on ne mange rien avant ? Nos ravisseurs auraient-ils décidé de nous affamer ?
– Ça fait plus d’une demi-heure que nous avons été réveillés, intervint Vhondé. Et notre cher compagnon de chaîne a décidé de te laisser dormir pendant qu’il mangeait ta part de repas.
Elle n’ajouta pas qu’elle avait manifesté l’envie de réveiller Seronn et que cela lui avait valu une gifle retentissante de la part de Jemril. Celui-ci n’avait jamais vu quelqu’un – en l’occurrence Seronn – dormir d’un sommeil aussi profond, aussi en avait-il profité. De son point de vue, il avait plus besoin de refaire ses forces que Seronn : il était fiévreux et en l’absence de soins, il ne pouvait que se gaver pour préserver ses forces.
Jemril souffrait le martyre. Sa blessure s’était infectée, aucun doute là-dessus. D’après les conversations surprises entre les gardes, ils allaient encore marcher trois jours avant d’arriver à la cité-État de Griend pour y être vendus en tant qu’esclaves. Il se demandait s’il tiendrait le coup jusque-là. Quoi qu’il en soit, hors de question pour lui de se plaindre. Aucun cri, aucun gémissement ne franchirait ses lèvres. Jemril était dur au mal et suivait la même ligne de conduite depuis toujours : serrer les dents et avancer, pas à pas.
– On a eu un jambonneau famélique à manger, reprit Jemril. Tiens, tu peux prendre ce qu’il reste, ajouta-t-il en jetant l’os rongé à Seronn.
– Grand merci, mon ami, sourit Seronn avant de se mettre à grignoter… non sans avoir proposé à Vhondé de partager son maigre repas.
Elle secoua la tête pour décliner l’offre. Elle portait toute la honte de Galéir sur son dos et, de ce fait, préférait se faire toute petite. Un mois auparavant, elle était la princesse de Lacteng, centre des attentions à la cour de son père. Sa parole faisait presque loi, les serviteurs s’agitaient autour d’elle pour satisfaire ses besoins. Toute sa vie, on lui avait appris qu’elle appartenait à une élite, et que cela allait de soi. Si elle n’en avait jamais tiré gloire ni morgue, elle avait toujours considéré une telle situation comme allant de soi.
Comme elle s’était trompée ! Comme elle tombait de haut aujourd’hui ! Les événements qui s’étaient enchaînés depuis le mois précédent lui avaient fait prendre conscience qu’elle n’était rien. Rien du tout. Que son autorité, qu’elle avait crue naturelle voire universelle, avait disparu peu après qu’elle eut franchi les portes du château de son père.
Qu’était-elle aujourd’hui ? Une esclave. Moins qu’une esclave, même, car ceux qui vivaient au service de sa famille possédaient toujours leur dignité et un certain nombre de droits. Quand le garde avait lancé le jambon vers eux, Jemril l’avait attrapé et arraché un petit morceau qu’il avait jeté à ses pieds. Elle avait été extrêmement choquée. Et que dire de la gifle qu’elle avait reçue quand elle avait annoncée qu’elle réveillait Seronn, occupé à ronfler gaillardement malgré l’agitation qui s’emparait du campement ?
Sa parole n’avait plus aucune valeur. Elle n’était même plus une femme enceinte, juste une marchandise bientôt échangée contre de l’argent. Sa sérénité d’antan était morte. Ne restait que de la résignation et de la colère envers les siens : pourquoi personne ne lui avait jamais parlé de ce genre de choses ? Pourquoi personne ne lui avait jamais dit que ses privilèges, qu’elle avait crus immuables et gravés dans du marbre perléméanais, n’étaient que du vent au dehors de son pays ?
L’ancienne Vhondé n’existait plus. Et la nouvelle s’angoissait à l’idée de ce qu’elle allait devenir, de qui elle était désormais.
Les gardes revinrent et aboyèrent sur les prisonniers. Ceux-ci se mirent maladroitement en file de trois. Seronn jeta les restes de l’os de jambon et dit :
– Je reste sur ma faim, ce n’était pas très goûtu. J’espère que le prochain repas sera plus nourrissant.
Jemril se retint de le frapper. Quant à Vhondé, elle ne savait que penser de ce nouvel et étrange compagnon : était-il irrémédiablement stupide ou d’une sérénité à toute épreuve ?