Hector Rubicair
mercredi, mars 28 2012 | Nouvelles
Voici une nouvelle écrite il y a… trop longtemps, au sens où elle représente la première histoire d’une quadrilogie de nouvelles, jamais continuée depuis.
L’idée de cette quadrilogie avait été émise par AJ Crime sur son forum Heilénia, sur le thème de la métempsychose.
Hector Rubicair
J’émergeai du néant en entendant le feulement. Quelle créature pouvait bien émettre un tel son ? Difficile à dire car j’étais dans l’obscurité la plus totale. Le bruit recommença. Et encore. La bête devait être toute proche. Ne pas la voir aurait dû m’effrayer, mais non. Cette respiration anormale m’évoquait plutôt une agonie. Et si la créature agonisait, comment aurait-elle pu me menacer ? Pourtant, je me sentais mal à l’aise. Quelque chose de très important m’échappait, mais quoi ? Était-il d’ailleurs primordial de comprendre ?
Je me sentais cotonneux. Mon esprit dérivait loin, si loin. Les seules sensations physiques que j’éprouvais se bornaient à quelques picotements. Comme c’était bon de glisser vers l’inconscience, vers le repos. J’en avais besoin. Rester éveillé était une gageure mais une part de mon esprit, porté par ce sentiment de malaise persistant, me poussait à faire l’effort. Si seulement je me souvenais pour quelle raison…
J’inspirai profondément pour m’obliger à sortir de cette léthargie. Le feulement se fit entendre à nouveau. Inquiétant et pathétique à la fois. Quelque chose n’allait pas. Je pus le sentir au creux de ma poitrine. Une énorme pression pesait dessus. Nouvelle inspiration. Nouveau feulement. La pression se transforma en douleur. Je crus comprendre. J’inspirai derechef mais retins ma respiration avant d’avoir rempli mes poumons d’air. Le feulement qui suivit se tut brusquement. Une onde de panique me submergea. Nulle autre créature que moi. J’entendais ma propre respiration.
Tout me revint alors, violemment, comme si on m’avait plongé dans un océan glacial. Une explosion de douleur jaillissant de mon corps faillit me rendre fou. Je crus que j’allais en mourir mais une part de moi s’y refusa. Il était trop tôt ! Je ne pouvais pas me permettre d’abandonner ! Tellement de choses dépendaient de moi… Pourtant, l’envie de tout laisser tomber était forte. Des milliers d’aiguilles me transperçaient les poumons à chaque respiration. Sans parler du reste de mon corps : était-il en train de brûler ou avait-il été passé dans un broyeur ? Comment était-il permis d’avoir aussi mal ?
C’était atroce. Je me rendis compte que mes yeux étaient fermés, et je dus produire un effort pour les ouvrir. Seul le gauche répondit à l’ordre émis par mon cerveau. J’étais allongé dans un couloir sombre, sur le ventre, la bouche collée au sable fin recouvrant le sol. Mon regard voilé glissa sur les inscriptions antiques recouvrant les murs. Je les avais beaucoup admirées auparavant. J’aurais tellement voulu être capable de les traduire. Malheureusement, leur compréhension m’était restée inaccessible et j’avais dû me contenter d’en admirer la beauté picturale. L’implacable souffrance qui me rongeait était insupportable, inhumaine. Je n’osais même pas bouger de peur que mon corps tombe en morceaux. J’étais paralysé et ne savais plus quoi faire.
ELIZABETH ! hurlai-je intérieurement. Qu’avions-nous donc fait tous les deux ? Quelle catastrophe avions-nous engendré ? Penser à elle restaura mon courage. Tant qu’il me resterait un souffle de vie, je ne l’abandonnerai pas. Je devais réparer notre erreur. C’était urgent et très important. Si lourd de conséquence. Elizabeth comptait sur moi.
Je me mis à ramper. Comme c’était dur ! J’avais l’impression d’être plaqué au sol par une gravité trop forte. Mes gestes, à peine coordonnés, me rendaient aussi peu efficace qu’un pantin désarticulé. Qu’est-ce que… qu’était-il donc arrivé à ma main ? Pourquoi la paume était-elle à moitié recouverte d’une fine couche de métal argenté qui me brûlait ? Détail insignifiant, décidai-je en serrant les dents. Peut-être trop car le goût du sang m’envahit la bouche. Il fallait avancer. Je n’avais pas beaucoup de temps, je le sentais, je le savais. Je rampais laborieusement, pendant ce qui me parut être une éternité. Avançai-je réellement, d’ailleurs ? Oui ! La statue, creusée à même une niche dans le mur, était désormais dans mon champ de vision. L’escalier de pierre menant à la sortie du temple se trouvait en face.
La première fois que j’avais vu la statue, elle m’avait fait penser à Vishnou et ses huit bras. Sentiment gommé une fois face à elle : la représentation n’était pas humanoïde mais bien insectoïde, bien qu’à l’instar de Vishnou, le personnage avait huit bras – à moins que ce ne fussent des pattes ? – et était encadré par un anneau de pierre. Je me morigénai. Je ne devais pas laisser mon esprit vagabonder. Pousser sur mes jambes. Puis sur mes bras. À nouveau les jambes. Voilà qui était bien. Très lent mais efficace. Je ne renoncerai pas. Il n’y avait pas de place pour l’échec. Aussi estropié étais-je, j’irai de l’avant.
