Huitième partie

Quand Jemril se leva le lendemain matin, sa décision était prise : il partirait la nuit suivante. Seul. Quelques jours plus tôt, il avait accepté de ramener Vhondé au Lacteng dans l’espoir de toucher une récompense. Il avait même dû admettre la présence de Seronn à leurs côtés. Désormais, la situation avait changé : les villageois de Venel ne lâcheraient pas aussi facilement leur « déesse ». Pour Jemril, Vhondé n’était pas une amie : leurs routes s’étaient croisées par hasard. Fuir avec elle signifiait un affrontement avec le village entier. Pourquoi risquer sa peau pour une presque inconnue ? D’autant que son unique priorité était d’assurer sa propre sécurité. Que s’écroule le monde tant qu’il survivait…

Il quitta la taverne, dans laquelle Seronn – déjà levé et sorti – et lui étaient hébergés la nuit. Si chacun d’eux avaient juste droit à une paillasse miteuse dans un coin de la grande pièce, ni l’un ni l’autre n’y accordait d’importance. Jemril était habitué à vivre à la dure. Et de son point de vue, les dieux seuls savaient ce que Seronn pouvait penser… et encore.
Jemril prit la direction de la forge. Il croisa un Seronn debout et immobile, la tête levée vers le ciel ; il l’ignora consciencieusement. Par contre, son esprit méfiant, presque paranoïaque, nota la présence d’un villageois, assis sur un gros roc non loin de l’imbécile heureux. Il ressemblait à un garde, y compris par sa nonchalance affectée, attitude assez familière à Jemril pour qu’il la reconnaisse.
Suivant son instinct, il fit brusquement volte-face. Il était suivi. Le villageois qui le filait marqua le pas et tourna la tête dans une direction. Trop vite pour être une réaction spontanée. Jemril le reconnut : il faisait partie des quelques autochtones qui passaient toutes les nuits à l’auberge. Jusque-là, Jemril avait pensé à des maris en froid avec leurs femmes, occupant les lieux en attendant que l’orage domestique passe. Seronn et lui étaient sous surveillance constante, et il s’en voulut de ne le remarquer que maintenant.
À la forge, nulle trace de Delental, mais un villageois à la mine revêche lui apprit l’absence du forgeron pendant les prochaines semaines : il était parti dans les pâturages avec les bergers du village.
Delental abandonnant la forge qui le faisait vivre, et ce pour des semaines, sans avoir averti Jemril et alors même qu’il comptait ne pas faire de vieux os à Venel ?
Le villageois mentait. Fort mal, comme qu’il se moquait qu’on le croit. Jemril le comprit tout de suite. L’inquiétude l’envahit : que les villageois soignent à peine les apparences était mauvais signe. Très mauvais signe.

