Kerbihan

Brax, l’autoproclamé Plus Grand Sorcier de la Terre, ne dédaignait pas de sortir de sa tour d’ivoire de temps à autres pour parcourir le vaste monde, à la recherche de pratiques magiques nouvelles.
On peut d’ailleurs préciser que sa tour d’ivoire n’était pas en ivoire, contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord. La première fois que Brax avait entendu l’expression, il avait corrigé celui qui l’avait émise, en riant intérieurement de la bêtise de son interlocuteur. Ce dernier s’imaginait peut-être que Brax n’avait que ça à faire, chasser des milliers d’éléphants pour leur piquer leurs défenses afin de s’en faire un palais ? Ou qu’il chassait l’éléphant géant, ce qui n’était pas moins simple vu qu’il n’existait pas ?
Le manant avait osé insisté, se moquant de Brax qui ne connaissait pas l’expression « con sacré ». Or personne ne parle sur ce ton à l’autoproclamé Plus Grand Sorcier de la Terre. Certes, il s’estimait sacré, de par ses pouvoirs surdéveloppés grâce auxquels aucun autre sorcier ne lui arrivait à la cheville (pas littéralement, bien sûr, Brax étant de taille normale et, à l’instar des éléphants, les sorciers géants n’existant pas). Mais con ? C’était inutilement vexatoire, aussi Brax, par vengeance, avait-il changé l’importun en grenouille. Parce qu’il avait de l’humour, il avait ensuite lancé une rumeur parlant d’une princesse transformée en grenouille, qu’un prince devrait embrasser pour lui faire retrouver sa forme originelle. Son seul regret était qu’il ne verrait pas la tête du prince qui, après avoir trouvé ladite grenouille et l’avoir embrassée, se retrouverait avec le paysan Dédé la Verrue en guise de princesse.

Bref, ce jour-là, Brax parcourait la Terra Britannicus, à la recherche d’un mystérieux cercle de pierres nommé Stonehenge, que la légende prétendait magique, point focal de forces invisibles, blablabla. Le plus étonnant pour Brax fut d’arpenter cette terre sans avoir dû prendre de bateau. D’abord, il s’en réjouit, car il était sujet au mal de mer. Et il n’était pas peu fier d’avoir par hasard découvert un raccourci terrestre menant à cette île pluvieuse. Puis il déchanta (sous la pluie) en apprenant qu’en fait, il y avait une Bretagne qui était une île, et une autre qui était l’ancienne Armorique. Pire, c’était cette dernière qu’il arpentait, contrairement à ses espoirs.
Il apprit cette vaste imposture dans la taverne d’un petit village nommé Kerbihan (comprenne qui pourra), et pesta contre ses peuples idiots qui, installés des deux côtés de la Manche, avaient oublié de donner des noms différents aux deux terres. À moins qu’ils n’aient tout bonnement pas l’imagination nécessaire pour ce faire, embrumés dans les brumes (oui, oui) de l’alcool qu’ils ingurgitaient à longueur de temps ?
D’un autre côté, Brax compatissait : que faire d’autre que boire en Bretagne ? Il ne pleut qu’une fois par an en Bretagne… entre le premier septembre et le trente et un juin. Et le gris, ça déprime. La télévision et Internet ne seraient pas inventés avant plusieurs siècles. Et pour couronner le tout, les Bretons ne savaient pas lire. Ça limitait nettement les loisirs.

Déçu voire abattu, Brax, perdu au milieu des chapeaux ronds, vive les Bretons de la taverne, était bien parti pour se prendre une mémorable cuite. Grâce à cette attitude tellement couleur locale, il se fit plein d’amis. On lui offrit à boire, et il découvrit plein d’alcools inconnus : l’estomac breton n’était pas sectaire. Il mangea du pain sur du beurre salé (et non pas l’inverse, les Bretons ayant d’étranges coutumes), et crut qu’il allait mourir quand il s’en rendit compte. Heureusement, ce peuple pittoresque avait la parade infaillible pour faire passer ce mets indigeste : le vin. À la dix-huitième tournée, Brax était devenu le fils prodigue pour eux tous, le frère qu’ils n’avaient eu mais qu’ils avaient néanmoins perdu et retrouvé. Forcément, un tel retour se fêtait.
Avec ses trois grammes dans chaque poche (tron), Brax commença à se déconnecter de la réalité. Il découvrit une facette de la magie bretonne, et faillit être pris au dépourvu par l’attaque sournoise dont il fit les frais. L’un des hommes dans la taverne, que nous appellerons Raisin en raison (ah ! ah ! ah !) de son teint, sortit en effet de sa besace un bout de bois avec des trous dedans et se mit à souffler dedans. Brax crut que ses tympans allaient exploser quand des bruits stridents sortirent de l’infernal instrument, et il pensa être tombé dans une embuscade élaborée.
Ni une ni deux, il invoqua un éclair qui pulvérisa le vil traître en miettes, et il lui fallut longtemps avant que les autres parviennent à lui faire comprendre qu’en fait, en guise de magie, il avait simplement été confronté à ce que les autochtones osaient appeler de la musique. Biniou, qu’ils appelaient ça. Hilare en comprenant sa méprise, Brax offrit la tournée de crêpes-saucisses-chouchen pour se faire pardonner, et l’incident fut oublié.

