La fiancée du détective
dimanche, septembre 18 2011 | Nouvelles
L’an dernier, un appel à textes a été lancé par L’escarboucle Bleue, une association holmésienne de Toulouse. Il s’agissait d’écrire une nouvelle mettant en scène Sherlock Holmes. Comme je suis fan du détective, je me suis lancé… et ma nouvelle a fini 3ème du concours, lui assurant une place dans la revue annuelle de l’association, Les cahiers de l’escarboucle bleue n°6 paru en avril 2011. Ladite association a par ailleurs décidé de fermer ses portes cette année.
Dans cette nouvelle, j’ai essayé de copier au mieux le style de Conan Doyle, tout en incluant des éléments tirés de l’univers de son personnage. Par exemple, la fiancée de Sherlock se nomme Egelton-Verner, or les Verner sont censés être des ancêtres de Sherlock (ce qui le fait cousiner avec les peintres Vernet, version francisée du nom).
Il est intéressant de noter que depuis quelques années, plusieurs romans reprenant le personnage de Sherlock ont vu le jour. En effet, l’oeuvre est tombée dans le domaine public, ce qui implique que quiconque peut écrire sur Sherlock et se faire publier. À ce titre, il y a de grandes chances qu’un jour, je me lance dans un roman incluant ce personnage emblématique de Sir Arthur Conan Doyle…
La fiancée du détective
– Ça alors, c’est extraordinaire !
La date peu ordinaire du jour mémorable qui m’arracha cette exclamation resterait à jamais gravée dans ma mémoire : le mercredi 29 février 1888. Et à mes yeux, l’événement qui en fut à l’origine n’était pas loin d’ébranler les fondements de l’univers.
– Que vous arrive-t-il, John ? questionna ma femme Mary en entrant dans notre salon, alertée par mon cri.
– Lisez vous-même, ma chère : le dernier entrefilet de la colonne de gauche ! fis-je en lui tendant le journal.
– « M. et Mme Egelton-Verner ont l’immense plaisir d’annoncer les fiançailles de leur fille Victoria avec le célèbre détective Sherlock Holmes. La date de leur mariage sera annoncée dans les prochains jours ». Grands dieux, John, jamais je n’aurais cru lire une telle nouvelle un jour !
– Et moi donc, riai-je, ravi d’apprendre ce qui arrivait à mon ami et légèrement vexé de ne l’avoir appris que par le journal.
Je ne fus pas long à endosser un manteau et me coiffer d’un chapeau. Il fallait impérativement que je vois Holmes pour entendre de sa propre bouche la confirmation de cette incroyable nouvelle.
Je quittai donc notre appartement de Paddington et hélai un fiacre pour me rendre dans le meublé de Baker Street que j’avais partagé plusieurs années avec mon illustre colocataire. Si le cocher se posa des questions concernant son drôle de passager, qui passa la moitié de la course à rire sous cape, il eut la discrétion de ne pas en faire état, bien que le regard dont il me gratifia fût éloquent quand je le quittai une fois la course payée.
Quant à moi, je m’apprêtai à faire une entrée triomphale auprès de mon ami, lui qui par le passé avait tant tourné en dérision tous mes discours sur la gent féminine. D’un autre côté, j’étais sincèrement ravi qu’il ait trouvé chaussure à son pied, ce que j’avais pourtant jugé impossible jusque-là, connaissant son aversion naturelle pour les femmes.
Non pas qu’il les détestât à proprement parler, car je l’avais vu en plusieurs occasions se réjouir du bonheur matrimonial d’autrui, mais parce qu’il s’était toujours refusé à tomber dans ce piège, estimant que l’irrationalité qui allait de pair avec l’amour ne pouvait qu’avoir une influence néfaste sur l’efficacité de sa froide logique.
De ce fait, je m’interrogeai également sur cette Victoria Egelton-Verner. Pour induire un si grand bouleversement dans la vie de Holmes, cette femme devait à coup sûr avoir quelque chose d’extraordinaire. J’ignorais à ce moment que j’allais en être pour mes frais concernant mes supputations sur Mlle Egelton-Verner.