L’esprit en ébullition, il revint sur ses pas. Il avait compté sur Delental pour l’aider à fuir. Que devait-il faire désormais ? S’il n’avait pas de scrupules à fuir sans Seronn et Vhondé, pouvait-il abandonner Delental à son sort, quel qu’il soit ? Tous deux se connaissaient depuis tant d’années… Ignorant la voix dans sa tête qui prononça les mots loyauté et responsabilité, il fit une croix sur l’existence de Delental. Sa propre survie avant tout…
Il s’arrêta au bord de la rue pour laisser passer le cortège des femmes. Comme tous les matins, elles escortaient Vhondé vers son trône. Jemril resta impassible, y compris en percevant sa détresse lorsque leurs yeux se croisèrent. Désolé, ma belle, mais nos routes bifurquent aujourd’hui…
Peu à peu, l’esprit retors de Jemril échafauda un nouveau plan. Quelques minutes plus tard, il en avait arrêté les grandes lignes. Il marcha droit vers Seronn, toujours immobile. Il suivit son regard jusqu’aux nuages paressant dans le ciel, puis reporta son attention vers le Lactengais.
– Tu fais quoi, là ?
– Les nuages adoptent de drôles de formes. Tout à l’heure, j’ai vu un ours. Et ici, regarde : ne dirait-on pas un lapin ?
– T’as quel âge ? demanda sèchement Jemril.
– Dix-neuf…
– Ferme-là, imbécile ! Ce n’était pas une vraie question !
– Mais tu…
– La ferme ! cria Jemril, les poings serrés.
Ce type avait une capacité hors du commun à le faire sortir de ses gonds. Pourtant, Jemril se força au calme. Il entrait dans ses desseins pour fuir. Alors qu’il se demandait comment aborder le sujet, c’est-à-dire comment le manipuler, Seronn reprit la parole, d’une voix douce et triste.
– Nous sommes prisonniers, Jemril.
– Comment ça ?
– N’as-tu pas remarqué que nous ne sommes jamais laissés seuls ? Tu as un ange gardien – du menton, il désigna l’homme que Jemril avait repéré –, tout comme moi.
– Bien sûr que je l’ai remarqué, répondit Jemril. Ce qui m’étonne surtout, c’est que toi aussi.
– J’aime assister au lever du soleil. Tous les matins, je vais à sa rencontre. Et cela me permet aussi d’en apprendre plus sur les environs. Là-bas, à quelques centaines de mètres à l’ouest, il y a de drôles de rochers tout noirs. Je me demande ce qu’ils sont ? Et là-bas, plein nord, il y a un parterre de fleurs violettes qui ressemblent à des clochettes.
Jemril perdait patience mais parvint à se contenir.
– Dans ces moments-là, je me sens en harmonie avec Galéir, comme si je ne faisais qu’un avec elle. Tu comprends, Jemril ?
– Pas du tout, et je m’en moque !
– C’est dommage, c’est une sensation incomparable que je renouvelle dès que possible. Depuis que nous sommes ici, j’ai voulu renouer avec cette expérience presque mystique. Mais ça ne marche pas.
– Comment ça ?
– Je n’atteins cette harmonie que dans la solitude. Or ici, j’échoue. Je ne suis donc jamais seul. Quelqu’un est attaché à mes pas. Tout comme toi, j’ai pu le constater depuis.
Jemril était sidéré. Seronn avait remarqué avant lui qu’ils étaient suivis ? Voilà qui semblait inconcevable. Et très vexant. Mais il se reprit très vite :
– Écoute, Seronn, j’ai beaucoup réfléchi et j’ai un plan pour nous sortir de là.
– Vraiment ?
– Oui. Mais j’ai besoin de toi pour le mettre à exécution.
– De quoi s’agit-il ?
– Il faut que tu crées une diversion, du genre incendie, pendant que je récupère les chevaux. Dès que je les ai, je viens vous chercher, Vhondé et toi, et on quitte ce village de fous.
La « déesse » et toi pouvez rêver. Dès que je mets la main sur les chevaux, je m’en vais seul. C’est tout ce que Jemril eut le temps d’ajouter in petto, avant que Seronn ne réponde :
– Non.
– Comment ça, non ?
Jemril frémit à l’idée que Seronn ait deviné son plan. Mais c’est quoi, ce type ?
– Ça ne marcherait pas.
– Comment le sais-tu ?
– Tous les matins, avant l’aurore, six groupes de chasseurs quittent le village. Mais quand ils rentrent le soir, un seul groupe ramène du gibier.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– J’ai observé ce phénomène tous les jours : six groupes, cinq bredouilles, à chaque fois.
– Et ça t’inspire quoi ?
– Je me suis assez promené dans les environs pour savoir que cinq routes permettent de quitter le village.
– Des sentinelles ? comprit Jemril.
– Je le pense. J’aimerais bien que les villageois aient la correction de nous expliquer pourquoi ils veulent nous garder ici. Tu crois qu’on devrait prendre les devants et le leur demander ?
– Surtout pas ! Ils sauraient que nous nous savons prisonniers et renforceraient sûrement d’autant la surveillance.
– Mais pourquoi font-ils cela ? Qu’ils considèrent Vhondé comme étant leur déesse, pourquoi pas : je la trouve moi aussi très belle. Mais pourquoi vouloir nous garder, nous ?