Le reste de la soirée fut une vaste beuverie, et Brax se coucha là où il tomba. Le réveil fut atroce. La sorcellerie locale était finalement redoutable : jamais Brax n’avait eu autant mal au crâne de toute sa vie. Sur une échelle de zéro à dix, il estima la douleur à douze. Avec ses nouveaux camarades, il but des litres de café pour se requinquer un tant soit peu. Son esprit se remit peu à peu à fonctionner, et il parvint même à réfléchir un peu, ce qui le ravit : ouf, quelques neurones avaient survécu à l’apocalypse.
Se sentant l’âme d’un bienfaiteur, il voulut aider ses pauvres amis englués (même si la glu n’existait pas encore) dans de si tristes habitudes alimentaires. Aussi, quand l’un des courageux autochtones lui dit « On s’en boit un, copain ? » (car le Breton n’a peur de rien et en plus, il fait des rimes), Brax prit les choses en main :
– Boire, c’est pas bien, énonça-t-il d’un ton doctoral.
– Pourquoi ?
– Ça donne mal à la tête. – Bah, ça passe vite.
– Ça attaque le corps et le détruit.
– Bah, on vise pas l’immortalité.
– Vous seriez riches si vous économisiez l’argent bu.
– Bah, ça fait tourner l’économie locale. La crise économique mondiale ne passera pas par chez nous.
– Pourquoi ne pas vous mettre au lait et au jus de groseille ? C’est excellent pour les artères !
– Quand les cochons auront des ailes, ricana l’autochtone.
À cette répartie, comme mû par un ressort, Brax bondit de sa chaise et fit :
– Vendu ! Où se trouve la porcherie ?
Kerbihan étant Kerbihan, la porcherie était attenante à la taverne, et tous y entrèrent à la suite du puissant sorcier. Celui-ci invoqua un éclair parce que c’est fun, fit se lever un peu de fumée magique parce que ça fait cool, et proféra les incantations qui allaient changer à jamais la vie des Bretons. Devant les yeux éberlués des autochtones, des ailes se mirent à pousser sur le dos des quelques quinze cochons présents. Et ce fut la panique.
Les cochons s’envolèrent tour à tour, percutant les murs, les humains, avant de s’engouffrer dehors par la porte restée ouverte. Les villageois leur coururent après en hurlant, certains s’armant de fourches pour se protéger d’éventuelles attaques aériennes porcines, d’autres d’épuisettes pour les rattraper.
Tout content de lui, Brax alla retrouver son interlocuteur de la taverne et lui dit :
– Et voilà ! Chose promise, chose due ! Maintenant que les cochons ont des ailes, vous allez pouvoir boire du lait et jus de groseilles et arrêter l’alcool !
Le villageois ainsi interpellé comprit que ses paroles avaient tout déclenché, et son monde s’écroula quand il pensa aux conséquences.
– Mais… mais… mais… non, ce n’est pas possible !
– Et si, pérora Brax. Une promesse est une promesse. Vous me remercierez un jour !
– Te remercier ? gronda le Breton.
– Bien entendu. Grâce à moi, vous allez vous enrichir et vivre plus longtemps, en meilleure santé qui plus est ! Et puis regarde-moi ces cochons volants ! Est-ce que ce n’est pas une vision magnifique ? Les anciens Grecs se l’ont déjà assez pété avec leur pégase, vous allez pouvoir faire pareil maintenant !
– Avec des cochons volants ?
– Hum… Bon, certes, c’est un peu moins classe, mais sur le principe, c’est super, non ?
L’interlocuteur de Brax resta pensif un certain temps, avant de hurler :
– Sorcellerie ! Il a envoûté nos cochons ! Tuez-les tous, aucun ne doit survivre ! Brûlons ce maudit mage, le mauvais œil est sur nous ! Au bûcher ! Au bûcher !

Brax dut courir longtemps pour échapper à la furie vengeresse des villageois, et il sortit de cette aventure fort déçu : c’était bien la peine de se mettre en quatre pour aider son prochain !