Chapitre I : Enchaînés

   Jusend mit pied à terre, satisfait. La plaine qu'il avait sous les yeux conviendrait parfaitement pour établir le campement. Le mince coulis d'eau de la rivière qui la traversait suffirait à abreuver ses hommes, les bêtes et les futurs esclaves.

Son esprit dériva vers l’évaluation de l’argent que lui rapporterait la vente des esclaves. S’adonner à cette activité avait un effet relaxant sur lui. Quand bien même il y procédait plusieurs fois par jour, et que les chiffres qui en ressortaient étaient toujours les mêmes, il ne s’en lassait pas.

   Il fut tiré de sa rêverie par l'arrivée du convoi, annoncée par le cliquetis des chaînes aux pieds des esclaves. Jusend admira le cheptel qui se dévoila bientôt à ses yeux : les esclaves, menottés aux poignets et aux chevilles, avançaient par rangs de trois. La plupart d'entre eux semblaient hagards, et Jusend décida de leur octroyer une heure de repos supplémentaire cette nuit. Le but n'était pas de les tuer à grand coup de marche forcée, mais au contraire de les faire arriver à Griend dans le meilleur état possible. Plus ils seraient bien portants, plus ils se vendraient cher.
   Derrière cette colonne humaine, encadrée d'une dizaine de mercenaires montés sur des chevaux, suivaient les cinq chariots qui contenaient le ravitaillement nécessaire pour la survie des esclaves et de leurs gardes : beaucoup de nourriture, quelques médicaments, quelques couvertures. Trois esclaves au bord de l'épuisement avaient été autorisés à se reposer dans les chariots. Jusend ne pensait pas qu'ils atteindraient Griend en vie, mais il préférait les garder, au cas où il n'aurait pas pu les remplacer. Il montra les dents, dans un rictus de satisfaction : avec le simplet qu'ils avaient attrapé, il allait pouvoir se débarrasser de l'un des trois inutiles.
   Ses hommes, au nombre de dix, se répartirent les tâches. Deux d'entre eux s'installèrent pour bivouaquer, deux autres formèrent un cercle avec les chariots, dans lequel les chevaux seraient installés pour la nuit. Les autres autorisèrent les groupes de trois esclaves à s'installer dans la plaine, selon un rituel auquel ils étaient désormais habitués. Plusieurs mètres séparaient chaque groupe, et l'un des mercenaires les amenait tour à tour se rafraîchir à la rivière. Ensuite et ensuite seulement, de maigres rations leur seraient distribuées.
   Les pensées de Jusend se remirent à vagabonder, vers les siens cette fois-ci. Il avait hâte que la campagne se termine. Ce serait un grand bonheur que de retrouver les siens à la ferme : nul doute que sa femme y régentait la vie quotidienne de sa main de fer habituelle. Les esclaves filaient sûrement droits, et ses maîtresses devaient l'attendre avec impatience. Les enfants auraient grandi, et le temps des décisions concernant leur avenir se rapprochait. Bientôt, il lui faudrait choisir lesquels seraient dignes de continuer à vivre dans son orbite, et lesquels semblaient trop bêtes ou trop indisciplinés pour être digne de lui. Ces derniers ne représentaient pas un souci, légitimes ou non. Les marchés d'esclaves n'avaient jamais été aussi florissants.
   Il revint à la réalité en entendant l'un de ses hommes aboyer sur l'un des groupes d'esclaves, et une moue de contrariété apparut sur son visage. L'un de ces esclaves, un jeune rouquin aux cheveux frisés et au visage aussi dur qu'impassible, avançait pas après pas, malgré une épaule recouverte de sang. Jusend grogna : combien de fois faudrait-il  répéter à ses hommes de ne pas tirer sur le gibier ? Toute marchandise dépréciée se vendait moins bien, ils le savaient, pourtant ! C'était désespérant de voir à quel point ses hommes pouvaient parfois se comporter en barbares...
   À côté du rouquin avançait tant bien que mal une jeune femme brune : non seulement elle était enceinte, mais elle et le rouquin traînaient le corps inerte de leur troisième compagnon de chaîne. Si ce type n'était pas encore mort, il s'en occuperait lui-même, décréta Jusend intérieurement. De toute manière, avec le simplet qu'ils avaient attrapé peu de temps auparavant, le rouquin et la brune enceinte auraient bientôt un nouveau compagnon de chaîne.
   Sur un signe de Jusend, l'un de ses hommes attrapa le « simplet » par le col et l'emmena jusqu'au groupe d'esclaves comprenant l'homme à terre. La femme enceinte l'encourageait à se relever, et essayait de lui remonter le moral en lui faisant miroiter une bonne nuit de repos qui allait restaurer ses forces envolées. Peine perdue : l'homme restait immobile, le nez dans l'herbe, haletant. Le rouquin les ignorait tous deux et s'était contenté de s'asseoir en tailleur, yeux clos et bras croisés.
   Le garde ne s'embarrassa pas de fioriture : il sortit son sabre et asséna un coup violent sur le crâne de l'être effondré, qui éclata comme un fruit trop mûr. La femme enceinte hurla. Le garde la fit taire d'une gifle sonore. Il extirpa une clé du trousseau qui pendait à sa ceinture et libéra le cadavre de ses chaînes. Puis il ordonna au « simplet » de tirer le corps jusqu'à la rivière. Le jeune homme s'exécuta, le cœur au bord des lèvres, avant de revenir, l'air encore plus pitoyable qu'auparavant. Le garde lui enfila les chaînes aux poignets et aux chevilles, avant de le pousser à terre.
   Jemril, le rouquin, avait daigné ouvrir les yeux pour suivre ce changement de compagnon de chaîne. Il détailla le nouveau venu des pieds à la tête. Une chose semblait sûre : avec un air aussi naïf, aussi « sorti de l'œuf », il ne tiendrait pas longtemps. Un poulet au pays des égorgeurs, songea-t-il. Il portait des cheveux blonds mi-longs, avec une mèche virgule qui lui retombait sur l'œil. Hideux, jugea Jemril. Le portrait se complétait de traits fins, d’yeux bleus innocents, et d'une lèvre fendue sûrement due au premier contact avec les esclavagistes. Ses grossiers habits rapiécés le désignaient comme appartenant à la classe sociale la plus universelle qui soit, celle des miséreux.
   Le blondinet se pencha vers la femme enceinte et lui dit :