Arrivé devant le 221b, Baker Street, je ne perdis pas de temps à sonner pour me faire annoncer par Mme Hudson. Bien que mon ex-colocataire eût gardé l’appartement pour lui seul depuis mon départ, il avait été assez généreux pour me laisser ma clé. Dans un excès de sentimentalisme suffisamment rare pour être souligné, il avait alors affirmé que sa porte me serait toujours ouverte, ce dont je profitai sans vergogne à cet instant précis.
Je me retrouvai tout de même un peu penaud face à la porte du salon, et au moment où j’allais y toquer timidement, la voix de Holmes retentit à travers le battant :
– Cessez donc d’hésiter et entrez, mon cher Watson.
Quelque peu estomaqué qu’il eût deviné qui était son visiteur et les scrupules que j’avais à m’imposer ainsi sans y avoir été invité, j’entrai et découvris une scène sortant tellement de l’ordinaire qu’elle me fit un choc.
***
Sherlock Holmes était assis dans son fauteuil favori près du feu, les jambes nonchalamment croisées, sa pipe en merisier favorite à la bouche. Dans le canapé du salon, une jeune femme vêtue avec élégance leva les yeux de la broderie sur laquelle elle travaillait, et son regard d’une douceur infinie croisa le mien. J’avais beau être préparé au fait qu’une femme existait désormais dans l’univers de Holmes, je fus abasourdi de voir qu’elle avait plus l’attitude d’une maîtresse de maison que d’une invitée, chose qui m’avait toujours paru impensable à Baker Street, connaissant mon ami. Les tourtereaux ne vivraient pas sous le même toit avant leur mariage, comme de juste, mais elle semblait déjà avoir imposé sa présence comme quelque chose allant de soi, sans qu’on puisse y voir quelque chose d’incongru ou d’artificiel.
– Mon cher Watson, fit Holmes en se levant pour m’accueillir, je suis positivement ravi de vous voir nous rendre une telle visite impromptue.
Je notai son sourire et son ton chaleureux, si différents de l’homme que je connaissais, et ne manqua pas de remarquer que ses yeux brillants voire fiévreux étaient dépourvus de leur froideur habituelle. J’étais ébahi par la transformation subie par mon ami, qui semblait avoir été frappé en plein cœur par les flèches de Cupidon ! Je ne pus m’empêcher de penser qu’il n’était qu’à l’aube de cette nouvelle vie : les fiançailles puis le mariage allaient tout changer dans sa vie, plus encore qu’il ne le croyait sans doute, aussi entrepris-je, fort de mon expérience à la matière, de le mettre le plus à l’aise possible.
– Tout le plaisir est pour moi, mon cher Holmes. Et permettez-moi de vous adresser mes plus sincères félicitations, ainsi qu’à vous-même, mademoiselle, fis-je en saluant profondément Mlle Egelton-Verner.
– Je suis enchantée de faire votre connaissance, docteur Watson. Sherlock m’a beaucoup parlé de vous, et vous associer à notre bonheur est un plaisir sans borne.
Elle accompagna ses paroles d’une œillade mutine à destination de son fiancé. Ce dernier grimaça un sourire et je me gaussai intérieurement, je dois à ma grande honte le confesser, de la gêne de mon ami : j’y reconnaissais les symptômes classiques de l’homme dont le cœur est pris au piège de l’amour, et qui ne sait plus trop où il en est. Combien cette sensation devait-elle être exacerbée chez Holmes, dont toute la vie se résumait à opposer une implacable logique contre toute visée criminelle !
Mlle Victoria Egelton-Verner avait une voix musicale et je n’eus aucun mal à croire qu’elle ait pu hypnotiser Holmes. Le parfait ovale de son visage abritait des traits fins et harmonieux, rehaussés par des yeux noisette aux effets changeants selon l’éclairage, et chargés d’un mélange d’intelligence et d’espièglerie. Elle respirait la joie de vivre et l’envie de la partager.
Nous eûmes une charmante conversation mondaine dans laquelle Holmes eut beaucoup de mal à exister. Je me réjouis presque de voir cet homme d’ordinaire si brillant et si spirituel perdre ses moyens face à cette femme : il semblait démuni, projeté dans un monde qui lui était totalement inconnu. Je le trouvai très humain voire touchant. La plupart du temps, il se contenta d’acquiescer du chef à nos paroles, un mince sourire pincé aux lèvres.