Jemril n’avait pas la réponse et ne put en chercher une. Un brouhaha monta de la place, devant le trône de Vhondé…


***

Piégée. Vhondé se sentait plus que jamais piégée. Elle ne pourrait s’en sortir seule, certitude involontairement confortée par les paroles d’Atepis. Quand elle croisa Jemril, elle comprit comme son éventuel sauvetage s’avérerait difficile voire impossible. Aucune possibilité pour eux de s’entretenir en privé. Entourée d’une foule en permanence, elle ne s’était jamais senti aussi seule de toute sa vie.
Un doute la saisit : et si Jemril choisissait de fuir sans elle ? Avec ou sans Seronn n’avait aucune importance. Elle ne voyait pas ce dernier capable de monter une opération de sauvetage pour la sauver. Jemril, lui, en avait les capacités. Mais il avait également démontré qu’il était le plus égoïste des hommes. Les très rares moments où il baissait sa garde évoquaient plus des faiblesses passagères qu’une nature altruiste profondément dissimulée. Elle eut envie de pleurer, assise sur son trône, adulée malgré elle par des femmes plongées dans un état quasi-extatique. Elle était leur déesse… quoi qu’elle fasse ou dise n’y changerai rien. Elle était condamnée.
Au bord de la crise d’angoisse, elle posa une main sur son ventre, de plus en plus rebondi au fur et à mesure que le temps passait. D’ici quelques semaines, elle ne serait plus en état de se déplacer. Il devenait urgent pour elle de rentrer chez elle, dans le palais de son père. Sinon, elle risquait d’accoucher sur les routes… dans le meilleur des cas. Et ce cas était loin de se profiler. La possibilité qu’elle accouche dans ce misérable village de Venel, entourée par des autochtones bornés, prisonniers de la conviction ridicule qu’elle était une déesse, grandissait d’heure en heure.
Quelle serait sa vie si les choses en arrivaient là ? Dans quel environnement grandirait son enfant ? Elle repensa au futur père, et se morigéna d’avoir pu être aussi idiote. Comment avait-elle pu une seule seconde le croire, alors qu’il lui débitait des promesses d’avenir heureux ?
En fin de compte, toute sa vie n’avait été qu’une vaste farce, une manipulation avant même sa naissance. Elle n’était pas venue au monde parce que ses parents s’aimaient et voulaient fonder une famille, mais pour des raisons politiques. Elle n’avait jamais été une fille, ni plus tard une femme. Elle n’était pas une personne mais un statut, une fonction : l’héritière du trône de Lacteng.
Au fond, qui s’était jamais préoccupé de ce qu’elle ressentait ? Qui s’était jamais intéressé à elle en tant qu’être humain ? Personne. Précepteurs, serviteurs, nobles, manants : tous ne voyaient que la princesse, la future reine. Rien de plus. Même son futur mariage avait été arrangé des années auparavant, alors qu’elle n’avait pas dix ans. Elle n’avait jamais rien maîtrisé dans sa vie.
Même quand elle s’était enfuie du palais pour le suivre, un an plus tôt. Cela avait été sa seule tentative de rébellion contre l’ordre des choses établi pour elle dès sa naissance. Elle avait cru toucher du doigt la liberté. Elle s’y était brûlée. Sa mainmise sur son destin n’avait été qu’un trompe-l’œil organisé dès le premier instant par l’homme qui l’avait mise enceinte.
Elle n’était rien d’autre qu’une oie blanche, une imbécile que d’autres pétrissaient à leur gré. Quoi qu’elle fasse, ou qu’elle aille, elle se retrouverait dans une cage, dorée ou non, invisible ou pas.
Elle aurait voulu avoir la volonté farouche de Jemril, le caractère exécrable et égoïste en moins. Elle aurait voulu avoir l’insouciance de Seronn, son étrange compatriote sur qui les événements semblaient glisser comme sur un bouclier invisible. Elle se demanda s’il mesurait sa chance : il avait choisi de son plein gré de voyager, uniquement parce qu’un jour, il en avait décidé ainsi. Il avait tourné le dos à tout ce qu’il connaissait et était parti vers l’inconnu, le vaste monde et ses surprises, sans savoir de quoi ses lendemains seraient faits. Et Galéir était suffisamment dangereuse pour qu’il ne soit même pas sûr de voir ces lendemains. Ni sa naïveté ni sa bonhomie ne plaidaient pour sa survie. Un imbécile heureux, pensait Jemril ? À ce moment précis, Vhondé eut plutôt l’impression que Seronn était la sérénité faite homme.
Et qu’elle-même était l’inutilité faite femme.