¬ ̶ Ne pleurez plus, gente damoiselle. Certes, la mort est toujours une chose triste pour ceux qu’elle laisse derrière, condamnés à pleurer les défunts, mais nous ne devons pas être égoïstes vis-à-vis de celui qui nous a été enlevé. Au contraire, nous devons nous réjouir qu’une nouvelle vie, éternelle celle-ci, démarre pour le défunt, ressuscité par les dieux.

   ̶  Vous avez raison, répondit la jeune femme sans parvenir à lui rendre son sourire, mais ça n'en reste pas moins dur.
   ̶  Vous connaissiez le défunt depuis longtemps ?
   ̶  Non, seulement deux jours. Mais la mort est toujours quelque chose de triste.
   ̶  Oui-da, gente damoiselle. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider, n'hésitez pas.
   ̶  Merci, mon ami, c'est très gentil à vous. Je m'appelle Vhondé. Et vous ?
   ̶  Mon nom est Seronn.
   ̶  C'est joli. Qu'est-ce que ce nom signifie ?
   ̶  À vrai dire, je n'en ai pas la moindre idée.
   ̶  Vos parents devaient bien avoir une idée derrière la tête quand ils vous ont nommé ainsi, pourtant ?
   ̶  Oui-da. C'est le propre nom de mon père.
   ̶  Je vois. Tradition familiale, donc ?
   ̶  C'est ce que disent mes parents. Même si j'ai déjà entendu des mauvaises langues du village prétendre que c'est plutôt parce que mes parents n'ont aucune imagination.
   ̶  Dans ce cas, je préfère mon explication.
   ̶  Elle me sied également.
   Seronn se tourna alors vers Jemril et lui demanda :
   ̶  Et vous, mon ami, quel est votre nom ? 
   ̶  Je ne suis pas ton ami et je n'ai pas l'intention de le devenir. Ne me parle pas, fais comme si je n'étais pas là, ça me conviendra très bien.
   ̶  Nous voilà pourtant tous les trois à partager le même espace vital, je pense que nous devrions fraterniser. Qui plus est, je vois à votre chemise tachée que vous êtes blessé. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider, je...
   ̶  Tu es archiatre ? Guérisseur ? Shamane des basses-terres ?
   ̶  Non, je...
   ̶  Alors nous n'avons plus rien à nous dire. Si tu ne m'es d'aucune utilité, tu ne m'intéresses pas. Et maintenant, ferme-là, blondinet, j'aimerais me reposer en silence.
   ̶  Désolé de vous avoir importuné, mon ami, telle n'était nullement mon intention, répondit Seronn en inclinant la tête en signe de respect, un sourire contrit aux lèvres.
   Drôle de garçon, pensa-t-il, mais je suis sûr qu'il n'a pas un mauvais fond.
   Je me demande ce qui me retient de l'étrangler avec mes chaînes, se dit Jemril à propos de son nouvel « ami ».