Chose non moins étrange, Mlle Egelton-Verner, bien qu’avenante autant que charmante, n’avait à mes yeux rien de plus que des dizaines d’autres femmes issues de la bonne société que nous avions eu l’occasion de croiser au cours de nos pérégrinations. Je fus donc légèrement déçu de voir que Holmes pouvait s’éprendre de quelqu’un de si conventionnel, d’autant que je m’étais toujours imaginé que Holmes tomberait amoureux – sans trop y croire – d’une femme à la personnalité aussi hors norme que la sienne.
Au terme d’une heure de conversation, au cours de laquelle Holmes montra à plusieurs reprises des signes de gaucherie inhabituels chez lui et que j’imputais tout naturellement à la fébrilité de l’homme transi d’amour, Mlle Egelton-Verner fit héler un fiacre pour rentrer chez ses parents, l’heure du déjeuner approchant.
Parfait gentlemen, Holmes et moi lui baisèrent la main avant qu’elle ne prenne congé. Dès qu’il eut refermé la porte derrière elle, Holmes s’y adossa, ferma les yeux et soupira, comme libéré d’un poids. Quand il rouvrit les yeux, toute trace d’émotion et de chaleur en avaient disparu : j’avais face à moi le Sherlock Holmes que j’avais toujours connu.
– Et bien, mon ami… commençai-je, tout sourire.
– Pas un mot, Watson, pas un mot ! me coupa Holmes en épongeant son front haut avec un mouchoir.
– Néanmoins, vous comprendrez aisément que…
– Êtes-vous armé, Watson ?
– Je vous demande pardon ? dis-je, interloqué au possible.
– Êtes-vous armé, oui ou non ?
– Non.
– J’en étais sûr.
Holmes sortit le Eley 2 du tiroir de son bureau et me le tendit.
– Mais que…
– Nous n’avons pas de temps à perdre, Watson ! s’emporta mon compagnon. Il ne faut pas la perdre de vue ! Un fiacre nous attend !
– Holmes ! Ne me dites pas que vous vous octroyez la liberté d’espionner votre fiancée ?
Le détective gronda quelque chose d’indistinct en me mettant le revolver dans la main. Il attrapa un manteau et un chapeau avant de se jeter dans l’escalier. Incrédule, je le suivis. En plus d’être amoureux, Holmes avait-il également cédé aux sirènes insidieuses d’une jalousie maladive ?
***
Nous nous engouffrâmes dans le fiacre qui attendait Holmes, au moment où celui qui transportait sa fiancée tournait au coin de la rue.
– Suivez ce fiacre ! ordonna Holmes avant de s’asseoir et de se plonger dans ses pensées.
Je parvins à respecter le mutisme de mon compagnon pendant une bonne partie du trajet, mais à la fin je n’y tins plus :
– Holmes, mon cher Holmes, êtes-vous certain qu’il soit bien judicieux de vous attacher à ce point ? N’avez-vous donc aucune confiance en votre fiancée ? Si c’est le cas, Holmes, permettez-moi de vous dire en toute amitié que je réprouve totalement…
– Merci de cesser de couper le fil de mes pensées, Watson, fut la seule réponse, au demeurant glaciale, à laquelle j’eus droit.
Je me le tins pour dit, comprenant que Holmes resterait insensible à la voix de la raison. Tel était le paradoxe ultime auquel j’étais confronté : Holmes découvrant l’amour pour la première fois de son existence, il risquait de tomber dans tous les pièges tendus par l’excès inhérent à un premier amour. En tant qu’ami, j’avais conscience d’être le seul qui pourrait le raisonner. Quelle stupeur de voir un esprit si brillant et si rationnel succomber ainsi aux attraits de tels sentiments !
Lorsque le fiacre ralentit au bout d’une course qui me parut interminable, Holmes passa la tête par la fenêtre et cria au cocher :
– Nous descendons ici !
Il lança un billet au cocher, m’agrippa par l’épaule et me força à me cacher avec lui dans l’encoignure d’une porte. Je vis un fiacre, que je reconnus comme étant celui qui ramenait Mlle Egelton-Verner chez ses parents, s’arrêter devant l’une des résidences cossues de la rue. Holmes n’en perdait pas une miette et ne remarqua pas l’homme qui marchait vers nous. Je reconnus avec une certaine stupéfaction Lestrade, l’inspecteur de Scotland Yard à la tête de bouledogue, dont les supérieurs avaient une si haute estime… et Holmes une si piètre opinion.