Mon œil valide tomba à nouveau sur la paume de ma main : la tache argentée de métal liquide avait grandi. Elle menaçait désormais de s’attaquer aux doigts et au poignet. La pire vision était au centre de la tache : la peau rongée avait laissé place à un trou, si profond que je m’étonnai de ne pas voir à travers. J’avais si peu de temps devant moi que j’en aurais pleuré de frustration.
Je fus pris d’une violente quinte de toux et un goût métallique m’envahit la bouche. Je faillis vomir en constatant que je crachais du métal liquide. Je restai hébété à le contempler tandis qu’il formait peu à peu une flaque sur le sol. J’y vis même mon reflet déformé et constatai que le côté droit de mon visage en était aussi recouvert, notamment l’œil droit, qui m’élançait sourdement. Je priai pour qu’il ne s’ouvrît pas.
Mon si beau visage, qu’Elizabeth avait par le passé comparé à une statue grecque, n’était plus qu’une monstruosité difforme. Mon épaisse chevelure autrefois bouclée avait brûlé, laissant place à quelques filaments tordus émergeant laborieusement d’un crâne déformé et bosselé par des protubérances qui n’avaient plus grand-chose d’humain. Les taches métalliques arrêteraient-elles leur progression ou rongeraient-elles mes cellules jusqu’à la dernière ?
Bon sang, ne pas perdre le fil de mes pensées ! Me concentrer, encore et encore ! Pas question d’abdiquer ! Ramper, ramper toujours ! Ne surtout pas mourir maintenant. Il était trop tôt. Cette idée fixe était ancrée dans mon esprit et me portait au-delà de mes limites. Mon esprit transcendait mon corps mourant. Rien ne m’arrêterait.
Je perdis les sensation au niveau de mon pied droit et me demandai s’il ne s’était pas détaché de mon corps, rongé par le métal liquide. Je n’osai pas regarder ce qu’il en était. Peut-être flottait-il, désolidarisé du reste de ma jambe, dans ma combinaison ?
Au terme d’une éternité passée à ramper et à repousser de plus en plus difficilement l’effroyable douleur qui menaçait de me terrasser, j’atteignis enfin le pied de l’escalier. Et je compris avoir échoué. Quelle qu’était la force de ma volonté, l’obstacle était insurmontable. Des larmes de frustration jaillirent de mon œil gauche tandis que le droit s’enflamma comme jamais. Si près du but… Quelques dizaines de mètres tout au plus.
Je maudis l’univers après m’être maudit moi-même. L’enjeu dépassait pourtant de loin ma propre vie, l’échec était une option inacceptable. Mais aussi transcendé étais-je par mon opiniâtreté, je n’avais plus la force. Mes membres trop affaiblis par les épreuves ne répondaient plus à mes ordres. Tout au plus arrivais-je à les faire légèrement trembler en contractant mes muscles. Bientôt, je ne fus plus capable de bouger.
Quelle ironie ! Avoir traversé l’espace profond depuis la Terre pour mourir ici, sur cette planète minable, à peine colonisée par trois cents humains. Cérès. La planète n’était quasiment qu’un grand désert chaud, et ils avaient osé l’affubler du nom de Cérès, la déesse de la fertilité et de l’agriculture dans la Rome antique. C’était d’un ridicule et d’un pompeux. Et si impropre. C’était toujours la même chose avec les humains roublards : attirer du monde, faire vendre en mentant. Cérès, la planète de l’agriculture ! Le cap de Bonne-Espérance, d’abord baptisé cap des Tempêtes par les premiers à l’avoir franchi. Le Groenland – pays vert – recouvert presque entièrement de banquises.
Rien ne changerait donc jamais ? L’humanité n’apprendrait-elle pas de ses erreurs ? Peut-être que non, en effet. Mais si je mourais là sans avoir pu accomplir ma tâche, l’humanité risquait de ne pas y survivre.
Je repoussai mes doutes et tins à distance mes divagations. Je serrai les dents et m’apprêtai à ramper dans l’escalier. Quoi qu’il arrive, tant qu’une seule cellule de mon être vivrait, je continuerais à avancer. Avant d’avoir pu faire un geste, j’entendis un bruit derrière moi. Elizabeth ? Je tentai en vain de prononcer son nom, mais seul un gargouillis indistinct franchit mes lèvres. Un sifflement inhumain se fit entendre. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête : cette fois, c’était la fin. J’allai mourir. Une incroyable rage s’empara de moi, refusant d’admettre la réalité et s’appuyant sur mon implacable décision de continuer quoi qu’il arrive.
Même lorsque deux pointes effilées transpercèrent ma colonne vertébrale, je refusai de m’avouer vaincu. Les yeux brouillés de colère, de haine envers le destin, j’abattis mes poings serrés sur le sol.
Je ne peux pas en rester là ! Je ne dois pas en rester là ! Même la mort ne doit pas m’arrêter !
…