Elle fut tirée de ses pensées moroses quand la foule se fendit au passage d’une femme portant un corps emmailloté. Arrivée face au trône, elle se jeta aux pieds de Vhondé.
– Ô ma déesse, bénie d’entre les bénies, sauve mon fils, je t’en prie ! Il est très malade depuis cette nuit, regarde !
De ce fait, l’enfant, âgé d’environ six ans, tremblait sous l’effet d’une forte fièvre, malgré l’épaisse couverture dans laquelle il était blotti. Vhondé sentit ses cheveux se dresser sur sa tête quand elle vit les bras du gamin : ils étaient recouverts de tâches verdâtres. Pour Vhondé, la cause fut entendue : le gamin souffrait de la peste verte. Celle-là même qui sévissait sur Galéir depuis plusieurs siècles, allant et venant sans jamais disparaître totalement.
Dans certains pays, elle n’était plus qu’un souvenir lointain. Au Lacteng, la dernière épidémie datait d’il y a quinze ans. Vhondé s’en souvenait comme si c’était arrivé la veille. Âgée d’à peine cinq ans, elle avait été cloîtrée dans la tour la plus haute du palais de son père. Il espérait ainsi la préserver du mal. Sa seule distraction était de regarder ce qui se passait dehors, par la fenêtre de sa chambre de recluse. Le spectacle auquel elle avait assisté pendant plusieurs semaines l’avait marquée à jamais : un ballet incessant de charrettes. Charrettes pleines de corps franchissant les murs d’enceinte de la cité en direction de lointains charniers. Charrettes vides y entrant pour récupérer de nouveaux corps. Elle en avait fait des cauchemars pendant de longs mois et n’avait jamais oublié cette vision d’horreur.

Jemril et Seronn tentèrent de se faufiler à travers la foule pour se rapprocher du centre de toutes les attentions. Ils purent capter des bribes de conversation des villageois, où il était question des pouvoirs de guérison de la déesse.

La matrone du village, Atepis, fit faire silence et s’écrit d’une voix forte :
– N’ayez crainte, mes amis ! Toutes les calamités peuvent nous frapper, nous n’avons peur de rien car notre déesse est là pour nous protéger ! Elle veille sur nous, ses protections magiques étendent leurs bienfaits sur Venel ! Même si les forces du mal trouvent une ouverture pour se faufiler, comme c’est le cas avec le retour de la peste, nous sommes en sécurité ! Car aujourd’hui, nous avons notre déesse, Galissa ! Vous savez tous que son aura protectrice est notre bouclier, et elle possède de puissants dons de guérison ! Ce n’est pas un hasard si nous avons trouvé notre bienveillante déesse juste avant que la peste ne se déclare. Les dieux veillent sur nous, ils nous ont envoyé Galissa pour combattre la terrible maladie ! Ils ont fait en sorte que leur divine protection nous couve, gloire à eux !
Des vivats s’élevèrent de la foule, toute trace d’inquiétude disparue. Tous avaient la plus entière confiance en leur déesse. Comme de juste, seuls Vhondé, Jemril et Seronn ne partagèrent pas l’enthousiasme général. Vhondé sentait l’étau de peur et d’angoisse qui la minait se resserrer un peu plus. Seronn promenait sur les villageois un regard empreint de curiosité. Et pour Jemril, la cause était entendue : le gamin allait mourir, et Vhondé risquait d’avoir de sérieux soucis. Il fallait impérativement qu’il fuit, le plus vite possible.
Seronn agrippa l’un des villageois par le bras et lui demanda :
– Dites-moi, mon brave. Que se passerait-il si les pouvoirs de la déesse ne suffisaient pas à sauver ce malheureux enfant ?
– C’est évident ! Ce serait le signe que nous avons été trompés.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que ce serait la preuve que cette femme n’est pas notre déesse mais une usurpatrice. Si c’est le cas, vous pouvez être sûr d’une chose : la démone finirait au bûcher !
Jemril avait tout entendu. Quand il croisa le regard de Seronn, il fut surpris d’y lire de la détermination. Il le fut encore plus quand le jeune Lactengais lui susurra à l’oreille :
– Jemril, nous devons sortir Vhondé de là !