Il fit sursauter Holmes quand il annonça que « tout était prêt ». Mon ami se tourna vers lui avant de hocher la tête et de scruter à nouveau la rue, y compris le fiacre désormais arrêté et dont le conducteur ouvrait la portière. L’homme poussa un cri de stupeur et Holmes se jeta en avant, l’arme au poing. Lestrade et moi le suivirent avec un temps de retard.
Quand nous arrivâmes, Holmes était aux côtés du conducteur : ce dernier montrait l’intérieur du fiacre et je constatai, incrédule, que celui-ci était vide. Mlle Egelton-Verner avait disparu !
Je concentrai mon attention sur l’échange entre le cocher et Holmes.
– Je ne comprends pas, monsieur. La dame était à l’intérieur et je ne vois pas quand elle aurait pu descendre !
– Réfléchissez, pour l’amour du ciel ! exhorta Holmes. Une vie est en jeu !
– Il y avait des travaux au carrefour de Stanford Road et St Alban’s Grove, c’est le seul moment où j’ai été à l’arrêt plus de quelques secondes. Elle n’a pu sortir qu’à cet endroit.
– Et vous n’avez rien entendu ou vu de suspect ? insista Holmes, moitié menaçant moitié désespéré.
– Ma voiture a été secouée quand nous étions à l’arrêt et un groupe de piétons nous a alors dépassés. J’ai supposé que l’un d’eux, par inadvertance, nous avait heurtés.
Holmes se ratatina sur lui-même suite à cette réponse. Il regardait partout autour de lui avec des yeux vides et dépourvus de toute expression. Je compris que la probabilité que Mlle Egelton-Verner ait quitté le fiacre de son plein gré était quasiment nulle, et qu’elle avait certainement été enlevée. Je m’en ouvris à mon ami :
– Holmes, votre fiancée a sûrement été kidnappée par un de vos ennemis, par vengeance ou pour un autre funeste dessein !
Holmes revint à la vie et je reculai face à la lueur volcanique qui apparut dans ses yeux.
– J’ai agi comme un imbécile, Watson, pire, comme un criminel !
– Mon cher Holmes ! Vous ne pouviez pas savoir que la femme que vous aimez serait…
– Vous n’y comprenez rien, Watson, aussi vous saurais-je gré de ne rien ajouter. Rentrons.
Avant de partir, Holmes échangea quelques mots avec Lestrade, et je vis l’inspecteur grimper les marches qui menaient au perron de la demeure des Egelton-Verner. Je ne pus m’empêcher d’éprouver une réelle compassion pour Sherlock Holmes, qui n’avait pas trouvé le courage d’affronter les regards accusateurs de ses futurs beaux-parents pendant qu’il leur aurait annoncé la nouvelle de l’enlèvement de leur fille.
Je ne pus également m’empêcher de m’inquiéter pour mon ami : le simple fait qu’il ait recruté Lestrade pour surveiller la maison des Egelton-Verner m’aurait paru exagéré en d’autres circonstances. Mais force m’était de constater qu’au vu de l’enlèvement de Mlle Victoria, ces précautions ne semblaient pas dénuées de tout fondement, au contraire.
***
Le retour à Baker Street se fit dans le mutisme le plus total. Sherlock Holmes tirait rageusement sur sa pipe de merisier en marmonnant. Je n’osai briser le silence, sentant la fureur qui bouillonnait chez mon ami et peu désireux de la voir se déverser sur moi.
Dès notre arrivée à l’appartement, Holmes s’engouffra dans sa chambre. L’homme qui en ressortit moins de dix minutes plus tard m’était étranger, et j’eus bien du mal à retrouver le visage de mon ami sous les traits couturés de cicatrices de l’apache qui me faisait face.
– Holmes, si je peux faire quoi que ce soit pour vous venir en aide, je suis votre homme. Je suis persuadé de nous allons retrouver votre chère et tendre, et je vous jure que si le brigand qui l’a enlevée se retrouve entre mes mains, il y passera un mauvais quart d’heure.
– Ce cher vieux Watson ! Je pense savoir quels noirs desseins se trament dans l’ombre, mais il faut que je mène une enquête discrète dans des milieux peu recommandables pour m’en assurer. Retournez donc auprès de votre femme et ne manquez pas de la saluer de ma part. En revanche, votre concours pourrait m’être précieux à la nuit tombée.
– Je suis votre homme, Holmes ! Je serai de retour au crépuscule. Et prenez garde à vous.
Mon ami me serra gravement la main en hochant la tête.
Il me semble inutile de souligner à quel point le reste de la journée fut interminable à mes yeux, bien que j’eus de quoi m’occuper avec les nombreux malades qui défilèrent dans mon cabinet de médecin. L’esprit ailleurs, je fus un bien médiocre docteur ce jour-là.
Comme promis à mon ami, j’étais de retour au 221b, Baker Street à la tombée de la nuit. Lui ne rentra que plus tard, dissipant les affres de l’inquiétude qui s’étaient emparées de moi en constatant son absence. Ses vêtements étaient en piteux état, sales et déchirés, sa lèvre inférieure était fendue et recouverte d’une croûte de sang séché.
Holmes me repoussa quand le médecin qui sommeillait en moi voulut prendre la mesure de son état physique.
– Le temps presse, Watson ! Armez-vous, un fiacre nous attend.
Le détective ne prit pas le temps de se changer, juste celui de s’armer de deux revolvers.
***
Le fog londonien avait jeté une chape de plomb sur les docks de la Tamise. Même les bruits qui en émanaient étaient assourdis. Nous descendîmes du fiacre à l’entrée du port car le cocher refusait de se risquer dans ce quartier dangereux une fois nuit la nuit tombée. Holmes se mit à courir, et je pris bien garde à ne pas me laisser distancer par les foulées impérieuses de mon ami. Il savait visiblement où il allait et ne montra pas le moindre signe d’hésitation, malgré l’épais brouillard nocturne qui nous entourait.
Nous arrivâmes face à un quai, devant lequel la silhouette massive d’une corvette se dessina à travers les volutes de brume.
– Juste à temps ! me dit Holmes en montrant du doigt deux ombres qui portaient un lourd fardeau. Pas de coups de feu, Watson, nous risquerions de la blesser !
Quand nous nous jetâmes sur les deux individus, ils avaient juste eu le temps de poser à terre leur fardeau, dans lequel je reconnus la fiancée de mon ami, évanouie.
– Ah, les brutes ! entendis-je de la bouche de Holmes, qui empoigna son adversaire.
Pour ma part, je n’hésitai pas face à mon vis-à-vis, qui me rendait une bonne tête : je lui assénai un coup de crosse de revolver au visage, pendant qu’il me décochait un direct fulgurant au menton qui me fit voir trente-six chandelles et m’envoya au sol. Quelque peu sonné. Je parvins tout de même à me relever, les mains en avant pour protéger mon visage. Mais tout danger était écarté, comme je pus le constater : mon adversaire gisait au sol, sans connaissance.
Je vis que de son côté, Holmes avait également pris la mesure du forban qu’il affrontait : il lui martelait consciencieusement le visage avec la science pugilistique que je lui connaissais bien. Finalement, la vile crapule qui avait enlevé sa fiancée tomba au sol, assommée.
J’entendis de l’agitation et des cris en provenance de la corvette, aussi empoignai-je mon arme, prêt à en découdre. Le soulagement m’envahit en entendant le bruit de l’ancre qui se relevait. Les brigands avaient compris que leur sinistre projet avait échoué et ils s’enfuyaient sans demander leur reste.
Je m’assurai que Mlle Egelton-Verner allait bien et elle ne tarda pas à ouvrir des yeux apeurés, jusqu’à ce qu’ils croisent ceux, inquiets, de son fiancé.
– Oh, Sherlock, j’ai eu si peur ! s’exclama-t-elle en se jetant au cou du détective.
– Tout va bien, désormais, ma chère. Sir Cunningham ne peut plus vous nuire, dit-il en désignant la silhouette inanimée qu’il avait corrigée de si belle manière.
– Je suis enchanté que cette vilaine affaire se dénoue ainsi, fis-je, et permettez-moi de vous réitérer tous mes vœux de bonheur, même si le moment n’est sans doute pas le mieux choisi.
Mlle Egelton-Verner me sourit et Holmes ricana.
– Il n’y aura pas de mariage, mon cher Watson !
– Comment ? Mais vous êtes fiancés !
– Subterfuge, mon ami, subterfuge. Avez-vous donc oublié mon manque d’affinités avec les femmes ?
– Non, mais je pensais que…
– Et bien vous vous trompiez ! Victoria est ma cousine, et nos « fiançailles » n’ont été prononcées que pour faire sortir du bois ce dangereux gredin. Nous savions que cette vipère ne supporterait pas que Victoria puisse appartenir à un autre.
– Vous vous êtes servi de votre cousine comme appât ? demandai-je, incrédule.
– Oui, et le fait de nous « fiancer » avait également pour avantage de justifier que nous passions autant de temps ensemble. Je pensais pouvoir mieux la protéger ainsi, même si je dois avouer après coup que j’ai fait preuve d’un orgueil démesuré.
Holmes me confia le soin de veiller sur nos prisonniers, le temps qu’il alerte Scotland Yard et qu’il remette sa cousine à ses parents. Nous nous donnâmes rendez-vous à Baker Street. Lestrade ne fut pas long à arriver, escorté par des agents qui disposèrent des deux forbans. Je rentrai rapidement chez mon ami, désireux d’entendre le fin mot de l’histoire.
***
Holmes était assis près du feu qui crépitait dans la cheminée. Nous nous servîmes une belle rasade de scotch pour nous remettre de nos émotions, et mon compagnon me raconta toute l’histoire.
– Il y a plusieurs années, alors que Victoria entrait à peine dans l’âge adulte, elle fut courtisée par un homme à l’apparence charmante, sir Walter Cunningham. Il était issu d’une bonne famille qui possédait entre autres des terres en Afrique. Cet homme était en fait un scélérat, mais les parents de Victoria, le major Egelton et Emily Verner, ignoraient évidemment cette facette de sa personnalité. Ah, s’ils étaient venus m’en parler à cette époque, combien de souffrances pour cette pauvre enfant auraient pu être évitées ! Je les aurai renseignés sur les agissements de ce sinistre hobereau !
– J’ignorais que vous aviez de la famille, Holmes. Comme vous n’en parlez jamais, j’avais imaginé que vous en étiez aussi dépourvu que moi.
– J’en ai peu, en effet. Je vous surprendrai sans doute un jour à ce propos, d’ailleurs. Mais revenons à sir Cunningham. Il avait passé beaucoup de temps en Afrique, où il s’était lié avec des hommes à la sinistre réputation. Ne se satisfaisant pas de l’administration de ses terres et de l’exploitation de leurs richesses, il se tourna vers une activité à laquelle sa soif de sang aspirait : sous le nom de Connor le Noir, il devint tristement célèbre sur les côtes équatoriales de l’Afrique, où il s’adonna à la piraterie, à la tête d’une bande de forbans aux cœurs noirs. Son navire fut envoyé par le fond au large du Cap lors d’une échauffourée avec une patrouille de notre Marine, mais il parvint à survivre et à s’enfuir avec quelques-uns de ses séides. Sans doute désireux de faire oublier son avatar maléfique, il reprit son nom de naissance, grâce auquel il fit son apparition dans la bonne société londonienne. C’est à ce moment qu’il rencontra Victoria : il mena auprès d’elle une cour assidue. Elle fut presque conquise par la prestance et l’éloquence de l’homme, jusqu’à ce que la nature odieuse de sir Cunningham revienne à la surface. Il tourna en dérision les campagnes militaires menées par le père de Victoria, le major Egelton, et un duel entre les deux hommes s’ensuivit : Egelton, fin bretteur, l’emporta facilement et laissa la vie sauve à sir Cunningham. Profondément humilié, ce dernier jura qu’il se vengerait.
– Quand ces événements se sont-ils produits ?
– Il y a cinq ans. Désireux d’oublier ces tristes péripéties, les Egelton-Verner quittèrent Londres peu après, en prenant pour prétexte l’invitation d’amis à venir leur rendre visite dans les colonies. Quant à moi, je surveillais activement sir Cunningham jusqu’à ce qu’il s’embarque à nouveau pour l’Afrique, car j’avais compris que sa promesse de vengeance n’était pas à prendre à la légère. Malheureusement, le gaillard n’avait légalement rien à se reprocher, du moins le croyais-je à l’époque. En apprenant peu de temps après la réapparition de Connor le Noir, je fis le lien entre le pirate et l’aristocrate, hypothèse confortée par une description du flibustier que je parvins à obtenir, non sans mal. Je crus que la carrière de ce triste sire allait prendre fin quand il fut enfin capturé par la Royal Navy et condamné à la pendaison, il y a deux mois de cela. Malheureusement, les séides qui lui étaient restés fidèles parvinrent à le sortir de sa geôle la veille de son exécution.
– Je ne comprends pas pourquoi il est venu jusqu’à Londres. N’aurait-il pas dû rester tranquille et se faire oublier dans un coin ?
– C’est également ce que j’ai imaginé, jusqu’à ce que j’apprenne il y a quatre jours par un de mes informateurs que sir Cunningham venait d’arriver à Londres.
– Quelle inconscience de sa part !
– Au contraire, Watson ! Londres est une ville tentaculaire, il est aisé pour quelqu’un de rusé de s’y cacher. Et sir Cunningham l’est, indubitablement. Honnêtement, j’ai cru qu’il avait oublié l’humiliation que le major Egelton lui avait infligée, et qu’il serait fou de vouloir mettre ses plans de vengeance à exécution, traqué comme il l’était. Et pourtant ! Dimanche dernier, alors qu’elle regardait du balcon de sa chambre le spectacle de la rue en contrebas, Victoria jura l’avoir vu scrutant la maison. Inutile de vous dire que je me précipitai là-bas quand j’appris la nouvelle. Le major Egelton avait refusé de croire sa fille, estimant qu’elle s’était sûrement trompée, mais quand je le mis au fait de la présence avérée de sir Cunningham à Londres, il fut très inquiet pour les siens.
– Comme je le comprends !
– Nous décidâmes que les parents de Victoria se calfeutreraient chez eux et qu’un cordon de policiers en civil, dirigé par Lestrade, veillerait sur la maison. Nous fîmes également annoncer les « fiançailles » afin de me donner un prétexte idéal pour veiller sur Victoria. Nous pensions pouvoir assurer sa sécurité pendant ses déplacements et, comme vous l’avez souligné, nous avons eu l’imprudence de nous en servir comme appât. Avec ses parents mis en sûreté, sir Cunningham ne pouvait que s’en prendre à Victoria s’il caressait toujours l’espoir de se venger. Par le biais des Irréguliers de Baker Street, je fis en outre courir la rumeur que sa présence à Londres était connue : je voulais qu’il sente que le temps jouait contre lui, dans le but de le pousser à commettre une erreur fatale.
– Mais pourquoi n’avez-vous pas tenté de trouver l’endroit où il se cachait ? Cela aurait été plus simple.
– Au contraire, Watson ! Il existe un cloaque de ruelles mal famées tout autour du port, et j’aurais pu y passer des semaines de recherche sans jamais retrouver sa trace.
– Et pourtant, vous l’avez retrouvée aujourd’hui, puisque nous avons pu intercepter sir Cunningham avant qu’il embarque.
– En effet. Puisqu’il m’était impossible de savoir où il se cachait, je me suis concentré sur la manière dont il pourrait quitter le pays, et il m’apparut évident que ce pirate était venu en bateau. Une incursion dans les registres de la capitainerie du port et la tournée de tavernes assidûment fréquentées par des marins d’horizon divers me permirent d’identifier le bateau sur lequel il comptait fuir.
– Comment avez-vous compris qu’il comptait reprendre la mer cette nuit, après avoir enlevé votre cousine ?
– Je l’ignorais, Watson, je l’ignorais. Je comptais investir le bateau avec votre aide et obtenir la localisation de sir Cunningham, voire l’affronter s’il se trouvait sur place. Quoi qu’il en eut été, nous l’aurions traqué jusqu’à lui mettre la main dessus.
Je ne pus m’empêcher de frissonner. À quelques minutes près, sir Cunningham aurait réussi à accomplir son sinistre forfait et aurait quitté Londres avec son trophée, Victoria Egelton-Verner.
– Quand je pense que je vous croyais réellement fiancé et que je me réjouissais de vous voir suivre un tel chemin ! fis-je pour détendre l’atmosphère.
La réponse tomba, aussi sèche que le couperet qui s’abattrait bientôt sur le cou de sir Walter Cunningham.
– Jamais !